L'exil et le salut : "Tristes" et "Pontiques" de Ovide

L'exil et le salut : "Tristes" et "Pontiques" de Ovide

Catégorie(s) : Littérature => Européenne non-francophone , Théâtre et Poésie => Poésie , Littérature => Biographies, chroniques et correspondances

Critiqué par Eric Eliès, le 23 avril 2016 (Inscrit le 22 décembre 2011, 49 ans)
La note : 10 étoiles
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Lettres et poèmes d'exil

Ce recueil, qui n'est pas une édition intégrale mais une compilation de textes et de lettres choisis, rassemble les derniers textes écrits par Ovide (« Les tristes » et « Les Pontiques ») lors de son exil, sur décision de l’empereur Auguste, aux confins de l’empire romain sur les rives de la mer Noire, qui s’appelait alors le Pont-Euxin.

Je ne connaissais pas Ovide avant d’ouvrir ce livre, autrement que par le titre de ses ouvrages les plus connus, « L’art d’aimer » et « Les métamorphoses », et j’ai été sidéré par le ton extraordinairement moderne d’Ovide. Même si les références incessantes au monde antique (à la fois historiques et mythologiques) enracinent très fortement le texte dans son époque (celles des premières années de l’ère chrétienne, puisqu’Ovide vécut en exil de +8 à +17 après J.C.), la poésie d’Ovide anticipe de presque 2000 ans les thèmes baudelairiens du spleen et de la déréliction et proclame, face aux souffrances et épreuves de la vie, la puissance démiurgique de la poésie, seule capable de transcender et transformer la réalité du monde, et de révéler l’être vrai du poète qui se confond avec son œuvre tel « qu’en lui-même l’éternité le change », pour paraphraser l’éloge funèbre de Mallarmé dans le tombeau d’Edgar Poe.

Ovide, poète célèbre et jouissant d’un grand prestige social (il avait épousé une femme de la famille des Fabius), fut condamné à l’exil pour une raison obscure, qu’Ovide n’explicite jamais mais qu’il ne cesse d’évoquer dans ses textes, comme une erreur funeste qui a provoqué sa perte en offensant Auguste. Quelle fut-elle ? Il ne la révèle pas, se contentant de regretter amèrement ce qu’il dit ou ce qu’il fit (il est difficile de s’en faire en idée en lisant les textes) tout en louant la bonté de l’empereur qui lui a laissé la vie sauve (même si le châtiment de l’exil lui paraît souvent plus cruel que la mort !) ; la préface souligne que le mystère n’a jamais été percé et que le motif officiel (la condamnation de « l’Art d’aimer », qui attentait aux bonnes mœurs et fut retiré des bibliothèques comme les autres œuvres d’Ovide) ne fut qu’un simple prétexte pour camoufler la raison réelle.

Les textes décrivent l’adieu aux proches et à sa femme aimée, puis le long voyage en bateau de Rome vers Tomes, cité aux frontières orientales de l’empire (Tomes est l’ancien nom de la ville de Constanta, située en Roumanie – le changement de nom eut lieu au 4ème siècle après JC) et soumise à la menace constante des Scythes et des Sarmates. Alors qu’Ovide aspirait à vieillir paisiblement au milieu des siens et dans l’aisance matérielle, il se retrouve seul, brutalement privé de l’affectation de sa famille et de ses amis, dans un pays au climat rude (Ovide se plaint notamment des rigueurs terribles de l’hiver, qui parvient même à faire geler la mer) et aux mœurs inhospitaliers, sous la menace constante des barbares. Tomes n’est pas une cité romaine profitant de la paix impériale et des bienfaits de la civilisation (jardins, forums, bibliothèques, etc.) propices à l’épanouissement des arts : nul n’y parle latin (la langue locale est un mélange de grec et de gète) et tous les hommes, aux barbes et cheveux longs, se promènent en braies, portant armes et carquois rempli de flèches aux pointes trempées dans le venin de vipère. Tremblant de peur à chaque altercation (nombreuses et violentes au sein même de la ville), subissant sans broncher les humiliations de ceux qui lui cherchent querelle et craignant même de se promener dans la campagne de Tomes de peur d’être tué ou d’être emporté en captivité, Ovide se plaint dans ses lettres de l’horreur de sa condition, en suppliant ses amis d’intercéder auprès de l’empereur Auguste (dont il vante la bonté et les mérites comme on loue un dieu), pour qu’il lui désigne un autre lieu d’exil. Même si le ton reste extrêmement digne et soucieux d’épargner une trop grande peine aux amis qui lui sont restés fidèles et avec lesquels il continue d’échanger épisodiquement (ce qui témoigne d’un fonctionnement très efficace de la poste à cette époque, même si les délais devaient être longs !), Ovide se montre très affecté et, dans certains textes, avoue des pensées suicidaires. Il a perdu tout appétit et le sommeil le fuit ; hanté par ses souvenirs et le remords de la faute qu’il a malencontreusement commise (qu’il ne révèle jamais), il dépérit. A quoi bon vivre ?

