Une langue venue d'ailleurs de Akira Mizubayashi
Catégorie(s) : Littérature => Francophone , Littérature => Asiatique
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Qui a dit : étranger ?
Je viens de lire Une langue venue d'ailleurs, d'Akira Mizubayashi, paru dans la collection L'un et l'autre, chez Gallimard.
Akira Mizubayashi a choisi notre langue au sortir du lycée et n'en est plus sorti. Il est venu en France poursuivre ses études supérieures, a épousé une Française, est devenu professeur de littérature française au Japon, spécialiste de Rousseau en particulier. Il raconte dans cette belle autobiographie intellectuelle, écrite directement en français (et dans une langue très belle) son itinéraire. Je le cite : "Je suis étranger ici et là et je le demeure. Dans la conjoncture actuelle où être étranger et le mot étranger même deviennent suspects ou, pour tout dire, politiquement incorrects (qu'est-ce que c'est que ce piètre concert universel des identités ?), je revendique sans honte ni tristesse mon étrangéité ; ce double statut d'étranger que je porte en moi qui me permet sans cesse de tendre vers une perspective sur le réel qui est celle de l'Autre, et donc de conserver le désir brûlant de sortir de moi..." Par double statut, il veut dire qu'il ne se sent plus japonais (il est donc étranger dans son pays), mais qu'il ne se sent et ne se sait pas davantage français. Paragraphe qui m'a beaucoup touché.
J'ai cette sensation d'être depuis fort longtemps (l'enfance ?) un homme de trop. Ce n'est que depuis quelque temps qu'elle a ressurgi avec force, cette sensation, sur laquelle je n'avais pas mis de mot (seulement l'expression homme de trop), et qui ressemble fort à l'étrangéité de Mizubayashi. Certes, je n'ai pas eu, comme lui, à me colleter avec une langue étrangère. Mais le fameux ascenseur social que j'ai pris, et qui m'a conduit à fréquenter des milieux intellectuels (et sociaux) fort éloignés de mon milieu d'origine, a créé ce sentiment. Longtemps je suis resté silencieux, comme le signale Mizubayashi : "Si je laissais ma pudeur l'emporter, ne serais-je pas obligé de m'enfermer dans le silence, un silence bruissant de mots et d'émotions certes mais un silence tout de même ? Parler, c'est quelque part résister à la pudeur". Je ne savais que dire dans diverses situations auxquelles j'étais (je suis encore ?) confronté, y compris des situations professionnelles ou sentimentales. Oui, on peut parler de pudeur. Le langage n'était pas le même dans le milieu populaire où je suis né, et que j'ai continué à fréquenter, mais où finalement je me suis aussi senti mal à l'aise. Je ressentais comme notre Japonais cette "petite douleur liée au sentiment d'une perte irrémédiable et une grande honte généralisatrice d'une haine de soi", dont j'ai mis beaucoup de temps à me défaire.
Et cependant, j'étais, comme l'auteur, "un jeune homme animé par une soif de connaissances, un frémissant désir d'apprendre, une folle envie d'accéder au royaume du savoir". Mais ce royaume n'est pas celui de la vie en société, celui des conventions sociales, et la lutte des classes (un gros mot aujourd'hui, mais qui me semble garder toutes ses significations) était toujours, certes discrète et comme en filigrane derrière chacune de mes conquêtes intellectuelles, mais grosse comme une montagne dans la plupart des situations sociales où j'étais embarqué. Et, avant tout, je restais séparé par les gouffres de différences venues de mon passé d'enfant. Oh ! je n'en ai pas pas été particulièrement malheureux, j'ai appris à faire avec, à composer, et à constater que mon étrangéité me poursuivait tout de même, voire s'était accentuée, puisque étranger aux milieux nouveaux que je fréquentais, je devenais peu à peu étranger à mon ancien milieu, avec la haine de soi qui naît de la honte et de la perte des repères.
Et puis j'ai fini par, quand même, grâce à la pratique de l'amitié, à la simplicité, à l'humilité, à l'empathie, aux activités associatives, aux voyages, aux accueillants pour tout dire, par retrouver "ce sentiment enfin de se trouver à côté de ceux qui vous accueillent et non pas en face d'eux séparé par un abîme de différences". Et par me sentir très bien avec des étrangers venus d'autres pays (avec qui je me lie très facilement) ou avec des hommes et des femmes bien plus jeunes ou bien plus vieux que moi, donc étrangers à ma génération : à bien des égards, nos étrangéités se rejoignent dans une sorte de communauté, où l'on découvre le "sentiment de n'être l'objet ni d'une indifférence totale ni d'une attention excessive" que signale Mizubayashi.
Je reviens à notre auteur. Car il a découvert la langue française par le biais de la musique et, curieusement, de l'opéra : Les noces de Figaro, de Mozart (bientôt projeté sur grand écran au cinéma à Poitiers), l'ont porté vers le XVIIIème siècle et la découverte de Rousseau. Et il a vécu la langue française comme une musique, l'apprenant d'abord oralement, par ses sonorités, grâce aux émissions radio. Il chante en quelque sorte notre langue, et ça se sent dans son écriture, fluide, modulée. Son livre est aussi un magnifique hommage au père, qui l'a fortement encouragé, poussé à partir en France, et qui lui "disait : – Aucune marchandise n'est meilleur marché qu'un livre, à condition qu'on le lise. Tu achèteras autant de livres que tu voudras si tu en as besoin et si tu les lis. Rien de plus cher, par contre, qu'un livre, si on le lit pas puisqu'on ne peut pas s'en servir même comme papier hygiénique".
