Une langue venue d'ailleurs
de Akira Mizubayashi

critiqué par Cyclo, le 7 avril 2011
(Bordeaux - 78 ans)


La note:  étoiles
Qui a dit : étranger ?
Je viens de lire Une langue venue d'ailleurs, d'Akira Mizubayashi, paru dans la collection L'un et l'autre, chez Gallimard.
Akira Mizubayashi a choisi notre langue au sortir du lycée et n'en est plus sorti. Il est venu en France poursuivre ses études supérieures, a épousé une Française, est devenu professeur de littérature française au Japon, spécialiste de Rousseau en particulier. Il raconte dans cette belle autobiographie intellectuelle, écrite directement en français (et dans une langue très belle) son itinéraire. Je le cite : "Je suis étranger ici et là et je le demeure. Dans la conjoncture actuelle où être étranger et le mot étranger même deviennent suspects ou, pour tout dire, politiquement incorrects (qu'est-ce que c'est que ce piètre concert universel des identités ?), je revendique sans honte ni tristesse mon étrangéité ; ce double statut d'étranger que je porte en moi qui me permet sans cesse de tendre vers une perspective sur le réel qui est celle de l'Autre, et donc de conserver le désir brûlant de sortir de moi..." Par double statut, il veut dire qu'il ne se sent plus japonais (il est donc étranger dans son pays), mais qu'il ne se sent et ne se sait pas davantage français. Paragraphe qui m'a beaucoup touché.
J'ai cette sensation d'être depuis fort longtemps (l'enfance ?) un homme de trop. Ce n'est que depuis quelque temps qu'elle a ressurgi avec force, cette sensation, sur laquelle je n'avais pas mis de mot (seulement l'expression homme de trop), et qui ressemble fort à l'étrangéité de Mizubayashi. Certes, je n'ai pas eu, comme lui, à me colleter avec une langue étrangère. Mais le fameux ascenseur social que j'ai pris, et qui m'a conduit à fréquenter des milieux intellectuels (et sociaux) fort éloignés de mon milieu d'origine, a créé ce sentiment. Longtemps je suis resté silencieux, comme le signale Mizubayashi : "Si je laissais ma pudeur l'emporter, ne serais-je pas obligé de m'enfermer dans le silence, un silence bruissant de mots et d'émotions certes mais un silence tout de même ? Parler, c'est quelque part résister à la pudeur". Je ne savais que dire dans diverses situations auxquelles j'étais (je suis encore ?) confronté, y compris des situations professionnelles ou sentimentales. Oui, on peut parler de pudeur. Le langage n'était pas le même dans le milieu populaire où je suis né, et que j'ai continué à fréquenter, mais où finalement je me suis aussi senti mal à l'aise. Je ressentais comme notre Japonais cette "petite douleur liée au sentiment d'une perte irrémédiable et une grande honte généralisatrice d'une haine de soi", dont j'ai mis beaucoup de temps à me défaire.
Et cependant, j'étais, comme l'auteur, "un jeune homme animé par une soif de connaissances, un frémissant désir d'apprendre, une folle envie d'accéder au royaume du savoir". Mais ce royaume n'est pas celui de la vie en société, celui des conventions sociales, et la lutte des classes (un gros mot aujourd'hui, mais qui me semble garder toutes ses significations) était toujours, certes discrète et comme en filigrane derrière chacune de mes conquêtes intellectuelles, mais grosse comme une montagne dans la plupart des situations sociales où j'étais embarqué. Et, avant tout, je restais séparé par les gouffres de différences venues de mon passé d'enfant. Oh ! je n'en ai pas pas été particulièrement malheureux, j'ai appris à faire avec, à composer, et à constater que mon étrangéité me poursuivait tout de même, voire s'était accentuée, puisque étranger aux milieux nouveaux que je fréquentais, je devenais peu à peu étranger à mon ancien milieu, avec la haine de soi qui naît de la honte et de la perte des repères.
Et puis j'ai fini par, quand même, grâce à la pratique de l'amitié, à la simplicité, à l'humilité, à l'empathie, aux activités associatives, aux voyages, aux accueillants pour tout dire, par retrouver "ce sentiment enfin de se trouver à côté de ceux qui vous accueillent et non pas en face d'eux séparé par un abîme de différences". Et par me sentir très bien avec des étrangers venus d'autres pays (avec qui je me lie très facilement) ou avec des hommes et des femmes bien plus jeunes ou bien plus vieux que moi, donc étrangers à ma génération : à bien des égards, nos étrangéités se rejoignent dans une sorte de communauté, où l'on découvre le "sentiment de n'être l'objet ni d'une indifférence totale ni d'une attention excessive" que signale Mizubayashi.
Je reviens à notre auteur. Car il a découvert la langue française par le biais de la musique et, curieusement, de l'opéra : Les noces de Figaro, de Mozart (bientôt projeté sur grand écran au cinéma à Poitiers), l'ont porté vers le XVIIIème siècle et la découverte de Rousseau. Et il a vécu la langue française comme une musique, l'apprenant d'abord oralement, par ses sonorités, grâce aux émissions radio. Il chante en quelque sorte notre langue, et ça se sent dans son écriture, fluide, modulée. Son livre est aussi un magnifique hommage au père, qui l'a fortement encouragé, poussé à partir en France, et qui lui "disait : – Aucune marchandise n'est meilleur marché qu'un livre, à condition qu'on le lise. Tu achèteras autant de livres que tu voudras si tu en as besoin et si tu les lis. Rien de plus cher, par contre, qu'un livre, si on le lit pas puisqu'on ne peut pas s'en servir même comme papier hygiénique".
Un très beau livre qui nous fait vivre, le temps de la lecture, "un instant sans durée, un jour peut-être hors des jours, une seule nuit plus aimable que l'aube", que rapporte Philippe Jaccottet dans Ce peu de bruits.
Amusant, bien raconté, bien écrit. 6 étoiles