En fait, Ovide découvre peu à peu que l’écriture est une raison suffisante pour rester en vie. Il n’a ici aucun ami avec qui partager ses textes, comme quand il était autrefois un poète prestigieux et adulé, mais il ne peut s’empêcher d’écrire, même pour lui seul, quitte à jeter au feu les textes à peine écrits. La visitation des Muses est sa bouée de survie. Avec des images puissantes et un très grand souffle poétique, Ovide, qui a la certitude que ses textes lui survivront, immerge l’anonyme lecteur futur (auquel il s’adresse parfois directement) dans ses sentiments intérieurs et lui fait partager ses souffrances, sans jamais céder à la facilité d’un pathos larmoyant. Néanmoins, les textes sont très émouvants. Assumant pleinement la subjectivité du « je », sa poésie se fait la porteuse d’un rapport au monde intime et personnel, ressenti dans le plus profond de sa chair et de son âme. Ovide, qui semble avoir été une sorte de poète mondain soucieux de la diffusion de son œuvre et de l’admiration de ses contemporains, découvre, au-delà de ses anciens rêves de gloire littéraire, que la poésie est en elle-même une raison de vivre. Elle exalte la peine pesante et la grisaille perpétuelle des jours quotidiens, avec des accents qui évoquent le spleen baudelairien, et brasse les souvenirs heureux des jours passés, comme un paradis devenu inaccessible, mais que l’écriture perpétue dans une sorte de recherche du temps perdu. Ovide exalte la beauté des instants vécus qui ne reviendront plus, que menace d’engloutissement une mort qu’il sait inéluctable et sent imminente, mais dont l’écriture (et rien d’autre !) parviendra à préserver l’éclat aussi longtemps que son oeuvre sera lue…

Progressivement, Ovide comprend que la décision d’Auguste est irrévocable et accepte que sa terre d’exil devienne son tombeau. Sa poésie et ses livres ont un ton très personnel, qui inaugure le genre des confessions. Ressassant sa peine et ses souffrances, Ovide place la vérité de parole bien au-dessus de la perfection formelle ou de l’exaltation des vertus et du beau ; à rebours des usages de la littérature antique, il privilégie désormais la spontanéité de l’inspiration et s’abstient (tâche fastidieuse et inutile !) de retravailler son texte. Ce travail d’écriture, où prime une exigence de sincérité (qui s’exprime avec talent et force dans ses lettre), l’éloigne des artifices de Rome (il déplore notamment l’indifférence des anciens amis qui l’ont oublié et l’hypocrisie de ceux qui l’accablent maintenant qu’il est dans l’infortune) et lui fait peu à peu apprécier la franchise et la simplicité des Gètes.

La traduction et la préface de Chantal Labre soulignent les qualités et l'originalité de l'écriture d'Ovide et manifestent une très grande empathie avec le texte, qui se révèle un témoignage poignant et d'une portée universelle sur la condition humaine. L'édition est enrichie d'un lexique des noms propres et des noms communs, très utile à la compréhension de nombreux passages. Il est juste dommage que de nombreux renvois soient erronés (plusieurs mots portent un astérisque sans qu'ils soient référencés dans les annexes).

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Les éditions

  • L'exil et le salut [Texte imprimé], "Tristes"et "Pontiques" Ovide textes choisis et trad. du latin par Chantal Labre
    de Ovide, Labre, Chantal (Editeur scientifique)
    Arléa / Retour aux grands textes (Paris)
    ISBN : 9782869590946 ; 18,55 € ; 20/03/1991 ; 296 p. ; Broché
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