Tu signais Ernst K. de Françoise Houdart

Tu signais Ernst K. de Françoise Houdart

Catégorie(s) : Littérature => Francophone , Littérature => Romans historiques

Critiqué par Lucien, le 16 octobre 2005 (Inscrit le 13 mars 2001, 69 ans)
La note : 9 étoiles
Moyenne des notes : 9 étoiles (basée sur 4 avis)
Cote pondérée : 7 étoiles (2 981ème position).
Visites : 5 426  (depuis Novembre 2007)

La grande guerre des petites gens.

Pour son dixième roman, publié comme les précédents par les éditions Luce Wilquin (un bel et rare exemple de fidélité), Françoise Houdart frappe un grand coup : alors que les œuvres précédentes étaient plutôt brèves, en harmonie avec l’intimisme de sujets souvent centrés sur l’exploration de vies de femmes, "Tu signais Ernst K." déploie sur près de cinq cents pages la vaste fresque d’une guerre qui n’eut de grande que la durée. La grande guerre des petites gens de Boussu, civils, femmes et enfants. La première guerre mondiale qui, foin d’héroïsme et de glorieux faits d’armes, permit à quelques-uns de s’élever à une réelle grandeur humaine.

Début 1917 : les « Boches » s’installent à Boussu. Deux mille soldats seront logés chez l’habitant. Parmi eux, « Ernst K. », dix-neuf ans, dessinateur à ses heures. Comme Apollinaire rédigeant ses Calligrammes dans les tranchées, Ernst K. promène son album de dessin sur une ligne qui va de Roisin à Tournai. Cet album, Françoise Houdart l’a retrouvé, Françoise l’a fait parler, rendant la vie à ce jeune soldat qui deviendra son personnage et une sorte d’ami : « Ernst, j’inverse les lettres de ton prénom et tu deviens étoile : stern… » Et, de même que certains astres illuminent nos nuits d’été de leur lumière passée, voire nous éclairent encore après leur extinction, ainsi l’étoile Ernst K. brille grâce à Françoise Houdart près d’un siècle après son passage à Boussu, éclairant pour nos mémoires défaillantes un pan presque ignoré d’une histoire pourtant récente. Car, pour Françoise Houdart : « L’écriture n’est-elle pas l’acte de résistance par excellence aux amnésies incurables dont meurt notre vie ? »

Ernst K. s’installe donc dans une famille boussutoise comme les autres : Victor, le barbier, Juliette son épouse, les deux garçons, Arthur et Jean, et puis Laura, la petite fille. Autour de ce noyau central gravitent les figures de l’instituteur, du vicaire résistant, de la vieille voisine Léa, du notaire, de « Nan l’coulon », le colombophile… Toute une vie villageoise recréée avec, aussi, l’omniprésente pression de l’occupant, la terre brûlée, le passage dans les rues, comme en ces cités autrefois décimées par une autre peste, de la « crieuse des morts », les privations de toutes sortes, l’ersatz de café ou de savon, les vêtements d’enfants taillés dans de vieilles couvertures, les convois de travailleurs forcés, la délation, les fouilles, les poux, le typhus, et l’hôpital où chaque jour déverse son lot de jeunes gens détruits, de faces brisées, de chair souffrante, la guerre en un mot, la terrible, l’interminable guerre et son cortège d’atrocités.

Ernst, l’étoile… brûle-t-elle encore des émotions, des sentiments, des peurs qui font la plus belle part de l’homme ? Ou la stricte observance d’un règlement paralysant a-t-elle réussi à la refroidir, à éteindre tout à fait l’humain en l’homme ? L’une des principales beautés du livre réside sans doute dans l’humanité dont Françoise Houdart a su nimber progressivement celui qui, au départ, n’était que le « Boche », notamment grâce à ce subtil mouvement de balancier affectif qui fait osciller le jeune homme entre la patrie et la terre occupée, la maison maternelle et celle où l’a déposé l’Histoire, les lettres d’Emma, la femme de son ami Eduard mobilisé comme lui, et les brefs dialogues échangés avec Juliette, son hôtesse contrainte : « De Juliette, la femme de l’ennemi, à Emma, la femme de l’ami. »

