Théâtre, Messéniennes de Casimir Delavigne

Pas de couverture
Charger une image...

Théâtre, Messéniennes de Casimir Delavigne

Catégorie(s) : Théâtre et Poésie => Théâtre , Théâtre et Poésie => Poésie

Critiqué par Froidmont, le 23 septembre 2025 (Laon, Inscrit le 28 octobre 2022, 34 ans)
La note : 8 étoiles
Visites : 582 

Bon dramaturge et bon poète

A en croire l’introduction,
Il était un des plus grands noms,
Peut-être le plus admirable,
Le plus notable et remarquable
Que son temps ait pu nous donner.
Auteur abonné au succès,
Chaque production applaudie
Suscitait maintes jalousies ;
Et les revers qu’il a connu,
Tous les renvois, tous les refus
N’étaient que des mesquineries,
Des trahisons, des tromperies.
Je me méfie toujours un peu
Des discours qui ont trop de feu,
De ces élans dithyrambiques,
Des plumes à l’encre emphatique.
Ma foi, la seule opinion
Qu’on puisse se faire d’un nom,
C’est d’en traverser le royaume,
Les forêts vertes et les chaumes,
Les rivières aux flots d’argent,
Les marais aux flots croupissants,
Tout ce qui fait le créateur.
Ce jugement est bien meilleur.
Commençons donc cette aventure,
Avançons mesure à mesure,
Et rendons compte à chaque pas
Du jugement qu’on en aura.
Ainsi à la fin du voyage,
Nous saurons si ces paysages
Valent d’être encor parcourus
Ou s’il faut les mettre au rebut.



Les Vêpres siciliennes (1819)

La voûte céleste est ouverte
Sur les hautes frondaisons vertes,
Le vent souffle vers le levant
Emportant vers lui Lorédan.

Un nuage au ciel est plus sombre
Et semble s’agrandir dans l’ombre,
Les vents tournent vers le midi
Et Lorédan se tourne aussi.

Mais quand il faut que l’éclair frappe,
D’autres vents qui soufflent en grappe
De l’est vers l’ouest emporteront
Lorédan au coupable front.

Un vent cinglant né de la France
Menace un père, et son engeance
Vers le sud oriente ses yeux,
Son bras frappe à l’ouest et s’en veut.

Et c’est alors que les vents tombent.
Pour un mort on creuse deux tombes.
Le silence pèse dedans :
La girouette dort au vent.

* * *

Une correcte tragédie
Et passablement réussie,
Mais qui brille de peu d’éclat
Sans pour autant tomber des bras.
Le vers est bon dans sa structure,
Bien rythmé, d’une valeur sûre
Qui donne à lire du plaisir
Et demeure aisé à saisir.
Mais elle va un peu trop vite
Pour être une vraie réussite :
Des personnages sont bâclés
Que deux scènes auraient croqués
D’une esquisse bien plus précise,
Et leur soutien ou leur traîtrise
En eût été plus évident.
Je cite en premier Lorédan,
Insupportable girouette,
Et son Amélie la simplette
Qui grille tous les conjurés
Pour clore en : « Oups ! Mais qu’ai-je fait ? »




Les Comédiens (1820)

Cette journée fut épuisante !
Sa fuite m’a paru si lente
Que j’ai bien dû prendre dix ans
A en traverser le courant !
Heure au repos, vidons nos poches !
Qu’est donc ceci dans ma sacoche ?
Ah ! C’est ce méchant manuscrit
Que très sottement j’ai promis
De lire au lever de la lune.
Oh ! Sa lecture m’importune !
Et ce jeune auteur bouche en rond
Qui dès demain remonte au front
Voudra savoir ce que j’en pense.
Il cherche un juge de confiance.
En d’autres temps je l’aurais fait,
Mais ce soir ce me semble un faix…
Tant pis pour lui et pour sa pièce !
Que des sauvages me dépècent
Plutôt que d’en lire un seul mot !
Je n’aspire plus qu’au repos.
Mais que vais-je demain lui dire ?
Je dirai que je l’ai pue lire
Et je brosserai son orgueil
En l’accueillant fort dès le seuil,
L’appelant « prince des poètes »,
Lui assurant que la gazette
Accueillera bien ce projet
Et qu’il est certain du succès,
Qu’on ne tarira plus d’éloges,
Qu’il ne restera plus de loge,
Que le théâtre fera plein.
Il sera content, le coquin !
Et s’il déroule un questionnaire,
Je lui vanterai son Valère !
Et s’il me dit qu’il n’en est pas …
Je dirai que c’est un appât
Dont on ne fait l’économie
Au sein d’une œuvre de génie,
Qu’une pièce comme il se doit
A un Valère sous son toit,
Et que s’il veut qu’on s’époumone
A s’en fracturer la bonbonne,
Il est décent qu’il en ait un.
Sans cela le brandon s’éteint !
Tout est posé, tout est en règle :
Le nid attend d’accueillir l’aigle,
Ne le laissons donc pas languir.
Voyons demain, allons dormir !


