Le harem politique de Fatima Mernissi

Le harem politique de Fatima Mernissi

Catégorie(s) : Sciences humaines et exactes => Economie, politique, sociologie et actualités , Sciences humaines et exactes => Spiritualités , Sciences humaines et exactes => Essais

Critiqué par Eric Eliès, le 14 décembre 2025 (Inscrit le 22 décembre 2011, 51 ans)
La note : 9 étoiles
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De la condition des femmes en pays musulman : une lecture de l'islam par une sociologue marocaine, militante et féministe

Fatima Mernissa est une sociologue marocaine, décédée en 2015, dont le travail porte sur la place des femmes dans les sociétés musulmanes. Sa réflexion, dénonçant le patriarcat traditionnel et promouvant le pouvoir politique des femmes, était militante et ce livre, qui constitue son œuvre majeure, a d’ailleurs été interdit de diffusion dans plusieurs pays musulmans.

Fatima Mernissi présente sa réflexion comme issue d’une discussion de quartier. Au Maroc, les femmes ont depuis longtemps le droit de vote et d’être élues mais, sur un total d’environ 65 000 élus (au niveau local et national), on ne compte que 36 femmes (chiffre de 1986), comme si les femmes étaient ostracisées de la vie politique. Ayant demandé à son épicier pourquoi une femme ne pourrait pas diriger les musulmans, Fatima Mernissi relate qu’elle se retrouva vite isolée face au front uni des hommes présents, qui lui opposèrent un refus total fondé sur un hadith du Prophète : « ne connaîtra jamais la prospérité le peuple qui confie ses affaires à une femme ». Dès lors, la discussion dans l’épicerie fut rapidement close car la vérité d’un hadith ne peut être réfutée… Néanmoins, Fatima Mernissi ne s’est pas laissée abattre et, pour comprendre les causes de la situation actuelle, a voulu se plonger dans les textes sacrés (les versets du Coran et les hadith, qui sont les témoignages rapportés par des contemporains de paroles prononcées par Mahomet) et leur interprétation (le fiqh). Tâche immense et ardue, car les nombreux livres d’analyse et de commentaires écrits par les muffassir (spécialistes des textes, un peu l’équivalent pour le Coran des exégètes de la Bible) forment une somme littéraire considérable et complexe, difficilement assimilable par le non-spécialiste, d’autant qu’il existe de nombreux hadith, que les muffassir se donnent pour tâche de vérifier et d'authentifier en démêlant le vrai du faux. Le plus fameux des muffassir est Tabari (mort en l’an 310 de l’Hégire, soit 922 ap J-C), dont le « tafsir » fait référence malgré sa difficulté et son état inachevé. L’authenticité du hadith « ne connaîtra jamais la prospérité le peuple qui confie ses affaires à une femme » a été attestée.

On peut comprendre que le livre de Fatima Mernissi ait suscité émoi et colère dans le monde arabo-musulman car sa thèse, alors qu’elle avoue elle-même n’être pas une spécialiste du fiqh, est que les sociétés musulmanes – et donc l’islam actuel - ont trahi la parole originale de Mahomet, prophète d’une société de non-violence et d’égalité entre les hommes (où l’esclavage serait proscrit) et d’égalité entre les hommes et les femmes. Pour l’auteure, la parole de Mahomet s’est dès l’origine heurtée aux moeurs en vigueur dans une société arabe violente et clanique, divisée en tribus. A l’époque, la péninsule arabique était morcelée en tribus soumises à l’influence des empires byzantin (ex-empire romain) et perse, qui commerçaient ou se battaient au gré d’alliances de circonstances. Si La Mecque (qui était déjà un lieu de pèlerinage pour les arabes polythéistes) fut élu par Mahomet comme lieu sacré de l’Islam (et non Jérusalem comme les deux autres monothéismes), c’est pour mieux affirmer l’identité arabe. L’islam a permis d’unifier les peuples arabes sous une même croyance (et non plus par soumission dynastique) et leur a révélé à eux-mêmes une force qu’ils ignoraient détenir, qui leur a permis en quelques décennies de soumettre les empires qui autrefois les dominaient. L’islam est une religion très pragmatique, qui régit la vie quotidienne par des principes stricts reposant sur les fameux 5 piliers : faire profession de foi et se soumettre à Allah ; prier cinq fois par jour (la prière n’est pas vraiment une prière mais plutôt un exercice de méditation intense sur son rapport à Dieu) ; jeûner lors du ramadan ; pratiquer la charité ; faire le pèlerinage à La Mecque (pour ceux qui le peuvent). Ces principes visaient à transformer la société - polythéiste, violente (avec un recours fréquent à la razzia) et structurée par les liens du sang - et à éradiquer les « vices » qui irritaient Mahomet chez ses contemporains.