Subtilité des sentiments, zone limite, « orée » (Françoise adore ce mot), dépassement si paradoxal et si vrai des habituelles oppositions, dans une sorte de taoïsme du cœur où rien n’est tout à fait yin, rien tout à fait yang : « Tu ne peux ni t’émouvoir ni ne pas t’émouvoir. »

Une vaste fresque, soutenue par une extraordinaire documentation mais aussi par les témoignages d’une vieille dame presque centenaire en qui la narratrice verra la Laura, la petite fille de son histoire ; par la connaissance profonde, interne, assimilée, enracinée, incarnée chez Françoise, qui consacra sa vie à leur enseignement, de la culture et de la langue allemande ; par l’album d’Ernst K. enfin, ce « rallye du mystère », ce jeu de piste qui mène constamment la narratrice sur les traces de son personnage : « Ce qui te manque de lui, c’est dans le dessous du dessin. […] Toi, tu vas lire dans les blancs. » Dans les blancs de l’album, un mot dont on sait qu’il signifie « blanc ». Dans les blancs de cette histoire oubliée où Françoise Houdart tisse le fil noir de son écriture, dans une permanente complicité avec son personnage et avec son lecteur. Car, si tout roman est « l’écriture d’une aventure », selon la formule de Jean Ricardou, celui-ci devient aussi « l’aventure d’une écriture », où la narratrice nous livre, en parallèle avec l’aventure d’Ernst K., sa propre aventure d’écrivaine découvrant, au fur et à mesure de l’écriture, nouveaux indices, nouveaux témoignages, nouveaux éclairages, jusqu’à retrouver enfin, au moment d’écrire l’épilogue, les traces de l’homme Ernst K., ou plutôt Ernst Krüger, sa famille, sa maison, sa tombe…

Parmi les ouvrages référencés dans la bibliographie de Françoise Houdart, on trouve sans surprise quelques romans comme "Voyage au bout de la nuit" ou "A l’Ouest rien de nouveau", mais pas "Le Désert des Tartares". C’est pourtant à ce livre que j’ai songé à plusieurs reprises en parcourant le sombre chemin de l’étoile Ernst K., tant est prégnant ce thème de l’attente : « Dessinais-tu autre chose que l’attente ? » « Mourir d’attente, enfin. En fin d’attente. » Attente du combat, attente de la mort, attente de l’amour.

Il serait dommage d’attendre pour découvrir ce dixième roman, cet album de mots échafaudé sur un album de dessins, cette œuvre majeure que nous redécouvrirons avec autant d’émotion dans quelques années car elle dépasse infiniment les modes et les tics de notre temps. Ce gros livre, victorieux de l’amnésie, face auquel nous pourrons nous dire un jour, Françoise, avec la fierté d’avoir été de tes amis : « Tu signais Françoise H. »

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Résolument littéraire

9 étoiles

Critique de Lazercat (Haine-Saint-Pierre, Inscrit le 28 décembre 2008, 45 ans) - 14 avril 2011

Printemps 1917, village de Boussu, Borinage, Belgique.
Au sein d'un foyer moyen s'installe Ernst, un jeune "Boche", en transit vers le front. Au travers de ses rencontres fugaces mais intenses avec Juliette, la maîtresse de maison, Françoise Houdart nous propose un regard croisé sur les souffrances d'un peuple opprimé et les scrupules d'un soldat mobilisé idéaliste.
"Le chat devient un tigre assoiffé du sang des hommes qu'il chasse" (p.378)
Le récit est agréablement écrit à la deuxième personne, la narratrice imaginant les déambulations en terre boraine de l'ennemi Ernst à partir de ses croquis de voyage et du témoignage de Laura, la gamine du foyer dans lequel il avait, par décret, atterri.
Ce qui est intéressant, ce sont les nombreux parallélismes établis entre les conditions d'existence des deux côtés de la frontière allemande, par la grâce de la correspondance du soldat. Mais aussi les aventures diverses, parfois tragiques, parfois comiques, des membres de la famille "d'accueil".

