Que peut Littérature quand elle ne peut ? de Patrick Chamoiseau
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Un texte court mais essentiel, qui célèbre Littérature comme puissance d'affranchissement du Grand récit communautaire, d'évocation du réel, de surgissement de la Beauté et d'épanouissement créateur
Ce petit livre, à peine une centaine de pages, prolonge le texte d’une conférence initialement prévue d’être donnée par Patrick Chamoiseau en 2024 dans le cadre des manifestions de « Strasbourg capitale du livre ». Les lecteurs familiers de l’œuvre de Patrick Chamoiseau (ce qui est mon cas, et encore plus celui de mon épouse qui n’est pas loin d’avoir lu la totalité de son œuvre) y reconnaîtront des thèses et arguments déjà exposés dans ses ouvrages précédents mais ce livre au format d’opuscule, remarquable par la richesse des deux textes - « Grand son » et « Mazonn » - qui le composent et se font écho, est bien plus qu’une synthèse de la pensée – parfois foisonnante - de Patrick Chamoiseau. Malgré sa brièveté, ou peut-être à cause de cette brièveté qui resserre la parole sur son sujet, « Que peut Littérature quand elle ne peut ? » est un livre important qui m’apparaît opérer une sorte d’opération de clarification et de condensation de la pensée de Patrick Chamoiseau qui se déploie de plus en plus au-delà de l’aire antillaise et n’hésite pas à s’affirmer comme une pensée aux élans cosmiques, élargissant la Relation qui fondait le Tout-Monde de Glissant, où elle avait ses racines, à une Relation ouverte à tous les possibles, à l’indicible, à l’impensable du réel et à toutes les altérités humaines, inhumaines et déshumaines, au-delà de l’intelligible et du sensible. Qu’est-ce que la Relation ?
Ce terme avec sa majuscule ne saurait être asséché dans une définition. Avec lui, on peut tenter de deviner le tissu interactif du monde contemporain, mais aussi l’ensemble des rapports que toute vie établit avec les présences autour d’elle, de l’inerte au vivant, de l’onde énergétique à cette matière noire qui sous-tend le cosmos.
L’ambition explicite de Patrick Chamoiseau est que la littérature, s’élevant à Littérature, fasse œuvre de libération de tout ce qui asservit, enchaîne ou limite, nous empêchant de devenir pleinement « humain », au sein d'une humanité vue comme un vortex en devenir d’une « énigme, jamais close dans ses ombres et lumières, qui se désire, se proclame, se dérobe, recommence, nous déroute. Nous appelle. »
Chamoiseau raconte la genèse de la parole, des littératures et de Littérature. Tout d’abord, il y eut la nécessité des récits (contes, légendes, sagas, etc.) pour ordonner le monde et lui donner un sens. Emanant de la puissance de la parole des poètes, sont alors nés des « Grands récits » (cosmogonies, mythes, etc.) capables de composer « une enveloppe quasi-complète du monde, un cocon de surréalité, spiralé sur lui-même, qui nous simplifiait le trouble déroutant du réel et déterminait les choix de notre existence. Il faisait système. » Dans les sociétés archaïques, le « Grand récit » était intériorisé par tous les individus, façonnait les imaginaires et cimentait la communauté, au prix de l’étouffement des complexités de l’individuation. Les littératures n’étaient que de petits récits confortant le Grand récit. Le bouleversement est venu du choc provoqué par l’expansion violente de l’Occident, qui a confronté des communautés et sapé la puissance de leur « Grand récit ». Les littératures, quittant l’orbite du Grand récit, se sont alors éparpillées dans toutes les directions, en brisant les normes et les convenances (ce que Kafka appelait « briser la mer gelée ») et en s’ouvrant à l’impensable du réel. Elles ont alors connu des surgissements que Chamoiseau appelle des « visitations de la Beauté ». Notre malheur actuel vient de notre propension à recréer des « Grands récits » communautaires, comme si nous avions peur des incertitudes de la liberté et de l’individuation. Les religions, les nationalismes, le capitalisme, le marxisme, le progrès, l’universalisme, le