Un certain Lucas de Julio Cortázar
(Un tal Lucas)
Catégorie(s) : Littérature => Sud-américaine , Littérature => Nouvelles
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Un recueil de textes très courts et souvent très drôles, pleins d'ironie, de verve et d'inventivité, à l'imagination débridée et à l'écriture virtuose
Comme promis suite à nos échanges sur les livres inclassables, je vous présente l’un des recueils de … j’allais dire nouvelles mais ce n’est pas le terme approprié - alors disons « textes brefs » (de quelques lignes à quelques pages) - les plus extravagants que j’ai jamais eu le plaisir de lire. L’imagination de Julio Cortazar, l’un des plus grands écrivains sud-américains, a toujours été débordante mais, dans ce recueil, qui constitue l’une de ses dernières œuvres, elle se déchaîne et enchaîne à un rythme effréné des pensées, des anecdotes, des historiettes, des considérations philosophiques, musicales ou sportives, des réflexions sur la littérature, etc. alternant ou brassant, avec une ironie caustique souvent très drôle, le grotesque loufoque, l’inventivité délirante (avec des touches d’onirisme et de réalisme fantastique) et la mise en abîme du réel.
Qui est Lucas ? Le 4ème de couverture le présente comme un alter-ego de l’auteur, qui n’oserait s’autoriser une autobiographie. En fait, Lucas, c’est à la fois l’auteur, et tout le monde et personne, et surtout le prétexte à déballer un monde intérieur exubérant, qui bouillonne et déborde comme d’une marmite où l’auteur aurait mélangé tous les ingrédients de la littérature et de la poésie, donnant parfois le sentiment d’être un cuisinier fou ne maîtrisant rien (comme dans « Façons d’être prisonnier » où l’auteur déclare que non, il n’est pas du tout d’accord avec la manière dont se déroule l’histoire) et jouant avec le lecteur, qu’il n’hésite pas à régulièrement prendre à parti.
Le recueil est divisé en 3 parties, chacune d’une quinzaine de textes où on peut picorer à sa guise, car il n’y a pas vraiment d’ordre logique dans la suite des textes. La première et la dernière parties sont centrées sur Lucas (les titres sont d’ailleurs tous composés de la même façon : « Lucas, ses amis », « Lucas, ses désarrois », « Lucas, ses méditations écologiques », « Lucas, ses pudeurs », « Lucas, ses pianistes », « Lucas, ses hôpitaux », etc.) tandis que la partie centrale contient des sortes de digressions et d’apartés. Cortazar est un orfèvre du style et tous les textes – tous très courts - ont des tonalités très différentes, ce qui accentue le sentiment de frénésie et de tourbillon. Certains sont presque des dissertations à la fois érudites et loufoques (Cortazar se délecte à se moquer des universitaires, comme dans « Texturologies », un petit bijou d’ironie mordante !), d’autre des dialogues aux phrases hachées (comme « dialogue de rupture »), d’autres des monologues intérieurs aux longues phrases sinueuses (où Lucas se perd un peu dans le flot de ses pensées – et parfois le lecteur aussi !) ou au contraire des phrases courtes, pleines de familiarités et proches de l’oralité. Cortazar se plaît à tout mélanger, ce qui crée des ruptures de ton là aussi souvent très drôles.