Un très beau livre qui nous fait vivre, le temps de la lecture, "un instant sans durée, un jour peut-être hors des jours, une seule nuit plus aimable que l'aube", que rapporte Philippe Jaccottet dans Ce peu de bruits.
Les éditions
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Une langue venue d'ailleurs [Texte imprimé] Akira Mizubayashi préface de Daniel Pennac
de Mizubayashi, Akira
Gallimard / L'Un et l'autre (Paris)
ISBN : 9782070130184 ; 22,90 € ; 13/01/2011 ; 268 p. ; Broché -
Une langue venue d'ailleurs [Texte imprimé] Akira Mizubayashi préface de Daniel Pennac
de Mizubayashi, Akira
Gallimard / Collection Folio
ISBN : 9782070450367 ; 7,50 € ; 24/01/2013 ; 272 p. ; Poche
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Les critiques éclairs (3)
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Amusant, bien raconté, bien écrit.
Critique de Saint Jean-Baptiste (Ottignies, Inscrit le 23 juillet 2003, 88 ans) - 4 octobre 2024
Il avait appris le français dans des écoles et on lui reproche de parler comme un livre. Alors il note les expressions qu’il entend et il essaye de s’en servir à propos, ce qui lui fait commettre quelques impers. Le verbe « foutre » par exemple, le tracasse : il a foutu le camp – foutez moi la paix – il se fout de ma gueule… ce sont des expressions qu’il n’arrive pas à replacer au bon moment. C’est plus drôle encore quand il note dans son carnet : « le dimanche pour bouffer, il faut se démerder, les restos U sont fermés » ou « attends j’ai un bordel pas possible dans ma voiture ». ou « merde alors, j’ai que dalle dans mon frigo, de la flotte seulement ». On se rend compte que pour un Japonais tout ça n’est pas facile à replacer dans une conversation, alors il se sent parfois marginalisé en société. Mais, selon l’expression qu’il a notée dans son carnet : pas de quoi casser pas les pattes à trois canards.
Ceci dit, si l’auteur qui est japonais a beaucoup de mérite d’écrire son périple en français, j’ai trouvé que son contenu ne va pas très loin et, à l’encontre des critiques précédentes, je n’y ai pas trouvé beaucoup de profondeur. Je suis peut-être passé à côté de quelque chose mais j’ai néanmoins passé un bon moment de lecture avec un auteur qui écrit très bien.
dévotion
Critique de Jfp (La Selle en Hermoy (Loiret), Inscrit le 21 juin 2009, 76 ans) - 17 juillet 2023
Un autre homme
Critique de Christian Palvadeau (, Inscrit le 19 janvier 2011, 60 ans) - 30 mai 2011
Il passe donc d’une langue à une autre, de sa langue maternelle, le Japonais, à celle qu’il veut comme langue paternelle, le Français. Il travaille cette langue comme un fou, en apprend toutes les subtilités, perd totalement son accent. Installé en France où il poursuit des études, il passe d’une culture à une autre et au passage de la frontière géographique il ajoute le passage temporel puisqu’il est un fervent admirateur de la langue et de la littérature du siècle des Lumières. Il épousera, comme une évidence, une étudiante française avant de finalement retourner vivre au Japon où il sait qu’il n’est plus japonais sans avoir totalement réussi son expérience de devenir français. Pour autant, il est bien devenu un autre, un authentique métis culturel.
C’est un livre absolument fascinant dans les mécanismes et la démarche mis en œuvre pour parvenir à un total déracinement afin de mieux se révéler à soi-même, d’aller au bout de ses potentialités. On serait presque tenté de parler d’« autoviol » si ce n’est que la vraie violence est celle qui consiste à ne pas remettre en questions ses acquis, son héritage, ce qui équivaut pour le coup à un précis de décomposition quand Mizubayashi, lui, se construit chaque jour un peu plus. Dans « Un Cercle de lecteurs autour d’une poêlée de châtaignes », dernier livre de Jean-Pierre Otte, et dans un chapitre évidemment intitulé « Le passage », on trouve cette phrase bien approprié : « Un sage chinois a dit que notre vie en ce monde n’aura servi à rien si nous n’avons su créer notre propre monde » et plus loin encore, citant les propos d’un inconnu : « Détruire les idées reçues, les façons, les fabrique-façons, se déséduquer, se libérer du connu ou retrousser son sang. » Il est difficile de ne pas penser à travers ce livre à des écrivains, et en premier lieu Emil Cioran, qui s’inscrivent dans un parcours proche et qui affirment que les contraintes, le carcan, imposer par leur nouvelle langue a été une source de liberté prodigieuse.
L’auteur de ce livre, écrit directement en français, est présent aux Petites fêtes de Dyonisos qui ont lieu du 7 au 10 juillet 2011 à Arbois (Jura).
Christian Palvadeau
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