On savait que Akira Mizubayashi écrit très bien ; son livre « Une langue venue d’ailleurs » a reçu le prix de l’Académie Française et, pour l’écriture, c’est mérité. Il s’agit d’une autobiographie où il raconte son goût pour la langue française et son laborieux apprentissage, d’abord au Japon puis en France à Montpellier. C’est plaisant à lire, ça raconte beaucoup de petites anecdotes et des rencontres amusantes avec des Français et des Françaises. J’ai trouvé que le plus amusant était de voir comment il compare le savoir vivre français et japonais. Par exemple, il nous dit que quand un Français entre dans une boulangerie il clame bien fort : bonjour m’sieurs dames, ce qui au Japon, serait de la pire grossièreté.

Il avait appris le français dans des écoles et on lui reproche de parler comme un livre. Alors il note les expressions qu’il entend et il essaye de s’en servir à propos, ce qui lui fait commettre quelques impers. Le verbe « foutre » par exemple, le tracasse : il a foutu le camp – foutez moi la paix – il se fout de ma gueule… ce sont des expressions qu’il n’arrive pas à replacer au bon moment. C’est plus drôle encore quand il note dans son carnet : « le dimanche pour bouffer, il faut se démerder, les restos U sont fermés » ou « attends j’ai un bordel pas possible dans ma voiture ». ou « merde alors, j’ai que dalle dans mon frigo, de la flotte seulement ». On se rend compte que pour un Japonais tout ça n’est pas facile à replacer dans une conversation, alors il se sent parfois marginalisé en société. Mais, selon l’expression qu’il a notée dans son carnet : pas de quoi casser pas les pattes à trois canards.

Ceci dit, si l’auteur qui est japonais a beaucoup de mérite d’écrire son périple en français, j’ai trouvé que son contenu ne va pas très loin et, à l’encontre des critiques précédentes, je n’y ai pas trouvé beaucoup de profondeur. Je suis peut-être passé à côté de quelque chose mais j’ai néanmoins passé un bon moment de lecture avec un auteur qui écrit très bien.