L’inventivité de Cortazar explose dans certains textes qui laissent une impression inoubliable, comme dans « Lucas, son art nouveau de donner des conférences » où Lucas, invité à donner une conférence sur le Honduras, se heurte à la présence d’une table en acajou qui se dresse comme un obstacle invincible (car, non, cette putain de table ne reculera devant aucune menace, même si on brandit une hache devant elle) et crée une distance infranchissable entre lui et son auditoire somnolent, qui n’entendra donc jamais ce que le conférencier avait à dire du Honduras… Je vous en recopie un passage illustrant bien l’ambiance et le ton du texte en forme de logorrhée dénonçant l’abomination ligneuse d’une table au bois lisse « uni, glissant, tout à fait espion japonais », qui ne rêve – c’est évident ! - que d’une chose, se retrouver enfin seule dans une salle vide :
(…) Que personne ne feigne d’ignorer cette présence qui teinte d’irréalité toute communication, toute sémantique. Regardez-la, plantée entre nous, et nous de chaque côté de cette horrible muraille dans une ambiance style asile de demeurés quand un directeur dans le vent prétend les initier à la musique de Stockhausen. Ah ! on se croyait libre, la présidente du centre culturel avait préparé un bouquet de roses que devait me remettre la plus jeune fille du secrétaire tandis que vous auriez, par des applaudissements vigoureux, rétabli la circulation dans vos postères congelé. Mais rien de cela ne se produira, de par la faute de cette concrétion abominable que nous avions voulu ignorer, que nous regardions en entrant comme une chose des plus évidentes jusqu’à ce qu’un effleurement fortuit de ma main l’eût révélée brusquement, tapie dans son hostilité. Comment aurions-nous pu imaginer une liberté inexistante, nous asseoir là alors que rien n’était concevable, possible, tant que nous ne serions pas délivrés de cette table ? Molécule visqueuse d’une gigantesque énigme, témoin agglutinant des pires servitudes ? La seule idée du Honduras retentit comme un ballon qui éclate à l’apogée d’une fête enfantine ! (…)
La verve de Cortazar n’a d’égale que son imagination, qui ne recule pas devant l’absurde. Ainsi, il :
- propose de renouveler les épreuves de natation en remplaçant l’eau par de la farine de gofio, qui comme le précise l’auteur : au cas où on ne le saurait pas, c’est une farine de pois chiches moulue très fin et qui additionnée de sucre faisait les délices des enfants argentins de mon temps. Il y en a qui prétendent que le gofio se fait avec de la farine de maïs mais il n’y a que le dictionnaire de l’Académie espagnole pour soutenir pareille chose et dans ces cas-là on sait ce que ça veut dire
- nous révèle que les chats sont en fait des téléphones : Les découvertes importantes se font toujours dans les circonstances et les endroits les plus inattendus. La pomme de Newton, c’est pas banal, avouez. Et bien moi, au beau milieu d’une réunion d’affaires, j’ai pensé, sans savoir pourquoi, aux chats – ce qui n’avait rien à voir avec l’ordre du jour – et j’ai découvert brusquement que les chats sont des téléphones. Tout simplement, comme toujours les choses géniales. Evidemment une découverte pareille suscite une certaine surprise étant donné que personne n’est habitué à ce que les téléphones circulent ni surtout à ce qu’ils boivent du lait et adorent le poisson. Ca prend un certain temps de comprendre qu’il s’agit de téléphones spéciaux comme des talkies-walkies qui n’ont pas de fil et, en plus, nous aussi nous sommes un peu spéciaux en ce sens que nous n’avons pas compris jusqu’à présent que les chats sont des téléphones, c’est pour cela qu’on n’avait pas eu l’idée de les utiliser.
- nous décrit le mystérieux wagon-restaurant de luxe qui circule dans le métro parisien pour permettre aux riches bourgeois d’observer la vie des citoyens ordinaires et autres prolétaires tout en profitant d’un bon moment.
- nous raconte comment Lucas a traversé toute la ville en pyjama à la recherche d’allumettes
- etc. : en fait, je pourrais quasiment décliner l'idée de chacun des textes !
