La mémoire tyrannique de Horacio Castellanos Moya

La mémoire tyrannique de Horacio Castellanos Moya
(Tirana memoria)

Catégorie(s) : Littérature => Sud-américaine

Critiqué par Alma, le 17 mars 2020 (Inscrite le 22 novembre 2006, - ans)
La note : 8 étoiles
Moyenne des notes : 9 étoiles (basée sur 2 avis)
Cote pondérée : 6 étoiles (13 083ème position).
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Quand le destin d'une famille se mêle à celui d'un pays

Du 24 mars au 8 mai 944: 6 semaines importantes dans la vie du San Salvador : les derniers jours de la dictature du Général Martinez, surnommé «le sorcier nazi», qui a dirigé le pays d'une poigne de fer pendant 12 ans .
Carlos Moya fait vivre au lecteur ces moments agités au travers de la vie de la famille Aragon, famille riche de la capitale. Périclés, journaliste critique du dictateur vient d'être emprisonné, son fils aîné Clemen est en fuite . Haydée, l'épouse de Périclès décide alors de rédiger le journal de ce qu'elle vit «défouloir où j'écris mes peines», «succédané des conversations avec Périclés» .

Elle y note chaque jour un compte-rendu fidèle et précis de ses démarches, de ses contacts, tout son quotidien de femme aisée qui remue ciel et terre pour sauver les siens, ce qui permet au lecteur de suivre les étapes des événements politiques qui se succèdent lors de ces semaines décisives pour l'avenir du pays : putsch militaire destiné à renverser Martinez, répression, grève générale, reprise en main puis renversement final .

Ce journal s'interrompt à 4 reprises pour laisser place à un chapitre dialogué permettant de suivre en direct les péripéties burlesques de la fuite de Clémen et de son cousin Jimmy déguisés l'un en femme de chambre, puis en sacristain, l'autre en curé, tentant d'échapper aux recherches de la police. Deux personnages en totale opposition, dont les échanges frisent le comique. Autant Jimmy, le jeune militaire qui a participé au putsch contre le dictateur est prudent, calme et rationnel, autant Clémen, animateur de radio, porté sur l'alcool et les femmes est fébrile, angoissé et imprudent .

Cette totale rupture de ton, à l'effet de douche écossaise, est surprenante pour relater ces jours dramatiques où se joue les destin d'une nation, mais n'enlève rien au suspense qui continue à régner . Elle m'a semblé utile pour apporter de l'oxygène au roman, pour contrebalancer la densité et la monotonie du journal d'Haydée qui relate scrupuleusement mais sans effets de style son quotidien d'épouse désemparée. Les personnages y sont multiples, ceux de sa propre famille, ceux de la famille de Périclés, leurs amis, auxquels s'ajoutent tous ceux qu'Haydée rencontre, auxquels elle se joint . Personnages si nombreux que j'ai bien failli m'y perdre! Par chance les chapitres consacrés à nos deux compères au tempérament opposé ont réveillé mon intérêt .

Un intérêt qui ensuite n'a plus cessé pour culminer dans les 40 dernières pages qui transportent brusquement le lecteur une trentaine d'années plus tard .
Un vieil ami de Périclés, Chelon, poète et peintre à ses heures, y évoque avec tendresse le couple Périclés-Haydée . Dans ce retour sur le passé à la tonalité mélancolique, il retrace le long parcours politique et idéologique de Périclès . Cette partie est précieuse pour le lecteur car elle lève le voile sur celui qui constitue le personnage pivot du roman, personnage central présent/absent. Présent parce qu'il est celui pour lequel famille et amis se mobilisent mais qui n'apparaît que dans de très rares pages, et qui garde son mystère.

J'ai apprécié ce roman riche, touffu et tout en tension où le destin d'une famille se mêle à celui d'un pays .
Si le contexte historique du roman est bien celui du Salvador en 1944, les personnages sont fictifs. Ils donnent vie et chair à l'ouvrage .
Je me suis surtout attachée à celui d'Haydée, qui s'éveille peu à peu à la conscience politique . Rien ne préparait cette femme irréprochable de la bonne bourgeoisie, épouse dévouée et bonne chrétienne, pour tout dire bien conventionnelle, à l'engagement et à l'activisme politique. Il est des moments où la vie d'une femme rangée et respectable prend une autre dimension : c'est lorsque qu'elle prend des risques et lutte pour sauver un mari et un fils en danger de mort . Je n'ai pu m'empêcher de voir en elle l'image de ces mères Courage qui se sont ardemment battues pour sauver leurs proches des griffes des dictateurs en Amérique latine.

Ce roman constitue l'un des 11 maillons déjà publiés du projet de Castellanos Moya  intitulé LA COMEDIE INHUMAINE au travers de l'histoire d'une famille : la famille Aragon. Projet dont le titre n'est pas sans rappeler rappelle celui de Balzac : La Comédie Humaine . Nul doute que je vais placer dans ma LAL d'autres titres de cette Comédie inhumaine .

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Les éditions

  • La mémoire tyrannique [Texte imprimé] Horacio Castellanos Moya traduit de l'espagnol (Salvador) par René Solis
    de Castellanos Moya, Horacio Solis, René (Traducteur)
    Métailié / Bibliothèque hispano-américaine.
    ISBN : 9791022610025 ; 22,00 € ; 13/02/2020 ; 320 p. ; Broché
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VIE ET MORT AU TEMPS LA DICTATURE MILITAIRE AU SALADOR.

