Le jour aux trousses de Ilse Aichinger

Le jour aux trousses de Ilse Aichinger

Catégorie(s) : Théâtre et Poésie => Poésie , Littérature => Européenne non-francophone

Critiqué par Septularisen, le 27 novembre 2024 (Inscrit le 7 août 2004, - ans)
La note : 8 étoiles
Visites : 126 

«Et parfois, j’entends claquer les portes à deux reprises // dont une fois en rêve.»

«TARD»

Couleurs du bois
et la chandelle
rouge rouille s’enflamme dans l’ombre,
si le vent souffle
par le coupe-feu,
le soleil succombe au départ.

Que
la grange et le four à pain
s’étendent jusqu’au déclin,
au ciel de s’en emparer
des souches,
la neige rouille avant l’année.

Si Mme. Ilse AICHINGER (1921 - 2016), est surtout connue comme romancière, elle a aussi été poétesse à ses heures, et nous la découvrons ici dans un recueil bilingue, reprenant une sélection de ses plus beaux poèmes.
Ce sont des poèmes très brefs (jamais plus d’une page…), ramassés, en vers libres, utilisant un langage très familier...

«SOUHAIT»

«De prendre une leçon de silence
avec les séjours écourtés,
les morceaux de bois sombre,
les espaces qui n’ont pas servi,
les filles en robes blanches,
colonnes de poussière qui soutiennent les temples,
les portes dans le miroir tremblant.»

Mme. AICHINGER nous propose une poésie très simple à lire mais très intense et remplie d’émotions. Ses thèmes sont classiques, la nature (les bois, la neige, la paille, la glace, la rouille…), les couleurs, les animaux (l’hyène, le porc, le renard, le requin, les papillons…), les villes (Gorizia, Vienne, Trieste, Gradiska…), l’enfance, la famille, les jardins et les fleurs (les haies taillées, les rhododendrons, les renoncules, les baies sauvages, les roses…), …

«ENTRÉE DU HAMEAU»

«Je ne me fie pas à la la paix,
aux voisins, aux haies de roses,
à la parole chuchotée.
On dit
qu’ils prennent les peaux au collet,
renversent les bancs avant l’hiver,
j’ai entendu leurs cris de joie
fuser
prêts pour le sommeil
à travers écoles et chapelles.
Qui espère encore les oiseaux
qui restent,
la fumée retombée sur l’herbe rase?»

La poétesse ne nous épargne rien de la société de son époque, et comme tous les écrivains de l’époque qui en ont souffert (une partie de sa famille, - dont sa grand-mère maternelle -, a été assassinée à Auschwitz…), le nazisme est bien sûr présent dans sa poésie, mais jamais de façon «directe», toujours par des sous-entendus extrêmement subtiles…

«À MA GRAND-MÈRE»

«Les doubles portes
qui donnent vers le parc de Modène,
la question
sur l’origine,
sur les religions,
la rue des Salésiens,
Madame le Major Schultz,
Son Excellence Madame Zwitkowitsch,
la peur,
l’humilité,
la dépendance,
Mademoiselle Belmont,
le refuge,
le couloir étranger,
le portail
qui s’ouvre d’un coup,
le chien comme fou,
n’aie pas peur,
il est blanc,
tout jeune encore
et il passe en courant.»

Pour ceux qui connaissent, sa poésie n’est pas ici sans rappeler celle du français (d’origine roumaine) Paul CELAN (1920 – 1970) (1), où de la suédoise (d’origine allemande) Nelly SACHS (1891 – 1970) (2).

Disons aussi que dans la poésie de Mme. AICHINGER, il n’y a ni métaphores, ni symboles, ce sont surtout des interrogations, des inventaires, des imaginations, des connotations…

«JEU DE CARTES»

«Oubliant les coins noirs,
les visages
et l’or sous le mur,
la balançoire et ses hommes de fer,
les motifs qui usaient nos yeux
et sous le banc de la cuisine
un rhinocéros que chauffait la lumière.»

Que dire de plus? Maîtrisant la langue allemande, je dois dire que j’ai quand même été très souvent surpris par la traduction de Mme Rose-Marie FRANÇOIS (*1939). Alors, certes, je n’ai pas l’expérience de la traduction et le CV (long comme le bras…), bardé de prix et distinctions les plus diverses de Mme. FRANÇOIS... Mais, je n’ai quand même pas pu m’empêcher de «tiquer» quelquefois, en lisant sa traduction très, disons… surprenante (?), libre (?), en tous les cas toujours très inventive (?), très imaginative (?), de la traductrice belge...
Désolé, j'ai beau me forcer, mais on ne me fera croire p.ex. que (p.56) : «Besuch am Nachmittag» (littéralement : Visite dans l’après-midi), se traduit par… «La visite à trois heures»? Je ne comprends pas cet «éloignement» (voulu ou pas d'ailleurs?), par rapport au texte originel? Dans quel but? Pour nous expliquer quelque chose? Nous vous faire comprendre, passer, ressentir, quelque chose?
Bon, je me contenterais de dire ici que je suis passé à travers (où à côté c’est selon…), même si au fond au fond, je dois avouer que cela n’a pas une grande importance pour comprendre et appréhender la magnifique «beauté» de ces vers…

«À MOI»

«Je voulais rendre compte de la longue demeure,
des jeux de quilles et leur bois rouge
sur la terrasse, des regards qui s’éloignent.
Je voulais répéter fidèlement les cris des hommes
sur la glace, et l’entrechoc des quilles,
les fleurs aux fenêtres, je voulais les décrire,
comme elles poussaient tournées vers le soleil.
Qu’ai-je fait ?»

Je finis vraiment sous le charme de la poétesse autrichienne, j’espère que c’est pareil pour vous, et avoir réussi à vous transmettre ne fût-ce qu’une toute petite partie de mon ressenti en lisant ces magnifiques vers …
Je vous laisse comme toujours en laissant la parole au poète…

«MARIANNE»

«Cela me console de savoir
que dans l’or des nuits
un enfant sommeille.
Que son haleine passe près des forges
et son soleil,
très tôt,
se lève avec le coq et les poules
au-dessus de l’herbe humide.»

Et dans sa version originale :

«MARIANNE»

«Es tröstet mich,
daß in den goldenen Nächten
ein Kind schläft.
Daß sein Atem neben der Schmiede geht
und seine Sonne
schon früh
mit Hahn und Hennen
über das nasse Gras steigt.»

Et dans une traduction libre et «inspirée» de votre serviteur…

«MARIANNE»

«Cela me réconforte,
que dans les nuits dorées
un enfant dort.
Que son souffle passe à côté de la forge,
et que son soleil,
de très bonne heure,
avec le coq et les poules
au-dessus de l'herbe mouillée s'élève.»

Dédié à mon amie, Marianne Van den E. qui se reconnaîtra sans doute ici…

Rappelons que Mme. Ilse AICHINGER, a été lauréate du Prix Nelly SACHS en 1971, du Prix Georg-TRAKL de poésie en 1979, et du Prix Franz KAFKA en 1983.
Son nom a été proposé a de nombreuses reprises pour le Prix Nobel de Littérature.

(1) : Cf. ici sur CL : https://critiqueslibres.com/i.php/vcrit/45731
(2) : Cf. ici sr CL : https://critiqueslibres.com/i.php/vcrit/47084

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