colonialisme et même le « droit-de-l’homisme », etc. sont autant de grands récits qui assèchent nos imaginaires, justifient nos comportement étriqués et nous empêchent de « se savoir exister dans tout, s’en étonner sans fin, vivre avec, créer ainsi. » Il nous faut nous dépêtrer du Grand récit et libérer nos individuations dans des flux relationnels par essence incontrôlables. Il faut assumer de vivre dans le Tout-Monde, qui est le nom que Glissant a donné à l’impensable du réel. La singularité de Chamoiseau, par rapport à Glissant, est de pousser à son paroxysme cette célébration de l’Impensable, qui peut faire songer à Baudelaire cherchant l’Inconnu et l’Ailleurs, non seulement dans le monde au dehors mais dans notre monde intérieur. Chamoiseau ne cite pas Michaux parmi sa sentimenthèque, pourtant riche en poètes, mais comment ne pas ici songer à « L’espace du dedans » ou à « Lointain intérieur » ? Chamoiseau délivre un très beau et puissant hommage à la poésie et aux poètes qui « se tiennent aux limites du connu, là où ils reçoivent l’écume de l’inconnu, l’invisible, le ténu, l’indistinct, l’informulable, le grondement terrifiant de l’impensable du réel… ». Le poète perçoit les relations inouïes qui tissent tous les liens du vivant, y compris « l’infra-présence qui précède chaque présence ». Le souffle de Chamoiseau est quasi-panthéiste, comme tous les poètes dont le regard s’est efforcé d’embrasser la présence du cosmos, en nous et au-dehors de nous. Chamoiseau ne cite pas non plus Hugo poète (juste Hugo romancier) mais je crois que c’est la poésie de Victor Hugo qui a commencé, avant Baudelaire et Rimbaud, à faire souffler, dans ses évocations de la mer, du ciel et de l'espace, un vent de liberté sauvage capable de faire ressentir la présence du monde… La poésie n’est pas récit, elle est saisie fugace ou effleurement du réel insaisissable. « Un poème est une saisie dans un hosanna de possibles, de mystères, de lignes de fuite, d’obscurités, de surgissements… ». Et, pour Chamoiseau, qui porte une grande attention à la musique et à la danse, toute forme d’Art est une forme « enthousiasmante » (parce qu’elle est source de joie au sens de Spinoza) de plongée dans le « chaos génésique du réel ».
C’est quand l’écriture s’affranchit du Grand récit et se confronte à l’impensable du réel pour devenir elle-même créatrice qu’elle accède à la Relation et devient Littérature. Elle seule importe, le reste n’étant que littératures… C’est d’ailleurs pour cette raison que Chamoiseau récuse depuis des années l’appellation « roman » au profit de celle d’ « organisme narratif », qui lui permet d’échapper à l’enfermement dans des catégories littéraires figées tout en soulignant que l’écriture doit être en lien dynamique et vivant avec la totalité du réel. Chamoiseau a des mots assez durs envers les écrivains actuels, les manifestations culturelles, le marketing des éditeurs, etc. qui négligent Littérature et se comportent comme des acteurs de l’industrie des loisirs et du divertissement, sous-produit du Grand récit capitaliste et du marché. Au risque d’être taxé d’auteur et penseur élitiste, Chamoiseau distingue entre les créateurs, qu’il énumère dans les extraits de sa « sentimenthèque », et les créatifs, dont les œuvres sont simplement récréatives ou ressassent – souvent haineusement - un Grand récit. Toutefois, je perçois deux fragilités :
1/ il me semble que le Tout-Monde peut à son tour devenir un Grand récit : Chamoiseau n’évoque pas cette hypothèse mais le Tout-Monde présente lui aussi le risque d’être compris comme un principe dogmatique faisant système, et la célébration de la fluidité, de la diversalité et de l’horizontalité peut en ce cas tourner au fluidisme, au diversalisme, etc. J’y ai songé après ma lecture de « Tè mawon », que j’ai présenté sur le site (Patrick Chamoiseau l’a préfacé mais ne l’évoque pas dans ce texte), car il me semble que Michael Roch est tombé dans ce piège tant ses personnages, dans leur quête du Tout-Monde, semblent parfois réciter le credo d'un nouvel Evangile...