C’est une bonne comédie
Imparfaitement réussie.
Le ton est bon, frais et léger,
Les traits d’humour sont recherchés.
Point de bas, de bouffonnerie,
D’insulte ou de faible saillie,
Mais plein d’élégants traits d’esprit :
On sourit bien plus qu’on ne rit.
C’est la comédie élégante
Avec raffinement piquante.
Mais cette multiplication
Lors des actes d’exposition
Cette multitude d’intrigues,
C’est pour qu’un petit champ s’irrigue
Utiliser un océan.
On s’y noie et c’est malséant.
Tout certes trouvera sa place,
Mais le début quoi qu’on y fasse
Est confus et trop généreux.
Il l’eût fallu parcimonieux.
Passés ces deux pénibles actes,
Vers l’acmé de l’œuvre on se tracte,
Alors tout n’est plus que plaisir
Et propice à mieux nous saisir.
J’en ressors un sourire aux lèvres
En pardonnant cette fin mièvre.
Néanmoins on constate bien
Que la pièce a de nombreux liens
Avec quelques œuvres passées,
L’action est juste déplacée :
On trouve un Alceste en Victor
(Ou un Cyrano en essor),
On y pastiche du Corneille :
C’est un hommage que se paye
Delavigne qui dit pourtant
Son sujet neuf, sans précédent !
Mais qu’on le déteste ou qu’on l’aime,
C’est encore du dix-septième
Qui fait différent au dehors
En jouant un nouveau décor.
La bataille du personnage
Ne fait pas encore ici rage,
Des caractères sans relief.
Ce n’est pas vraiment un grief ;
C’est un constat qui fait comprendre
Que Hugo ait pu le descendre.
Delavigne peut bien clamer
Qu’il est berceau de nouveautés,
Sa plume demeurant classique
Effarouche les romantiques.

Le Paria (1821)

Parce que je suis né de lui,
Parce qu’autrefois il a fui
Loin des villes et loin des Hommes
Par la loi de Dieu ou tout comme,
Loi d’un brame qui l’appliqua,
Je suis devenu un paria.

Comme je viens de ses entrailles,
Les Hommes devant moi défaillent,
Et je n’ai pas le droit d’aimer
Une femme sans l’entacher.
Je suis banni de leur présence,
Être vu c’est mourir d’avance.

Pourtant j’aime, à braver leur loi.
Brama m’emporte si ma foi
Ne vaut pas celle du grand prêtre
Quand elle est tournée vers ton être,
Ô fleur du Gange à la peau d’or.
Tes beaux yeux valent bien la mort.

* * *

C’est une bonne tragédie,
Étrange mais bien accomplie,
Car celui qui paye le plus
Est moins coupable pour nos us.
C’est un sacrifice héroïque
Qui montre une Inde tyrannique.

Et pour le spectateur d’antan
Sans doute ce récit sous-tend
La crainte des grands fanatismes,
Un goût marqué pour l’exotisme,
Et peut-être un mépris hautain
Pour ces barbares d’indiens.

Mais Alvar montre qu’en nos terres
Ces faits ne sont pas un mystère.
Il était un humble chrétien
Qu’un anathème rendit rien.
L’errance l’attendrait encore
S’il n’avait croisé Idamore.

L’enseignement à en tirer
Est qu’il ne faut pas limiter
L’histoire à une Inde barbare.
Il éclaire plus loin, ce phare ;
Son halo balaie jusqu’à nous,
Sujets à ces massacres fous.

L’écriture, elle, est toujours belle.
Des trois lues pour l’heure c’est elle
Que je hisse en haut du podium.
Delavigne à son maximum ?
Ou avant-goût d’un ciel plus large
Qui repousse plus loin sa marge ?