Prose enlevée, dialogues savoureux, appositions nombreuses, phrasé imagé long et riche en vocabulaire. Françoise Houdart a une plume enchanteresse. On trouve dans ce livre un bel effort de documentation. Parfois, j'avais l'impression que les décors avaient plus d'importance aux yeux de l'auteur qu'aux miens, mais j'ai terriblement accroché et, si j'avais plus de moyens, ce livre viendrait certainement garnir la rangée "beaux romans" de ma bibliothèque personnelle.

" - Mais ne le bousculez pas ainsi, avait alors protesté la petite Laura. Saint-Nicolas, il doit pas parler comme nous. Je veux dire, comme les hommes. c'est pas un homme, d'ailleurs, Saint-Nicolas. Et là où il habite, il y a pas de Boches qui logent dans la maison des gens...
Juliette avait vacillé aux paroles ingénues de sa fille. Elle s'était retenue au bord de la table pour ne pas glisser sur le sol avec le sang dont son coeur se vidait, et qui s'écoulait en lents filets glacés tout le long de ses jambes." (p.290)

Merci Françoise Houdart !

Grande guerre ?

9 étoiles

Critique de Nothingman (Marche-en- Famenne, Inscrit le 21 août 2002, 44 ans) - 13 octobre 2006

Françoise Houdart nous livre, avec ce roman, une histoire toute en délicatesse. Sous fond de grande guerre, elle raconte le quotidien vécu par une famille de Boussu, dans la province du Hainaut. Famille, obligée d'accueillir en son sein l'un de ceux appelés boche, qui va modifier leur quotidien. Le portrait de ce soldat allemand est tout en nuances et progresse par petites touches. D'occupant détesté de tous, il va se muer progressivement en complice de la famille, sans jamais qu'on aille jusqu'à l'appeler l'ami. Françoise Houdart dépeint somptueusement cette époque en souffrances. Cette guerre qui a broyé tant d'hommes, tant de femmes, et pas seulement ceux qui étaient en première ligne. Pour cette raison, j'ai particulièrement aimé Emma, cette femme, veuve de guerre, qui souffre aussi malgré qu'elle soit en Allemagne : famine, maladie, travail acharné pour contribuer à l'effort de guerre, mortalité infantile,… Là-bas aussi, la guerre faisait des ravages.
J'ai aimé aussi ce travail de recherches de l'auteur, qui à partir de quelques indices (carnets de dessins quelques annotations) tente de reconstituer une image du soldat Ernst. En marchant sur ses pas, en redécouvrant les paysages qu'il a croqués, en écoutant religieusement le témoignage d'une vieille dame…Et si finalement cette image n'était pas toute proche de la réalité?
Autre point fort, la description du quotidien dans la guerre : les privations, la peur, les brimades, les éclairs de joie, parfois, au milieu de la grisaille,…
Témoignage sensible d'une guerre que l'on a appelé grande, en oubliant peut-être qu'une guerre, qu'elle qu'elle soit, ne le sera jamais!

Une nouvelle façon d'écrire en diachronie

9 étoiles

Critique de Ddh (Mouscron, Inscrit le 16 octobre 2005, 83 ans) - 16 juin 2006

Ce livre est digne d’intérêt à plusieurs titres : un sujet original qui n’a pas souvent été traité comme la vie dans notre province à l’arrière du front durant la Grande Guerre, un découpage singulier avec flash back qui traverse le temps de notre époque au début du siècle précédent, une enquête qui remue des archives pour découvrir ou imaginer un homme derrière un prénom.
Tous les personnages que l’auteur nous fait découvrir sont attachants : ils mènent une vie difficile dans ces moments de guerre, atroce pour tous, tant pour les occupés que pour l’ennemi : chair à canon pour les soldats alliés ou ennemis, vie dangereuse pour les occupés, pauvres victimes de privations, de dénonciations, de mesures disciplinaires autant aveugles qu’injustes.
Comme toujours, Françoise Houdart décrit avec minutie les endroits évoqués ; ce qui donne envie d’aller explorer ces châteaux, ces ruines au hasard entre Bonsecours, Quiévrain, le Caillou qui bique... Très original le découpage même du roman avec l’auteur qui se dévoile et d’autre part la vie des personnages à une autre époque ; ce qui aboutit à une symbiose entre Françoise et Ernst.

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