2/ la distinction entre Littérature et littérature reste floue et largement interprétable : ainsi, de nombreux textes et auteurs présents dans la sentimenthèque de Chamoiseau restent en orbite autour d’un Grand récit, voire le soutiennent. C’est évidemment le cas de la Bible et du Coran, tous deux cités, mais aussi du Voyage au bout de la nuit ou – encore plus - de Dracula, qui véhicule tous les préjugés de l’époque victorienne et me semble presque l’antithèse d’un roman ouvert à la Relation, tant Van Helsing (le véritable personnage central du roman) incarne une puissance de refus de l’altérité.
Chamoiseau en est conscient car il décrit ces liens : « le colonialisme a stimulé Kipling ; la fureur raciste a exalté Céline ; la religion a sublimé Dante ; le colonialisme a déclenché Césaire » mais ces « étranges combustibles » sont aussi l’aveu que « Littérature ne peut s’envisager que dans l’inextricable de nos littératures. » Il y a donc continuité jusqu’aux limites du langage puis rupture quand la littérature atteint le point où elle ne peut, et où commence « l’informe de ce que peut Littérature ». A l’exemple du Don Quichotte de Cervantès, où Littérature procède d’une série de vieux livres de chevalerie, les littératures modernes doivent redevenir le combustible de Littérature, feu éclairant les gouffres obscurs en et autour de nous, rallumant le vif des enchantements de l’impensable (Chamoiseau cite l’exemple de Michel Butor, prenant l’avion pour l’Islande pour y voir des Elfes) et suscitant les conditions d’une visite de la Beauté. Il s’agit d’un besoin vital dans un monde en proie aux guerres, aux injustices, à la misère et aux oppressions. Chamoiseau évoque alors en conclusion de son premier texte les Palestiniens, les Ouighours, les Tutsis, les Ukrainiens, les Haïtiens et aussi les peuples nations de l’outremer français qu’il avait énumérés en ouverture de l’ouvrage… J’avoue que je n’ai pas été totalement convaincu par la pertinence de cette énumération, qui crée des amalgames et, en rapprochant des situations particulières incomparables, me semble même nier la singularité et l’ipséité des peuples évoqués. Surtout, elle confère une dimension excessivement nationale, ethnique ou culturelle aux causes de la misère du monde. Or l’exclusion est partout au cœur de nos sociétés. Je suis tous les jours frappé, quand je circule dans Paris, par l'évidence de l'exclusion et de la misère d'hommes et de femmes dont la vie, sur les trottoirs ou les quais du métro, n'est que de la survie au coeur du luxe des villes. Comme plein d'autres pays, la France (malgré tout le discours sur la dette et le pouvoir d'achat) est un pays riche, avec de l'argent qui ruisselle de partout et s'accumule (plus de 5000 milliards d'euros en épargne privée !), et, dans le même temps, nous nous sommes accoutumés jusqu'à l'indifférence aux souffrances des hommes et femmes que nous croisons tous les jours et ne voyons plus (Ilarie Voronca, un poète roumain qui avait émigré à Paris dans les années 30 et y avait connu la misère, a écrit un poème, émouvant et très beau, au titre évocateur : "l'apprenti-fantôme"). Tout enfant qui naît et grandit dans nos villes reçoit presque une éducation à l'indifférence et/ou au mépris des souffrances d'autrui... Et il ne s'agit pas de personnes exclues du fait de leurs origines ou de leurs identités (même s'il est indéniable qu'elles peuvent contribuer à leurs difficultés) mais simplement de victimes d'un système ultralibéral qui légitime que l'abondance profite à certains qui l'accumulent, et que d'autres en soient privés et réduits à simplement essayer de survivre jusqu'au lendemain...