L’école des vieillards (1823)

Est-ce un grand tort que d’être vieux ?
N’ai-je donc plus droit d’être envieux ?
De voir passer les jeunes femmes,
De nourrir pour elles des flammes
Sans écoper d’un noir regard
Soupçonneux, tranchant, sans égard ?
Aimer la beauté, la jeunesse
Sans la forcer, qui cela blesse ?
Mon âge me limite-t-il
A n’aimer que le vieux, le vil ?
Mais j’ai un sens de l’esthétique !
Une plus jeune, c’est logique,
Peut me trouver fort déplaisant ;
Or pourquoi donc moi à présent
Ne percevrais-je plus leurs grâces ?
Ne verrais-je quand elles passent
Plus la fluidité du jupon,
La taille fine et le sein rond ?
Car la Beauté jamais ne change,
Et j’aime son divin mélange !

* * *

Cette comédie vaut le coup !
Le rire y reste par à-coups,
Mais sa tonalité plaisante
Me la rend tout à fait charmante.
Elle a un point original :
Si on y retrouve sans mal
L’inspiration prise en Molière,
Hortense a bien d’autres manières
Qu’une Agnès n’en put avoir :
Déjà elle a épousé le vieillard,
Semble l’aimer ou le respecte.
La tromperie lui semble abjecte :
Elle repousse ainsi le duc
Qui lui distillait de doux sucs.
Est-ce amour ? Est-ce sacrifice ?
Don de soi ou geste complice ?
La pièce ne l’expose pas.
C’est beau ou c’est un triste état.
Quoi qu’il en soit ce cher Danville
Laisse sa femme libre en ville,
Conscient qu’elle est jeune et lui vieux,
Qu’elle doit s’amuser un peu.
Contre lui est sa jalousie,
Mais il s’en veut et s’en récrie,
Corrige son comportement.
Chacun fait un pas en avant.
Point de barbon, de tyrannie,
De coquette, de tromperie,
Mais un couple qui se construit,
S’apprivoise, se définit.
C’est neuf, c’est frais pour son époque,
De la vieillesse on ne se moque,
Pas plus que des jeunes d’ailleurs :
On cherche à comprendre les cœurs,
La famille recomposée,
L’écart d’âge dans l’hyménée.
Si Bonnard dit en conclusion
Que ce couple est une exception,
L’angle n’en est pas moins moderne,
Encore aujourd’hui nous concerne.

La Princesse Aurélie (1828)

En touchant aux plus hauts sommets
On voit bien moins le ciel bleuté.
Cerné, piégé par la grisaille,
Votre cœur doit être sans faille ;
Et s’il en est une qui vient,
A votre rang seul il convient
D’en dissimuler l’étendue,
Impudique comme peau nue.
Si une flèche perce au cœur,
Comblez l’auteur de vos rancœurs ;
Soyez hivernale, glaciale,
Froide, transie et hiémale ;
Coupez court à ses compliments,
Accusez-le de boniments.
Car si la cour voit la faiblesse,
Il y naîtra de la bassesse.

* * *

Comédie avare en éclats,
Où pour quelques mètres nos pas
Peuvent fouler de la richesse,
De la beauté, de l’allégresse,
Mais si riches soient les tapis,
Si raffinés soient les lambris,
Le sol où le pied pèse grince
Et le froid par les murs nous pince.
Les tapis sont tissés de vers
Beaux, délicats comme l’éther ;
Les lambris sont les personnages
Dont deux d’entre eux pour moi surnagent :
Policastro, le médecin,
Qui tient le comique en ses mains,
Et puis la princesse Aurélie,
Une intrigante de génie
Qui malgré sa minorité
Sait prévoir et manipuler.
A l’œil attentif une lame
Semblera de moins bonne gamme ;
Par là le froid vient s’infiltrer,
Mais nous y reviendrons après.

