Les témoins (1942) de Ilarie Voronca

Les témoins (1942) de Ilarie Voronca

Catégorie(s) : Littérature => Francophone , Théâtre et Poésie => Poésie

Critiqué par Eric Eliès, le 8 mars 2025 (Inscrit le 22 décembre 2011, 50 ans)
La note : 10 étoiles
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Poésie d'espoir et de désespoir : annonce du monde à venir dans les ruines du monde présent

Cette mince plaquette de 13 poèmes, imprimée en 1980 par les revues « Jalons » et « Le populaire », est la reproduction en fac-similé du recueil « Les témoins », publié en 1942 par les éditions « Le méridien ». Y chante une voix solitaire, mais forte, qui affronte la solitude et l’inhumanité du monde contemporain, mais qui vibre aussi d’espoir dans l'annonce et la célébration d’un autre monde à venir, comme si toutes les souffrances endurées étaient gravides d'un « bonheur pressenti » (titre d’un des poèmes du recueil). Ainsi que de nombreux poètes et intellectuels roumains qui ont fui la montée des totalitarismes, Ilarie Voronca, qui était un poète reconnu en Roumanie, avait, avec son épouse Colomba, pris le chemin de l’exil dans les années 30 pour se réfugier en France, où il connut une existence précaire d’émigré avant que sa poésie, directement écrite en français, soit également reconnue dans son pays d’adoption, où il devint un poète aimé de ses pairs. Dans sa préface, Jean-Paul Mestas prend soin de souligner que Voronca n’a jamais eu le souci de suivre les courants à la mode et n’a jamais cherché la gloire littéraire : sa poésie, emplie de tendresse envers le monde et de sensibilité ouverte au rêve et aux forces de la nature, était profondément personnelle. On ne peut que déplorer que cette voix (à laquelle Hélène Cadou a rendu un très bel hommage dans ses poèmes d’après-guerre) ne soit presque plus audible aujourd’hui (JP Mestas déclare – non sans raison – que nous n’avons plus assez de ressources morales pour nous vouer véritablement à la poésie, et la considérer autrement que comme un exercice de littérature ou un vain bavardage) et que les recueils de Voronca soient devenus introuvables (même si on peut louer les récentes publications d’un petit éditeur : L’arbre). Voronca, qui s’est suicidé en 1946, rongé de désespoir et de solitude dans les décombres fumants d'un monde détruit par la guerre, et ayant cru perdre tout ce qu'il avait exalté avec une ferveur quasi-panthéiste, est un poète maudit du XXème siècle, qu’il nous faut redécouvrir !

Dans ce recueil, l’un de ses derniers, Voronca se tient, immobile et solitaire, en témoin de l’horreur du monde moderne, parmi d’autres témoins de nos crimes. Quels sont « Les témoins », titre du premier poème qui donne son titre au recueil ? Ce sont les arbres, dont les hommes ne se méfiaient pas, mais qui ont tout vu et savent tout, et témoigneront contre nous au jour du jugement, et s’embraseront avec violence pour démasquer notre hideur et l’exposer en toute lumière :

Vous, arbres, oiseaux, rivières,
Nous vous avons chassés de nos cités.
Vous étiez des témoins trop sévères.
Trop clairvoyants dans votre cécité.

A peine quelques-uns d’entre vous dans les squares
Rabougris, les ailes coupées, sans battement,
Ceux-là ne diront rien de nos égarements
Prisonniers et muets dans la fumée des gares.

Ah ! nous pourrons montrer nos laideurs,
Nous entre-déchirer, faire des grimaces,
Ni pierres, ni bêtes, ni fleurs,
Qui puissent se souvenir de nos faces.

Nous voilà bien tranquilles,
Nul ne pourra témoigner contre nous,
Les forêts étaient loin des villes.
Qu’ont vu les montagnes ? Qu’ont vu les villes ?

Car pour nous juger dans l’au-delà
Il faudra réunir des preuves,
Dans leurs robes, comme des juges, les fleuves
Se lèveront mais ne nous reconnaîtront pas.

Nous avons tué l’innocent, opprimé le faible,
Mais tout s’est passé entre nous, en lieu clos,
Pas un étourneau, pas un trèfle
Qui ait vu la victime ou le bourreau.

Pouvions-nous soupçonner les arbres
Qui rentraient dans les chariots de l’hiver ?
Humbles, vaincus, dans nos cheminées de marbre
Et leurs cheveux chauds défaits dans l’air.

Nous entendions dehors grincer les roues
Sous la lourde charge de bois.
Glissant, silencieuse, comme la proue
D’un navire, la forêt entrait sous nos toits.

Ceux-là nous ne pensions pas devoir les craindre,
Les flammes sautaient comme des écureuils.
Et pourtant ce sont eux qui ont dû nous plaindre :
Pour nous suivre, ils sont devenus des cercueils.

Ils savent tout et dans la mort
Ils portent en témoignage notre empreinte,
Ils ont pris au piège notre corps
Et notre âme vraie ou feinte.

Ils n’ignorent rien de nos demeures,
Ils ont assisté à nos jeux vils,
Et ils allumeront violents à l’heure
Du jugement nos hideux profils.