Le deuxième texte, « Mazonn », est sous-titré « notes de sentimenthèque », selon le très joli mot forgé par Chamoiseau pour évoquer ses admirations et le lien intime, riche d’une dimension sentimentale assumée, tissée entre lui et ses lectures. Chamoiseau n’est pas seulement un écrivain, il est aussi un grand lecteur et son enfance a été marquée par ses lectures. Chamoiseau affirme que les grandes œuvres ne sont d’aucune langue et d’aucune époque : elles rayonnent dans toutes les directions, vers le passé et vers l’avenir, et dépasse tous les cloisonnements culturels ou linguistiques. « Les portes littéraires qui ont été ouvertes, en Occident, en Asie, en Afrique, ou dans les Amériques, le restent à la portée de tous ». Aussi, même si une histoire du roman peut avoir un intérêt scolaire, elle n’a aucune importance pour un créateur dont l’œuvre s’épanouit dans une « floraison chaotique ». Au contraire, une telle histoire, qui pourrait faire croire à une ligne évolutionniste européenne, serait trompeuse et grossièrement ethnocentrique car, en toute époque et en tous lieux, il y a eu et il y aura des créateurs : il n’y a pas d’évolution et pas de direction, juste des rayonnements et des ondes qui interfèrent en formant l’espace-temps d’une littérature, plein d’ombres et d’éclats. « Dans la sphère d’influence occidentale, Cervantès m’a éclairé Rabelais et Villon, et Faulkner me les a renouvelés dans une onde de choc dont j’aurais peine à lister les apports multiples. »
Le texte rappelle le rôle fondateur du Grand récit, qui a permis à l’homme d’habiter le monde mais les réponses du Grand récit nous ont coupés du réel et de son bouillonnement. Notre modernité est celle du dépassement du Grand récit et de toutes les formes figées des littératures, qui n’étaient que des stratagèmes narratifs. Le succès de la forme romanesque fut dû à sa plasticité, qui pouvait s’adapter à toutes les problématiques. Le roman doit à son tour être dépassé pour permettre d’explorer en toute liberté les potentialités de l’individuation et la démesure du Tout-Monde. Chamoiseau insiste sur l’équivalence de tous les arts, qui se valent en tant que moyens d’expression et d’exploration du réel. Musique, danse, écriture doivent porter nos individuations et nos solidarités nouvelles. C’est la raison pour laquelle Chamoiseau a cessé d’écrire des romans : « Du point de vue planétaire, ce qui nous limite dans notre pratique du roman, c’est uniquement l’idée que nous nous en faisons. En abandonner le terme, c’est commencer à en dissiper les frontières inconscientes. D’où cette notion poétique d’organisme narratif ».
Chamoiseau exalte les auteurs qu’il admire - souvent occidentaux (Faulkner, Rabelais, Joyce, Proust, Kundera, Kafka, etc.) même si la sentimenthèque fait évidemment la part belle aux auteurs des Caraïbes et d'Amérique du Sud (Glissant et Garcia Marquez, bien sûr, ainsi que Frankétienne, etc.) - mais (outre le rappel que les grands écrivains n'appartiennent pas à une civilisation ou une culture mais à toutes en même temps) il prend soin de ne jamais oublier la parole orale du conteur et du griot, et célèbre aussi la musique, notamment le jazz, son art du rythme et de la vibration. Ce n’est pas simplement affaire de littérature. En effet, l’exploration du réel permet l’accomplissement individuel, qui provoque l’émergence de la Personne. C’est donc une transformation de l’humanité qui s’opère dans la Relation, où les communautarismes archaïques - et les souffrances qu'elles entraînent - se désagrègent tandis que l’individu, ayant atteint un degré de plénitude suffisant pour s’affranchir, s’ouvre à toutes les fluidités. L’Universel, et son idéal prescriptif, doit céder la place au Diversel dans une mosaïque dynamique et complexe, en bouillonnement perpétuel. Avec un souffle admirable qui fait songer à Baudelaire avide de se jeter dans l’inconnu, Chamoiseau implore le surgissement, toujours répété, de Littérature : Ni vérité, ni contre-vérité, ni mensonge, ni utilité, ni réalisme, ni responsabilité, ni psychologie, ni morale, ni sérieux, ni message, ni mission, ni décolonial, ni anti-quoi que ce soit, ni langue élue, ni continent noir, ni la joie du récit, ni l’ivresse des fictions, ni commencement ni fin, ni ordre ni désordre, ni réussite ni échec… - juste la plongée exploratoire, démesurée, dans l’impensable du réel pour le fameux « supplément d’âme », pour la plus haute intensité relationnelle du narratif.
Les éditions
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Que peut littérature quand elle ne peut ? [Texte imprimé] Patrick Chamoiseau
de Chamoiseau, Patrick
Seuil / Libelle (Paris)
ISBN : 9782021588927 ; 8,90 € ; 07/02/2025 ; 120 p. Broché
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