Le problème c’est la structure,
Tout est confus dans l’écriture.
Ce sont des intrigues de cour,
Silences, pièges et détours,
Or le public pour sa défense
N’est pas mis dans la confidence :
On regarde et on comprend peu
A quel étrange et sombre jeu
Se livre la jeune Aurélie.
Elle agit mais l’ombre la lie.
Tout est dans l’interprétation,
Le non-dit, l’échec, le soupçon :
On regarde et on interroge
Depuis la chaleur de nos loges
Quelles sont ses motivations
Sans être sûrs d’avoir raison.
Dès lors Beatrix, confidente,
N’a pas de fonction évidente.
C’est un rouage de l’engin
Dispensable, inutile et vain.
C’est une narration subtile
Donc d’appréhension difficile.
Vient alors un autre pourquoi
Sur Beatrix et ses émois.
De nombreuses scènes qui durent
Développent ses aventures,
L’amour que sent Policastro,
Amour qui reste sans écho,
Sa liaison avec Alphonse
Qu’un exil pour toute semonce
A tué il y a longtemps,
Ainsi que son dernier amant,
Le régent comte de Sassane
Qui l’abandonne et se pavane,
Espérant dans son ambition
Devenir roi de la nation.
A quoi ces histoires nous mènent ?
Beatrix trahie, en déveine,
Sert de prétexte à un aveu
Qu’Alphonse retenait, nerveux.
Voilà un bien piètre artifice
Qui met Beatrix en coulisse.
Et que devient-elle à la fin ?
Sans serment, sans main dans sa main.
Alphonse épouse la princesse,
Sassane est taxé de bassesse
Et le pauvre Policastro
Demeure seul sur le carreau.
On en sort avec sur les lèvres
Un goût de sel, un goût de fièvre,
Un goût piquant d’inachevé
Qui laisse un lecteur affamé.

Marino Faliero (1829)

Cette cause me semble juste,
Le bon droit couronne nos bustes,
Mais que le seigneur Lioni,
Qui fut si bon, si investi
A sécher toutes mes tristesses,
Pâtisse aussi de ces bassesses ;
Qu’on l’égorge comme un cochon,
Voilà qui passe ma raison.
Bertram, ta fierté vénitienne
Commande que tu le préviennes,
Qu’au moins ses pas soient loin du lieu,
Du théâtre des séditieux.
Et s’il doit m’en coûter la vie,
Si les conjurés me convient
Sous la lune d’un prochain soir
Dans quelque ténébreux mouroir,
Ayant appris quel est mon crime,
Je m’exposerai en victime,
Tendrai sereinement mon cœur,
Sûr d’avoir gardé mon honneur.
Je sais que c’est la voie du traître,
Mais sommes-nous nos propres maîtres ?
Puis-je couper à ce devoir ?
Puis-je laisser sans m’en vouloir
Mon protecteur sentir la lame
D’un couteau sanguinaire, infâme ?
Allons, Bertram, fais ce que dois,
Dessus ton buste est le bon droit.

* * *

Une autre bonne tragédie
Assez bien faite et réussie.
L’écriture y est un bonheur
Que j’ai lu d’une égale humeur ;
Rien sur ce point n’est à reprendre :
C’est fluide, c’est beau, c’est à fendre
Le plus insensible des cœurs
De montrer de telles horreurs
Avec un aussi doux langage
Qui en allège le bagage.
Pour la constance d’un écrit
Qui à chaque fois m’éblouit,
Je salue bien bas le poète.
Et si nos mémoires s’arrêtent
Face à ce nom mystérieux,
L’acte d’un lecteur curieux
En perpétuera la mémoire,
En ressuscitera la gloire.

Néanmoins la structure encor
Pèche quelque peu sur les bords.
Bertram est le nœud du problème,
C’est par lui qu’en un matin blême
Marino Faliero mourut.
Pour moi ce nœud est incongru,
Car son lien de client fidèle
Avec l’ennemi des rebelles
Ne nous est exposé que tard,
Juste après son coup de poignard.
La conjuration est trahie
Et toute la salle est saisie.
On pouvait certes remarquer
Que Bertram était décalé
En ne montrant aucune joie
Quand les conjurés se déploient,
Mais une scène sur son cas
Aurait eu tellement de poids
En nous exposant son dilemme
Pour le mettre au cœur du problème.
Un Bertram bien mieux présenté
Eût fait un gain de qualité.

Une remarque m’est venue
Devant la mise en garde crue
Que Faliero fait aux puissants,
Sur l’abus de pouvoir des grands.
L’avènement des Trois Glorieuses,
Une France hostile et nerveuse
Se faisaient-ils déjà sentir
Un an avant de parvenir ?