L’harmonie avec le monde et la nature (le ciel, les fleuves, les montagnes, les forêts…) est au cœur de la poésie de Voronca, qui est une poésie de la présence aimante, celle des choses (il intitula un de ses recueils « L’amitié des choses », que j’ai présenté sur CL) et celle des êtres, où s'enchâssent les souvenirs de la mère (« Le retour de l'enfant prodigue ") et de la femme aimée (« Sans mémoire »). La poésie de Voronca, affichant un optimisme inébranlable en l’avenir, prend parfois des accents prophétiques comme si le poète, avec une gravité sereine et stoïque proche de celle des saints qui affrontèrent et surmontèrent le tourment du martyr par les certitudes de la foi, était porteur d’un message et d’une vision, qui dévoilent le monde radieux à venir, où les hommes de demain connaîtront le bonheur simple que les hommes n’ont jusqu’à présent pu que pressentir, sans jamais y accéder :

(…)
Qu’importe que nous ayons souffert et pleuré, qu’importe
Que nous ayons connu la grimace du labeur, qu’importe
Que de nos temps la joie ne fut que pour quelques-uns
Des foules heureuses viennent déjà vers nous.

Toute peine sera partagée. Toute allégresse
Comme le sel et le vin sur la table accueillante,
Et le visage de l’homme sera comme un miroir
Limpide et reflétant des milliers de visages.
(…)

Cette confiance en l’avenir, cet espoir d’un temps futur où les hommes seront attentifs aux autres et au monde, sont poignants dans leur simplicité sans pathos et d’autant plus émouvants que Voronca (né dans une famille juive) a connu toutes les souffrances humaines. Mais cet optimisme, qui résonne aussi dans un autre recueil intitulé « Mais rien n’obscurcira la beauté de ce monde » (que j’ai également présenté sur CL), semble parfois n’être qu’une façade, que lézarde un cri, douloureux et déchirant, de solitude lancinante et d’angoisse existentielle, dans un monde où l’homme s’est coupé de la nature et vit en lutte avec son prochain. Le monde moderne, pétri de cupidité et d’appétit de puissance, impose sa règle aux hommes, qui s’y soumettent aveuglément. Le poète a beau annoncer qu’un autre monde est possible (comme dans « Les bâtisseurs » où les maçons – tel de modernes Orphée ou Amphion - construisent par « la chanson et la fable », avec « des joies et des rires », avec « du ciel, de l’air, des musiques heureuses » des maisons qui « jamais ne seront des prisons »), nul ne l’écoute. A sa bonté et à son innocence répondent le mal de la destruction et la douleur de la solitude.

Le poème final du recueil a pour titre « L’homme troué ». Déchiré par les railleries et les mots blessants, le poète a été vaincu et mis en terre mais son corps troué de balles s’est fondu et mêlé à la terre des labours et des cimetières, où l’on creuse pour tous les hommes – et pour les bourreaux du poète - un trou pour les y enterrer, mais ce trou n'est pas une fosse : la terre les accueille en vue d’une renaissance. En fait, chez Voronca, la mort a souvent valeur de promesse et de révélation. Ainsi, dans le poème « L’étrange fleur », le corps est vu comme le terreau de la mort que chaque homme porte en lui depuis sa naissance, comme la graine d’une fleur qui flétrira, notamment chez ceux qui se sont enivrés d’or et de puissance et dont « la bouche est noire » sans avoir jamais eu le soin d'un mot d'amour, ou s’épanouira, révélant l'âme « comme sur l'eau un nénuphar ».

Dans « L’heureuse demeure », le poète retourne chez lui. Il est mort, frère de l’errant du poème d’un autre recueil « L’apprenti fantôme », vivant qui passe invisible dans la foule, que nul ne voit et ne touche. Et c’est dans la mort qu’il voit que le bonheur était possible en ce lieu familier et qu’il suffisait d’une métamorphose pour que les souffrances s’estompent et laissent place au bonheur, qui était là, presque à portée de main…

La nuit était si douce autour de ma demeure
Et la porte s’ouvrit en la touchant à peine
Je montai l’escalier sans aucun effort
Je retrouvai tout rangé dans la chambre.

Qu’y avait-il qui rendait l’ombre légère et belle ?
La fenêtre était un cerf-volant au-dessus du jardin
Se dessinant là où la veille encore
Chancelaient sous la pluie des maisons en démolition.

Si j’approchais des murs, les murs s’éloignaient
Ce n’était plus la chambre étroite de mon jour,
Sur la table des livres aux belles enluminures
Dans l’armoire le linge sentant la blancheur.

Je marchais sans toucher le plancher. Et je m’aperçus
Qu’il me suffisait de penser à une chose
Pour que celle-ci apparût. Ainsi je dis : la mer
Et la mer se joignit au cerf-volant de ma fenêtre.

Je nommai les vacances, je nommai les montagnes,
Je nommai la joie, l’amour, la quiétude,
Je nommai la halte auprès du ruisseau
Et à genoux je bus l’eau fraîche dans mes paumes.

J’essayai de me rappeler : qu’avais-je donc fait ?
Dès le seuil avait commencé ce miracle
Qu’est-ce qui pesait si lourd autrefois sur mes épaules ?
Quelle était la tristesse et quels étaient les pleurs ?

Il n’y avait que les rires, les mots affectueux
Qui sonnaient à mes oreilles en cette nuit
J’étais comme un pommier ténébreux la veille
Et qu’à l’aube on trouve ivre de ses fleurs.

Ah ! Tout cela se passait au-delà de mon âge
J’étais revenu là où j’avais tant souffert
Sans savoir que la peine aurait pu être douce
Ici où mon profil s’éclaire dans la mort.

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