A cette époque, les femmes avaient peu de droits car elles ne prenaient pas part à la guerre, et ne contribuaient donc pas à la richesse du clan. Pour l’auteure, Mahomet a, au contraire, toujours respecté les femmes (d’ailleurs, le premier croyant fut une femme : Khadija, l’épouse de Mahomet) et leur a donné des droits égaux à ceux des hommes. Le « hijab » fut imposé comme un symbole d’interdiction visant à les protéger. Le « hijab », au sens de « rideau / voile », a plusieurs significations : il peut servir à cacher (et ce symbole n’est pas forcément positif en islam – par exemple, les soufis cherchent à dévoiler la présence de Dieu), à séparer ou à marquer l’interdit. Le « hijab » fut d’abord utilisé par Mahomet pour délimiter son espace intime contre tous ceux qui venaient le visiter à l’improviste et l’importunaient à toute heure. A l’époque, les disputes se réglaient souvent au sabre mais Mahomet, qui se distinguait par sa maîtrise et son souci d’éviter la violence, a cherché à imposer des règles de vie commune. Quand il étendit le « hijab » aux femmes, ce fut, dixit l’auteure, pour les marquer d’un interdit et les protéger de la violence des hommes, en empêchant qu’elles puissent être considérées comme un butin de guerre.

Fatima Mernissa évoque que les femmes, dans l’entourage de Mahomet, se distinguent par leur volontarisme et leur ton très affirmé, voire revendicatif. Ainsi, à la mort de Mahomet (le 08 juin 632), son épouse Aïcha prit la tête d’une armée et livra bataille (dite « bataille du Chameau » car le palanquin d'Aïcha était installé sur un chameau - pour l’auteure, le nom historique de la bataille est un euphémisme employé pour masquer l'importance d’Aïcha) afin de renverser le quatrième khalife, Ali, dont elle contestait la légitimité après l’assassinat du troisième calife et les tergiversations d'Ali pour venger sa mort. L’auteure cite d’autres femmes remarquables, comme Sakina, l’une des petites filles de Mahomet qui a toujours affirmé ses droits et ne s’est jamais soumise à ses époux successifs, auxquels elle avait interdit la polygamie, et qu'elle répudiait dès qu'ils contrevenaient aux règles qu'elle leur avait imposées. L’auteure déclare avoir été surprise du mépris ou de l'indifférence entourant l'importance de Sakina dans l’enseignement coranique, et certains commentateurs modernes nient même jusqu’à son existence historique. Ainsi, Mernissi relate que, lors d’une conférence, elle fut violemment interrompue par un imam qui s’écria que ses propos sur la vie de Sakina n’étaient qu'un tissu de mensonges car Sakina était morte à 6 ans.

Pour l’auteure, les musulmans modernes sont misogynes (ce que démontre la propagande entretenue par des ouvrages abondamment distribués dans tous les pays musulmans) et ne reconnaissent aux femmes que le droit d’être silencieuses et soumises au foyer. Cette situation remonte aux premiers temps de l’islam, quand les conquêtes rapides des Arabes ont transformé la religion en outil de pouvoir et ont permis aux hommes de rétablir leurs privilèges traditionnels, hérités de la société pré-islamique, clanique et patriarcale. Lors de la conquête (que les Arabes considèrent sans doute à tort comme leur âge d’or), les chefs des tribus ont soumis des populations et pris de nombreuses femmes en esclavage, parmi les plus belles et les plus remarquables. Ils ont réorganisé la polygamie et les esclaves ont, profitant de leur proximité avec le pouvoir, su efficacement intriguer pour permettre à leurs enfants d’occuper des responsabilités importantes. Les femmes de pouvoir étaient les esclaves du harem, et non les femmes arabes, qui revendiquaient d’être libres et d’aller « barza » (i.e. non voilées). En outre, l’exemple d’Aïcha et de la bataille du « Chameau », qui fit de nombreux morts et a divisé les croyants en deux clans antagonistes (c’est l’origine de la scission entre sunnites et chiites), a permis aux chefs musulmans de contester le rôle politique des femmes. C’est notamment la thèse d’Al-Afghani, pour qui Aïcha est la preuve utilisée par Allah pour démontrer aux hommes que les femmes ne devaient pas se mêler de politique parce qu’elles sont source d'immenses catastrophes.