Louis XI (1832)

Seigneur, gardez mon corps auguste
Contre les insultes injustes
De la vieillesse et de la mort.
Tout l’État s’attache à mon sort,
Tout y dépend de ma personne,
Tout contre mon esprit résonne.
On ne peut se passer de moi
Comme un tribunal de ses lois.
Pourtant je l’entends quand je fouille
Les ténèbres, cette mort grouille
Autour de moi, cherche mon sein,
Tantôt sous l’aspect d’assassins,
Tantôt comme une raillerie
En invisible maladie.
Ils sont partout, je les entends,
Ils ignorent que je les sens,
Que sans voir je sais leur présence
Et que j’ai même connaissance
Des complots tissés contre moi.
Je sens cet éclair pâle et froid
Qui m’observe à l’ombre des voûtes,
La lame d’un poignard sans doute ;
J’entends ce claquement des dents,
Le bruit d’un estomac grondant
Et cette haleine qui empeste,
Sans doute une vilaine peste.
Gardez ces monstres loin de moi
Ou donnez-les à d’autres rois,
A des ducs, des comtes, des dames,
Des abbés, des clercs, des vidames,
Des bourgeois, des gueux, des vilains,
Des vagabonds, des chats, des chiens.
Tout mon peuple abonde en vermine
Pour prendre le coup qui termine
Et me préserver de la mort.
Aussi Seigneur donnez l’accord
Pour qu’à tous les maux je survive,
Pour qu’à tout jamais Louis vive.
Et s’il entre dans vos desseins
Que ma lignée ouvre ses mains
Pour qu’une âme de ce sang passe,
Prenez donc mon fils à ma place.

* * *

Cette tragédie a du sel
Et semble inspirée par Cromwell :
C’est plus un drame romantique
Qu’une vraie tragédie classique.
L’ampleur de la pièce déjà
Nous fait tendre à cette idée-là,
Dépassant son dernier ouvrage
D’un bon surplus de dix-sept pages,
Surplus qu’il faut voir en plus grand :
Le texte étant mis constamment
Sur deux colonnes compte double.
Chaque page en soi se dédouble.
Mais ce qui le rapproche plus
Du chef-d’œuvre, du maître opus
C’est le sublime et le grotesque
Qui forment une même fresque.
Si ce n’est pas aussi brillant
Que ce que Hugo fit avant,
La lecture en reste admirable
Et à plus d’un égard louable.

Le personnage de Louis
Est tout bonnement inouï,
Épais dans ses peurs, sa folie,
Âme meurtrière et meurtrie.

Mais je remarque toutefois
Que c’est bien la troisième fois
Sous la plume de Delavigne
Qu’une femme se montre indigne
De garder pour elle un secret
Et condamne des conjurés.
Ce ressort à force s’écule
Et son acceptation recule.
Les personnages féminins
Dans ses tragédies valent moins,
Tas de pleureuses maladroites
Dont les épaules se déboîtent.
Pourtant Marie me plaisait bien
Avec son petit air mutin,
Mais sa bêtise me la gâche
Et ce renversement me fâche.
Pourquoi jeter de ces décors
La femme au caractère fort ?
Il a su faire une Aurélie.
Alors pourquoi ses tragédies
Insultent la féminité
En la montrant sans fermeté,
Fragile, livrée, sans cervelle,
Bonne à pleurer et être belle ?
Je veux une femme de poids
Qui sache en imposer aux rois ;
Je veux une femme de poigne
Dont les deux mains parfois se joignent
Non pour implorer mais saisir
Les battants de son avenir.

Les Enfants d’Édouard (1833)

Le monde est composé de charmes,
D’amour, de bontés qui désarment.
Rien n’y saurait être mauvais,
Rien n’a besoin d’être sauvé.
Un oncle, un régent, presque un père
Ne peut être que débonnaire,
Et bien qu’un messager inquiet
Expose ses sombres projets,
Parle de prison et de crime,
De ce dont nous serons victimes,
Que tout concorde avec ces mots,
Que chaque acte montre un maraud,
Le chant de l’oiseau qui gazouille,
Mon frère et sa mignonne bouille,
Le soleil qui chauffe ma peau,
Tout est si joli et si beau
Que je ne puis seulement croire
Que puissent venir les déboires.

* * *

Je suis partagé cette fois
Entre un poids et son contrepoids,
Sans pourvoir dire avec confiance
Vers où va pencher la balance.