Tout est raconté avec verve et volubilité, à l’image de cet anniversaire que Lucas traverse en courant (en prenant juste le temps d’une orangeade pour écouter les enfants qui chantent en choeur le fameux « Apibeur des Touyous ») ou de de ses retrouvailles avec des amis argentins, qui vivent en famille à Paris dans une allégresse musicale et verbale qui terrorise tout le voisinage, aux yeux gonflés par le manque de sommeil ! Néanmoins, au-delà de l’humour, affleurent aussi des interrogations sur l’absurdité du monde et la vanité des idéologies (aussi bien communiste que capitaliste), sur la violence des rapports humains et la solitude. Les relations de Lucas avec les femmes sont assez compliquées et difficiles, se finissant souvent en farces tragi-comiques et tout seul sur le trottoir. A la fin, c’est ainsi à son escargot préféré, Osvaldo, que Lucas confie le soin de porter à la femme qu’il aime le témoignage de son amour, et mesure désormais le temps en années-escargots…
Mais Lucas est aussi un intellectuel, du genre tourmenté. Passons rapidement sur le texte où Lucas, lancé chez des amis dans une grande discussion sur le Biafra et la philosophie de Michel Foucault, et traumatisé à l’idée de se lever pour aller aux toilettes car les wc sont attenants au salon, se met à passer en revue divers stratagèmes pour minimiser le risque d'être trop bruyant, pour nous attarder davantage sur ses réflexions littéraires. Dans "Lucas, ses communications", Cortazar interroge, toujours avec autant d'ironie, les ressorts de l'écriture et le lien étrange entre l'auteur et ses lecteurs :
(...) Peu lui importe la situation individuelle des lecteurs parce qu'il croit en une mesure mystérieusement multiforme qui, dans la majorité des cas, tombe comme un vêtement bien coupé, c'est pour cela qu'il n'est pas besoin de céder du terrain ni à l'aller ni au retour : entre lui et les autres, un pont s'établira à condition que l'écrit naisse de graines et non de greffes. Dans ses inventions les plus délirantes il y a en même temps quelque chose de très simple, très jeune oiseau et château de cartes. Il ne s'agit pas d'écrire pour les autres mais pour soi-même, soi-même devant être aussi les autres ; si elementary my dear Watson que cela inspire quasiment de la méfiance, se demander s'il n'y aurait pas une démagogie inconsciente dans cette coïncidence entre expéditeur, message et destinataire. Lucas regarde dans sa main le mot destinataire, il caresse légèrement son pelage et le rend à ses limbes incertains ; il se fiche éperdument du destinataire étant donné qu'il l'a à portée de main, écrivant ce qu'il lit et lisant ce qu'il écrit, qu'est-ce qu'on a besoin de tant s'emmerder.
Lucas ne se contente pas d'être écrivain, il est aussi un innovateur. Ainsi, après s’être interrogé sur son rapport aux mots et à la réalité, et après s'être brillamment moqué dans « Texturologies » du jargon universitaire, dont il parodie avec maestria toute la vacuité que masquent mal les mots grandiloquents et les tournures alambiquées, il nous fait part, avec fierté, des travaux qui l’ont amené à renouveler l’art du sonnet en créant le « zipper sonnet » qui peut se lire de haut en bas et de bas en haut, comme une fermeture éclair. « Avec la même satisfaction enflée qu’une poule, Lucas pond de temps en temps un sonnet. Qu’on ne s’étonne pas : œuf et sonnet se ressemblent par ce qu’ils ont de rigoureux, d’achevé, de lisse, de fragilement dur (…) A la fin, hosanna, le voici le Zipper Sonnet qui, à part l’admiration, attend seulement du lecteur qu’il établisse mentalement et respiratoirement la ponctuation, car si elle figurait là avec ses signes il n’y aurait pas moyen de passer d’une marche à l’autre sans se casser la figure. (…) Pas vrai que ça fonctionne ? Pas vrai que c’est beau ? »
Dans ma bonté, je vous recopie ci-dessous le Zipper Sonnet dans sa version originale (le recueil présente aussi une traduction en français - mais "un peu bâclée car, contrairement au poète, la traductrice ne dispose pas d’un temps fou à y consacrer" ! – et une version améliorée par un mystérieux poète brésilien, ce qui incite Lucas à essayer d'enrichir son procédé d'une troisième lecture possible)
De arriba abajo o bien de abajo arriba
Este camino lleva hacia sí mismo
Simulacro de cima ante el abismo
Árbol que se levanta o se derriba
Quien en la alterna imagen lo conciba
Será el poeta de este paroxismo
En un amanecer de cataclismo
Náufrago que a la arena al fin arriba
Vanamente eludiendo su reflejo
Antagonista de la simetría
Para llegar hasta el dorado gajo
Visionario amarrándose a un espejo
Obstinado hacedor de la poesía
De abajo arriba o bien de arriba abajo.
Les éditions
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Un certain Lucas [Texte imprimé] Julio Cortázar traduit de l'espagnol (Argentine) par Laure Bataillon
de Cortázar, Julio Guille-Bataillon, Laure (Traducteur)
Gallimard / Collection Folio
ISBN : 9782070457403 ; 8,30 € ; 27/02/2014 ; 192 p. ; Poche
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