Néanmoins, Fatima Mernissi insiste pour affirmer que cette interprétation est une trahison de la parole du Prophète. Mahomet, qui n’était au départ qu’un modeste commerçant de La Mecque, impressionna très vite ses contemporains par son habileté mais aussi par sa droiture et sa probité. A 25 ans, il épousa Khadija, une riche veuve de sa tribu. Mécontent des mœurs des hommes de La Mecque, Mahomet pratiquait des retraites spirituelles. Rapidement, il s’inquiéta d’entendre des voix, comme si les choses alentour (même des pierres) cherchaient à lui parler, puis de ressentir à ses côtés des présences invisibles. Il s’en ouvrit à Khadija et lui confia sa peur d’être fou, mais celle-ci le rassura. C’est en 610 que Mahomet reçut les premières révélations qu’Allah lui envoya via l’ange Gabriel. Il se mit à prêcher le monothéisme, à l’instar des Juifs et des Chrétiens (qui suscitaient alors une certaine fascination et même admiration par leur unité), dans une société polythéiste. Khadija fut la première à se convertir. Mahomet se mit alors à prêcher au rythme des révélations qui se succédèrent pendant 22 ans, comme un savoir venu du Ciel pour irriguer la Terre. Le Prophète recevait le message oralement et le retransmettait oralement. Il ne maîtrisait pas le rythme des versets et ne savait la fin d’une sourate que quand il recevait l’ordre de dire « au nom de Dieu, le clément et le miséricordieux ». L’ordre des sourates dans le Coran ne suit pas l’ordre de leur révélation. Les sourates révélées à La Mecque exposent le dogme et les devoirs du musulman, tandis que celles révélées à Médine, où Mahomet s’exila en 622 (la « Hijra », accomplie pour échapper aux Mecquois qui voulaient le tuer pour insulte à leurs dieux), répondent aux problématiques concrètes des premiers musulmans qui l’avaient accompagné. C’est à Médine que l’Islam est devenu Charia. La mort de Mahomet, qui avait refusé le principe d’une succession dynastique, a été rapidement suivie d’une période de guerre civile où sont apparus les hadith, chacun cherchant à se justifier d’une parole du Prophète.

Le hadith « ne connaîtra jamais la prospérité le peuple qui confie ses affaires à une femme » a été reconnue comme une parole authentique du Prophète. En cherchant à mieux comprendre son origine, Fatima Mernissi découvre que ce hadith a été rapporté par Abu Bakra, un disciple proche de Mahomet (un ancien esclave que Mahomet avait affranchi lors de sa tentative de conquérir la cité de Taïf). Celui l’aurait évoqué après la bataille du Chameau, où l’armée d’Aïcha fut défaite par celle du khalife Ali, en évoquant que Mahomet l’aurait prononcé en apprenant que l’empereur perse avait, à sa mort, été remplacé par sa fille. Pour l’auteure, Abu Bakra a rapporté de nombreux hadith opportunistes, en fonction du contexte, et ne peut être tenu pour une source fiable, car il a déjà été surpris à mentir et à porter des faux témoignages. En conséquence, le hadith n’aurait pas dû être authentifié. Et s’il fut validé, ce n’est probablement que parce qu’il servait les intérêts des hommes de pouvoir…

La lecture de cet ouvrage - clair, argumenté, et très engagé - est passionnante et suscite de nombreuses interrogations et réflexions. Je n’en sais pas assez sur l’islam pour savoir si la thèse de Fatima Mernissi est objective ou si elle est biaisée par militantisme féministe mais, quoi qu’il en soit, l’ouvrage illustre l’intensité des aspirations féministes dans les pays musulmans, telles qu’elles se manifestaient il y a déjà une trentaine d’années. Il est un peu regrettable que, dans son analyse, elle n’évoque pas - ce qui me semble aurait apporté de l'eau à son moulin - la pratique de l’islam dans les pays non arabiques, où des femmes exerçaient alors le pouvoir politique, comme Benazir Bhutto au Pakistan.

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