Élisabeth autant qu’Édouard
Sont aussi naïfs que des gniards.
Tout leur hurle des évidences,
Tout recommande la défiance,
Et ils se ravisent toujours,
En reviennent au premier jour ;
Et l’on meurt pour les mettre en garde
Pendant qu’eux doutent et s’attardent,
Suspectent, absolvent Glocester,
L’appellent leur lord protecteur.

À l’opposé de la balance,
Collaboration et méfiance.
Collaboration de Tyrrell,
Tiraillé entre deux appels :
Celui de son âme vendue
Et sa paternité perdue.
Son tiraillement m’a touché :
Il veut mais ne peut qu’à moitié,
Accepte et répugne à la tâche.
Trop honnête pour être lâche,
Mais trop lâche pour être honnête.
Shakespearien des pieds à la tête !
Et la méfiance est pour Richard,
Duc d’York et, quoiqu’il soit moutard,
Est celui qui brille d’astuce,
Vif et pimpant comme une puce.
Je me suis attaché à lui :
Il est le soleil dans la nuit,
Une clarté qui nous réchauffe
Contre Glocester qui nous échauffe.
Pourtant c’est lui qui court devant
Sa mère dans un guet-apens,
Alors qu’il l’avait convaincue
De bien garder Glocester à vue,
De fuir la tour et ses soucis.
Sa logique m’échappe ici …

L’écriture garde son aise,
Quoiqu’elle abuse des diérèses.
Y-ork en deux sons m’amusait ;
Pour É-dou-ard, je m’esclaffais.
On comprend bien que Delavigne
N’a jamais lu, même une ligne,
D’anglais tant se tord de douleur
La prononciation de Glocester :
C’est Glo-ces-ter qu’il faut le lire.
Un son de plus que pour le dire.
C’est plus là un point amusant
Qu’un défaut véritablement.




Don Juan d’Autriche (1835)

Aimer et affronter le monde,
Combattre le monstre qui gronde,
Contre un frère et la religion,
Vaincre le roi, l’inquisition.

Sara, ma douce fleur, ma juive,
Si mes paroles sont naïves,
Mon cœur déborde de passion,
Voit par-delà nos religions.

Dussé-je affronter tous les diables
Ou les inviter à ma table,
J’accepterais la damnation
Pour pouvoir vivre ma passion !

Qu’on garde loin de moi la bure !
Sur mon corps, c’est une imposture :
Telle n’est pas ma vocation.
Ce serait pis que damnation !

Sara, castillane déesse,
Loin de toi tout mon cœur se blesse.
Je crains l’excommunication,
Si j’abjure ma vocation.

* * *

C’est une étrange comédie
Qui a des airs de tragédie.
Un coup de pouce différent
L’eût fait tragique entièrement.
Si la fin a su rester douce,
Tout ce qui vers elle nous pousse
Est fait d’angoisses et de peurs,
Nervé de serrements de cœur.
On tremble plus qu’on ne s’amuse ;
Et si quelquefois une ruse
Nous dérobe un petit plaisir,
On se reprend vite à frémir.
Philippe est intense et despote,
Et sa menace partout flotte,
Si pressante et d’un poids si grand
Comme un redoutable torrent,
Qu’on oublie le mot « comédie »,
La légèreté qui la lie,
Pour en garder la gravité
Qui fait plus son identité.

Ajoutez aussi que la pièce
Est tout en prose, et l’allégresse,
Sans être absente entièrement,
Va peu à peu s’atténuant.
Elle n’est pas désagréable,
Mais elle n’est pas mémorable.

Une Famille au temps de Luther (1836)

Puis-je laisser la damnation
Frapper chez moi sans réaction,
Prendre dans son char noir mon frère,
Emporter son âme sous terre ?
Agir, agir, il faut agir,
Pour son bien le reconvertir,
Ranimer sa foi défaillante,
Semer, faire croître la plante,
Le ramener dans les prés bleus
Où paissent les brebis de Dieu.
Seule vaut la foi catholique,
Toute autre foi est hérétique.
Je dois l’éloigner de Luther,
Je dois l’éloigner de l’Enfer.