10 étoiles

Critique de Septularisen (Luxembourg, Inscrit le 7 août 2004, 56 ans) - 10 janvier 2024

Au début de l’histoire nous sommes en Amérique du Sud, à San Salvador capitale du Salvador, au mois de mars 1944. Nous faisons la connaissance de dona Haydée. C’est une jeune femme salvadorienne d’une grande famille bourgeoise, d’une bonne quarantaine d’année. Elle est mariée avec un journaliste, nommé Pericles. Le couple a trois enfants Patricia (qui vit au Costa Rica, avec son mari Mauricio), Clemente (dit Clemen, marié avec Mila et qui a aussi trois enfants), et le jeune Alberto (dit Betito).

Nous lisons le journal intime que Haydée a décidé d’écrire, depuis que son mari Pericles a été arbitrairement emprisonné sur décision du chef d’état, le dictateur Maximiliano HERNÁNDEZ MARTÍNEZ (1882 – 1966). Pericles, - qui avant de devenir opposant a été collaborateur du régime -, a en effet écrit un article critique contre le général, surnommé le «sorcier nazi». D’un caractère plutôt effacé, épouse modèle soumise à son mari, Haydée va peu à peu prendre conscience du combat politique de son mari, et se transformer elle aussi en véritable opposante au général. C’est alors qu’un coup d’État contre le dictateur éclate, aussi soudain qu’inattendu, mais qui va malheureusement échouer… La répression du général va alors être terrible!...

Par la «force» du scénario, nous suivons ensuite les «pérégrinations», de Clemen et de son cousin Jimmy qui sont en fuite. En effet, Clemen qui était commentateur a la radio, est impliqué dans le coup d’État, et celui-ci ayant échoué, le général l’a fait condamner à mort, et Jimmy est lui un des militaires ayant tenté de renverser le général… Ils sont dès lors activement recherchés et doivent alors aller de cachette en cachette en se déguisant pour ne pas être reconnus et arrêtés…

La construction du livre est très étrange. Comme déjà dit plus haut, il se compose de deux grandes parties distinctes, - le journal de Haydée et le récit de la cavale de Clemen -, et d’un épilogue qui se déroule en 1973, dans lequel un vieux couple, Carmela et Chélon, amis de toujours de Pericles et Haydée, nous racontent la fin de l’histoire et ce qu’il est advenu des différents protagonistes.
C’est ici que se dévoile tout le talent de l’écrivain salvadorien, puisque en lisant les trois parties du livre, on remarquera que c’est écrit de trois façon complémentent différentes. Un peu comme si effectivement elles nous étaient racontées et avaient été écrites par trois écrivains différents.
Le journal d’Haydée se présente p. ex. comme un récit détaillé et précis des évènements, c’est plutôt une histoire tragique. La cavale de Clemen, qui est un fêtard, fumeur invétéré, coureur de jupons, et ivrogne à ses heures, est racontée de façon burlesque et désopilante. La dernière partie qui est toute en tendresse en lenteur et en bienveillance, est-elle de toute beauté. C’est vraiment très original, et très bien fait. C’est d’ailleurs la même technique qui est utilisée dans le livre «Effondrement» (1), mais je trouve qu’ici, ce style d'écriture est poussé à son paroxysme, et c’est encore bien plus brillant!

Comme dans tous les livres de M. CASTELLANOS MOYA, - qui a regroupé toute son œuvre sous le titre de la «comédie inhumaine» des Aragón -, de nombreux personnages «circulent» et ont des interactions d’un livre à l’autre. Ainsi, dans ce livre p. ex. les personnages de Pericles et Clemen, sont aussi des personnages qui apparaissent dans le livre «Effondrement» (1). Le personnage du policier surnommé «Le Viking», est le même qui apparaît dans «La servante et le catcheur» (2), et tous «convergent» dans le livre «Moronga» (3).

Que dire de plus? Que l’écriture de M. CASTELLANOS MOYA (*1957) est toujours aussi belle, facile et plaisante à lire, sans doute? L’auteur revient ici sur un de ses thèmes fétiches, -, à savoir les différentes dictatures qui se sont suivies pendant plus de cinquante années, et qui finalement ont mené à la guerre civile qui ensanglanta le Salvador durant les années 1980 - 1992. Le thème de l’exil forcé du pays natal est aussi traité, autre thème que l’auteur connaît fort bien d'ailleurs, pour l’avoir lui-même vécu!

Est-ce que je conseille la lecture de ce livre? Oui. Sans hésiter une seconde! Pour avoir lu quasiment toute son œuvre traduite en français, je trouve même que ce le meilleur livre de l’écrivain salvadorien! C’est en tous les cas sans doute le meilleur livre pour découvrir l’œuvre et l’immense talent d'écrivain de M. CASTELLANOS MOYA… Alors, n'hésitez pas et prenez quelques heures de lecture pour découvrir l’un des meilleurs auteurs latino-américains actuels, et dont le nom circule régulièrement à Stockholm pour le Prix Nobel de Littérature…

(1). : Cf. la recension de ce livre sur CL. : https://critiqueslibres.com/i.php/vcrit/28288
(2). : Cf. la recension de ce livre sur CL. : https://critiqueslibres.com/i.php/vcrit/35279
(3). : Cf. la recension de ce livre sur CL. : https://critiqueslibres.com/i.php/vcrit/66442

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