Tuer les vieux, jouir ! Roman vache, moeurs du temps... de Félicien Champsaur
Catégorie(s) : Littérature => Francophone
Portrait au vitriol de la France des années 20
Ce roman publié en 1925, qui n’avait je crois jamais été réédité avant l’initiative d’un petit éditeur (« Les lapidaires ») qui a produit un très joli livre (belle couverture en noir et rouge avec mise en abîme du titre par le rapprochement de "tuer" et "jouir", impression aérée sur papier épais, qui contribue au plaisir de lecture), en surprendra plus d’un par la modernité de son écriture, qui puise à différents styles, et par sa composition multiforme.
Je n’avais rien lu, avant cet ouvrage, de Félicien Champsaur, écrivain prolifique des années 1880 aux années 1920, qui souffrait d’une réputation sulfureuse au sein de la communauté littéraire, où il avait acquis une réputation de plagiaire, dont je ne sais si elle était vraiment justifiée car je n’ai rien lu de cette époque qui ressemble à ce roman kaléidoscopique. Journaliste et écrivain, homme à la fois mondain et cynique, Champsaur se rapproche de l’école dite décadente mais il s’en démarque par son inventivité et son ouverture à toutes les influences. Ainsi, « Tuer les vieux, jouir ! » mélange allègrement, avec une étonnante modernité, des éléments de récit policier (avec des meurtres crapuleux et des détectives amateurs), de roman social (sur les bouleversements de la France des années 20, au sortir de la boucherie des tranchées), d’intrigue psychologique (dans l’évolution des personnages, certains à la limite de la folie), de fantastique (avec des éléments de spiritisme) et de philosophie (sur la condition humaine), ce qui fait qu’on ne peut jamais anticiper le développement d’une intrigue à la fois simple et complexe, où l’auteur s’autorise des excès assez glauques (les scènes de meurtre sont très sanglantes, et non dénuées d’une certaine complaisance presque sadique dans les détails) en même temps que des phrases argotiques (quand il fait parler les truands) ou des métaphores poétiques d’une grande beauté (notamment dans la description de la nature, qui contraste avec la violence des rapports humains) et même des coupures dans le récit, où l’auteur interpelle directement le lecteur. Le découpage est très dynamique, en courts chapitres variant les points de vue, suscitant le sentiment d’un récit haletant.
Je ne dévoilerai pas le récit pour ne pas gâcher l’intrigue, dont on pressent assez rapidement le dénouement tout en se demandant si l’auteur, qu’on sent capable de « tout », ne va pas bifurquer à un moment ou un autre vers quelque chose qui ferait basculer le récit dans une dimension totalement inattendue (un peu comme Maurice G Dantec, capable de faire exploser un récit policier pour en faire une œuvre inclassable…). Ce qui rend l’œuvre absolument extraordinaire est la peinture au vitriol des années 20 et d’une génération de jeunes gens rentrés du front et des tranchées avec la poitrine décorée de la Légion d'honneur et la tête pleine de l’envie irrépressible de rattraper leur jeunesse perdue, d’amasser le plus d’argent possible, par tous les moyens, et de profiter à fond de la vie, au jour le jour, égoïstement et sans aucune considération pour autrui, et avec du mépris pour les "vieux" qui n'ont pas connu le combat. Le mot d’ordre de cette génération, qui se sent le droit de tout accaparer au titre du sang versé, donne son titre au livre. A l’époque, Champsaur est âgé d’une soixantaine d’années et se compte au rang des vieux. Son livre brosse donc, avec une lucidité cruelle assez dérangeante, le portrait de jeunes gens, hommes et femmes, avides de virer les « vieux » et de tuer l'ancien monde (celui d'avant la guerre), de s’emparer – par tous les moyens - de la société pour faire des affaires, faire le maximum de fric et prendre du bon temps. L’auteur nous emmène donc dans tous les lieux de Paris, y compris ses milieux louches mais aussi ses bars et cabarets (dont une soirée à La Coupole, où Champsaur évoque une rencontre avec des artistes de l’époque, nommément cités et mis en scène, où figure Pablo Picasso !). Ses intuitions sur l’avenir de la société sont d’une troublante acuité, et font écho à l’individualisme et au matérialisme contemporains, à son consumérisme et à son nihilisme. Il y a, à un siècle de distance, quelque chose de Bret Easton Ellis chez Champsaur. En contrepoint, le milieu ouvrier (par leur solidarité et leur respect du travail) et certains artistes (notamment les peintres, Champsaur décochant des flèches assassines aux milieux littéraires parisiens, présentés comme pourris par la vanité et les magouilles) apparaissent comme les remparts d’une humanité encore soucieuse de probité morale et d’harmonie. Le livre évoque aussi une entité extra-humaine, qui a investi le corps d’une jeune femme de la pègre et ne se révèle que dans des séances de spiritisme, où elle exprime son dégoût de l‘espèce humaine. J’avoue que je n’ai pas bien compris la présence presque incongrue de ce « personnage », qui se révèle à mi-roman, et il se peut que ce soit ce genre de choses qui ait suscité la réputation de plagiaire de Champsaur, comme s’il avait voulu faire un amalgame de tous les procédés à la mode pour être sûr de ne rater aucun lecteur potentiel. Peut-être… Néanmoins, au final, le plaisir de lecture est décuplé car le récit, rendu imprévisible, ne se laisse enfermer aucune catégorie et ne cesse de rebondir.
Néanmoins, ce qui est le plus troublant, une fois refermé ce livre extraordinaire, est la résonance actuelle des obsessions d'une génération que Champsaur présente comme ayant été pervertie et rendue inhumaine par l’inhumanité de la boucherie de 14-18. Cette résonance m'a fait songer que le traumatisme psychologique de la Grande Guerre et de ses massacres n’avait sans doute jamais été surmonté et s’était au contraire enkysté, amplifié par les atrocités de la seconde guerre mondiale, dans la société européenne.
Les éditions
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Tuer les vieux, jouir ! [Texte imprimé], roman vache, moeurs du temps Félicien Champsaur
de Champsaur, Félicien
les Lapidaires
ISBN : 9782957462377 ; 20,00 € ; 26/08/2022 ; 416 p. ; Broché
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