Il faut aussi que je résiste
Au doux spectacle auquel j’assiste :
La chaleur d’un foyer perdu,
Les bras d’une mère tendus,
La complicité de mon frère,
Le spectre bienveillant d’un père,
Ma nièce et sa vivacité,
Tout cela pourrait me tenter.
Garde ta fermeté chrétienne,
Car ta foi est vraie, non la sienne ;
N’écoute pas, ne cède pas,
Ne deviens pas un apostat …
Dieu a dressé là ton épreuve :
Triomphe et tu feras tes preuves.

* * *

Une tragédie de bon ton
Qui charge un peu la religion
Et ce qu’elle a d’intolérance,
De fanatisme et de démence.
Aucun des camps n’est innocent,
Chacun se montre intolérant,
Et de là naissent les disputes
Et l’amour se transforme en lutte.
C’est son grand thème de la fin,
Don Juan déjà sous ses mains
Tolérait par amour la juive ;
En tragédie, c’est la dérive,
Le crime doit être accompli,
Le drap se froisse et fait des plis,
Rien ne redevient beau et lisse
Une fois entré dans la lice.
Ce sont deux textes en miroir :
L’un grince d’un grand désespoir
Et dans les doux vœux se termine,
L’autre dans la joie s’achemine
Pour se terminer dans l’horreur.
Les deux parlent d’un même cœur.

Toutefois la fin vient trop vite :
Elle court et se précipite.
On croit que tout est résolu,
Que l’amour a enfin vaincu,
Que la famille est réunie,
Que le soleil chasse la pluie,
Mais un nuage plus discret
Gonfle comme un coup de sifflet,
Obscurcit d’un seul coup la scène,
Étouffe dans l’ombre la graine.

Outre cela j’ai bien aimé
Le vers d’abord, pur et léger,
Puis cette échelle domestique
Loin de la grandeur historique.

Les Messéniennes

L’Histoire est un vaste sujet
Dont les racines ont plongé
Dans la profondeur de l’abîme
Et dont croissent toujours les cimes.
Des grecs jusqu’à Napoléon,
De l’arc jusqu’au bruyant canon,
A l’orée de Louis-Philippe,
Aux révolutions qui s’agrippent,
Monsieur Delavigne parcourt
De ces arbres quelques contours.

Et j’y ai trouvé moins de charme :
Le vers libre usé me désarme.
Son bercement boiteux m’endort,
Mon esprit s’enfuit en son for
Et rejaillit plein de surprise,
Vingt vers ayant passé sans prise,
Le courage souvent absent
De reprendre au point précédent.
J’en puis donc être mauvais juge,
Et que m’emporte le déluge
Si mon sentiment est trompeur,
Mais il m’a semblé en mon cœur
Qu’ils avaient moins de consistance,
L’air « poésie de circonstance »,
Sans patte ou personnalité,
De celle que je ressentais
Dans chaque vers de son théâtre
Et qui changeait mon cœur en âtre.
Certains vers m’ont même semblé
Être le comble du mauvais
Et, tout en lisant ces deux liasses,
M’arrachaient parfois des grimaces.
C’était un auteur balbutiant
Qui composait ses premiers chants ;
Pardonnons donc à ces faiblesses
Qui se mueront en robustesse.

Chants populaires

Quatre petits rameaux dont un
M’a semblé fleuri de jasmin :
Les trois autres sont agréables,
Mais lui est vraiment formidable !
« Le chien du Louvre » m’a ému,
Et d’emblée mon cœur l’a promu
Bien au-dessus de ses trois frères
Qui pâlissent à sa lumière.
Question de sensibilité :
Si Delavigne avait conté
Une histoire en tout point semblable
En changeant ce chien adorable
Par un enfant de corps humain,
Je sais que je l’aimerais moins.
J’en eusse été touché quand même
En me bornant à dire « j’aime »,
Mais qu’on montre un cœur animal
Qui se fendille et qui a mal,
L’émotion va plus loin encore,
Je ne dis plus « j’aime », j’adore.


Discours

Deux discours d’inauguration,
Un autre d’intronisation
Et un hommage au grand Corneille,
C’est bon sans être des merveilles.
J’apprécie toutefois leur air,
Tissé de rimes et de vers,
Au point que pour l’Académie,
Je conspue la prose aplatie
Qui ôte côtes et reliefs
Pour un plat et ennuyeux fief
A la gloire d’une âme d’ombre,
Un inconnu parmi le nombre
Nommé Ferrand, grand en son temps,
Que le temps va rapetissant.