Saint Jean-Baptiste - Ottignies - 88 ans - 4 octobre 2024


dévotion 10 étoiles

Comment vivre avec une langue que l’on a apprise sur le tard, en tout cas pas dans la prime enfance, mais à laquelle on s’est si profondément attaché qu’elle est devenue l’affaire de toute une vie ? Tel est le dilemme auquel est confronté l’auteur, avant de définitivement se tourner vers cette langue venue d’ailleurs qu’est le français. Devenu professeur universitaire de français au Japon, marié à une française, il a entamé une œuvre littéraire dans cette langue qui l’a éveillé au monde des lettres. Dans cette première publication, un essai se lisant comme le roman d’une (re)naissance, Akira Mizubayashi nous conte par le menu, et à l’aide de citations de ses auteurs favoris, comment il a réussi à vivre entre deux mondes, celui relativement contraignant de la culture nippone et la liberté, une fois franchies les innombrables difficultés de l’apprentissage, que lui a octroyé la connaissance d’auteurs majeurs tels que son très cher Jean-Jacques Rousseau. Quelques rencontres solaires ont aussi parsemé son chemin, tel ce Jacques Proust, dont il suivra les cours à l’Université de Montpellier, et un court échange avec Louis Althusser, à l’École Normale Supérieure de la rue d’Ulm à Paris. Le plus intéressant, et le plus novateur à mon goût, dans cet essai d’une profonde sincérité et débarrassé de tout pédantisme académique, ce sont les liens très particuliers entre musique et langue, une résonance toute particulière faisant appel à la mémoire que l’on retrouve du côté de chez Proust, pas Jacques, l’autre. Mais notre auteur reste tellement imprégné du Siècle des Lumières, avec une petite, toute petite incursion dans le dix-neuvième siècle commençant, qu’il n’en parle même pas. Tout est déjà présent chez Rousseau et Mozart, comme chacun le sait…

Jfp - La Selle en Hermoy (Loiret) - 76 ans - 17 juillet 2023


Un autre homme 9 étoiles

Le jeune japonais Akira Mizubayashi prend conscience qu’il est emprisonné dans des frontières qui l’étouffent et avant tout celle de la langue. Qui dit frontières dit nécessité de trouver des passages. Après le passage à vide c’est le passage à l’acte. Akira décide de devenir français non pas comme un simple changement de nationalité, une démarche administrative, une simple passade, mais comme une conquête d’être supplémentaire. Un bouleversement profond, radical, extrême. Sa langue maternelle le limite, le corsète, ne lui suffit plus pour penser, pour exprimer aussi ce qu’il pense, pour se réaliser pleinement.

Il passe donc d’une langue à une autre, de sa langue maternelle, le Japonais, à celle qu’il veut comme langue paternelle, le Français. Il travaille cette langue comme un fou, en apprend toutes les subtilités, perd totalement son accent. Installé en France où il poursuit des études, il passe d’une culture à une autre et au passage de la frontière géographique il ajoute le passage temporel puisqu’il est un fervent admirateur de la langue et de la littérature du siècle des Lumières. Il épousera, comme une évidence, une étudiante française avant de finalement retourner vivre au Japon où il sait qu’il n’est plus japonais sans avoir totalement réussi son expérience de devenir français. Pour autant, il est bien devenu un autre, un authentique métis culturel.

C’est un livre absolument fascinant dans les mécanismes et la démarche mis en œuvre pour parvenir à un total déracinement afin de mieux se révéler à soi-même, d’aller au bout de ses potentialités. On serait presque tenté de parler d’« autoviol » si ce n’est que la vraie violence est celle qui consiste à ne pas remettre en questions ses acquis, son héritage, ce qui équivaut pour le coup à un précis de décomposition quand Mizubayashi, lui, se construit chaque jour un peu plus. Dans « Un Cercle de lecteurs autour d’une poêlée de châtaignes », dernier livre de Jean-Pierre Otte, et dans un chapitre évidemment intitulé « Le passage », on trouve cette phrase bien approprié : « Un sage chinois a dit que notre vie en ce monde n’aura servi à rien si nous n’avons su créer notre propre monde » et plus loin encore, citant les propos d’un inconnu : « Détruire les idées reçues, les façons, les fabrique-façons, se déséduquer, se libérer du connu ou retrousser son sang. » Il est difficile de ne pas penser à travers ce livre à des écrivains, et en premier lieu Emil Cioran, qui s’inscrivent dans un parcours proche et qui affirment que les contraintes, le carcan, imposer par leur nouvelle langue a été une source de liberté prodigieuse.

L’auteur de ce livre, écrit directement en français, est présent aux Petites fêtes de Dyonisos qui ont lieu du 7 au 10 juillet 2011 à Arbois (Jura).


Christian Palvadeau

Christian Palvadeau - - 60 ans - 30 mai 2011