Épîtres

Petit corpus de deux épîtres
Déployées comme des élytres.
L’une va vers les immortels
Pour un débat universel
Sur le bonheur et sur l’étude,
Un sujet vaste autant que rude,
Mais tout de même intéressant,
Qu’il a mené tambour battant,
Osant braver l’académie
Avec esprit et bonhomie.
L’autre au ton et poids plus légers
S’élève de doigts enrhumés
Pour voler jusqu’à Lamartine
Dont la plume a été si fine
Qu’elle a apaisé les tourments
D’un Delavigne au nez coulant.
J’aime surtout dans la deuxième
Qu’elle marie l’éclat des gemmes
Avec la bassesse des faits
D’un rhume qui peine à passer.
C’est là toute la poésie
Qui met de l’or, de la magie
Dans la prose-réalité,
Qui voit dans la graine le blé.

Études sur l’Antiquité

Ces compositions-là m’enchantent.
Qu’un poète compose et chante
Sur ce qu’on a déjà chanté ;
Qu’avec sa sensibilité
Il en transforme ou fortifie
Le souffle, le cœur, la magie ;
Qu’il en retravaille l’aspect,
Lui donne des aspérités
Ou l’arrondi léger d’une arche
Me rappelle trop ma démarche.
D’une part j’aime son talent,
Car il le fait superbement,
D’autre part j’aime que résonne
Cette harmonie en nos personnes.

Poésies de la jeunesse de l’auteur

C’est déjà bien plus inégal,
Mais cela se comprend sans mal.
Ce sont des œuvres de jeunesse,
Et qui font déjà la promesse
D’un talent en train de germer,
Tout appliqué à progresser.
Le poème sur la vaccine
Est une perle rare et fine
Qui embrasse tous les aspects
Qui environnent le progrès :
C’est un acte de poésie
Mais aussi de sociologie.
Sur de plus simples ornements,
L’hommage au plus grand de son temps,
Effacé de bien des mémoires,
Delille, à longs traits se peut boire.
Les autres textes marquent moins ;
Sans être nés de mauvais soins,
Ils n’ont pas la même lumière,
La même élévation légère.





Conclusion

Delavigne vaut-il encor
Qu’on parcourt ses vers, ses décors ?
Sans doute sa littérature
N’a pas laissé une griffure,
Une sorte de souvenir,
Vraiment profonde dans le cuir
De notre histoire littéraire,
Mais exigeons-nous ce calvaire
De chaque artiste-créateur ?
L’art n’est-il que rénovateur,
Bouleversement, chair nouvelle,
Révolution à tire-d’aile ?
Les amoureux de sensations
Vous diront « oui » avec passion,
Qu’une plume extraordinaire
Seule aura le droit littéraire
De prétendre à l’embaumement.
Le reste étant perte de temps.
Mais si l’art a ses dieux-momies,
Ses icônes d’idolâtrie,
Ces étoiles d’un grand éclat
Justifient-elles qu’on n’ait pas
Un souvenir ou un hommage
Pour les oubliés du même âge ?

J’aime ces plumes du passé
Que le temps n’a pas épargné.
Et je plonge en spéléologue
Dans ces eaux où peu encor voguent.
J’y trouve parfois des trésors,
Parfois un corps craqué et mort ;
Mais c’est un pieux et doux voyage
Qui commence en tournant des pages
Et finit avec un contact,
Ou une étreinte ou un impact,
Avec un esprit et une âme,
Un maillon perdu de la trame.

Delavigne a de la valeur !
Pas celle d’un réformateur,
D’un génie ou d’un chef de file.
C’est plus modeste et plus fragile,
Et probablement que le temps
Enterrera sous son cadran
Ce qui pour l’heure encor subsiste
De ce qui reste un bel artiste.
Et je me console beaucoup
De ce que Delloye et Lecou
Aient fait son livre si solide
(Cent quatre-vingt-neuf ans sans ride).
Il vivra au-delà de moi.
Peut-être sous un autre toit
D’autres yeux verront en ces lignes
La rédemption de Delavigne.

Connectez vous pour ajouter ce livre dans une liste ou dans votre biblio.

Les éditions

»Enregistrez-vous pour ajouter une édition

Les livres liés

Pas de série ou de livres liés.   Enregistrez-vous pour créer ou modifier une série

Forums: Théâtre, Messéniennes

Il n'y a pas encore de discussion autour de "Théâtre, Messéniennes".