Eric Eliès
avatar 06/10/2024 @ 14:22:09
Suite à réception du mail d'un CLIen m'évoquant son plaisir de voir sur le site la présentation de ce livre de Champsaur, je vous recopie deux extraits du livre, qui illustrent le regard porté sur Champsaur par la société d'après-guerre.

EXTRAIT 1 (dialogue entre Antoine Aubert, un patron d'usine, qui évoque son fils à sa fiancée Mme Josselin, qui souhaiterait le rencontrer) :
- Comment se fait-il que vous ne me l'ayez pas encore présenté ?
- Mon fils a l'esprit un peu ombrageux. Quand je lui ai annoncé notre mariage, son premier mouvement a été un mécontentement visible. Ce n''est qu'à la réflexion qu'il a compris, puis, lorsqu'il a vu que je lui faisais large part dans l'usine, il s'est radouci.
- J'aurais préféré qu'il comprenne avec son coeur les désirs de son père.
- Que voulez-vous ? Cette maudite guerre a gâté bien des cerveaux, faussé bien des caractères. MOI, ce sentiment domine chacun, et l'un de ces égoïstes forcenés, Jean Sarment, a intitulé une pièce, au Théâtre français, toujours : "je suis trop grand pour moi ". C'est la devise d'une génération qui se croit plus grande qu'elle n'est. Moi d'abord, c'est le mot d'ordre de tous. Beaucoup de relations, le plus possible, et peu d'amis. On a des amis, et pas un ami véritable parmi eux. Il n'y a plus que des êtres âpres à la curée de l'argent et du plaisir personnel. On ne s'unit plus comme nous, par amour, par estime mutuelle, mais par intérêt, pour rechercher ensemble des plaisirs et des sensations. Puis chacun va de son côté, où le mène sa fantaisie ou son vice. Etienne, comme tant d'autres, a vu la mort de si près, qu'il ressent encore aujourd'hui, cette indifférence de toute humanité. A voir d'ailleurs tant d'improbités et de mufleries, entre les nations comme entre les individus, on se demande, à présent, si l'on n'est pas dupes en restant juste et bon. Puis, il est inutile de le dissimuler, cette génération de plus ou moins anciens combattants se considère comme ayant désormais tous les droits. A leurs yeux, ils sont les sauveurs de la France, que dis-je ? du monde entier. Ils sont des héros, tout ce qui n'est pas eux n'est qu'une non-valeur. Passé quarante ans, on n'est plus des hommes, on est des vieux, et ces vieux devraient avoir le bon goût de disparaître. Etienne, malgré lui, subit l'influence d'un milieu, d'une ambiance que certains littérateurs essaient d'exploiter. Mais les signes abondent de cette muflerie de la jeunesse, de cette amoralité sauvage et sans pitié, pour les faibles, qui se moque de toute loyauté, avec des rires de barbares.

EXTRAIT 2 (dialogue entre des jeunes gens, au café La Coupole, un peu exaltés par l'alcool) :
- A bas les vieux ! cria un autre. Ils encombrent la terre. Ce n'est pas assez d'avoir, pendant cinq ans de guerre, baisé nos poules ; ils n'ont pas la pudeur de nous céder la place, partout, à nous qui nous battions, pendant ce temps. C'est le tour de ceux qui ont sauvé le monde. Et les vieillards le mènent toujours. Ce sont ces salauds qui ont voulu la guerre, pour se débarrasser des jeunes gens. Ils nous faut le gouvernement de la jeunesse ; il faut tuer les vieux - JOUIR ! non pas à notre tour, mais sans attendre, tout de suite.
- Il a tout de même raison, fit Thomas Keysar à l'oreille d'Antoine Aubert, qui tressaillit.
L'autre continuait :
- Après trente ans, l'esprit et le corps diminuent plus qu'ils n'augmentent et reculent plus qu'ils n'avancent. Les vieux occupent toutes les situations élevées, tous les postes supérieurs, toutes les plus hautes tribunes, et la jeunesse, qui veut jouir, après avoir souffert, dans les tranchées et dans le ciel, reste une immense force inemployée. De toutes parts, les vieux nous contiennent, nous dominent et nous jugulent. (...) La guerre et la victoire nous ont émancipés, grandis. C'est nous les maîtres, nous, de la guerre ! NOUS !
- A mort, les vieux ! hurla Keysar, se levant ! (...) Il faut enfoncer la gérontocratie, l'annihiler, la détruire. Nous avons conquis le droit de vivre, de bien vivre, de jouir de tout ce que nous avons protégé, cinq ans, de nos poitrines. Il ne faut pas que les vieux nous gênent, respirent, mangent, et vivent et baisent notre droit au bonheur, à la richesse, à l'amour, notre droit à tout.

Cette revendication de la jeunesse individualiste et triomphante, qui veut jouir sans entrave de tout ce que la vie peut offrir, est au coeur du livre. Champsaur y consacre même un intermède, qui vient couper le roman, comme une sorte de leçon de vie et de morale qu'il a intitulée, avec une belle dose d'ironie, "radotage sur la montagne", où il prend parti et s'inquiète ouvertement de l'avenir d'une société livrée à l'individualisme et à un désir de jouissance effrénée. Non sans une certaine clairvoyance, il devine aussi dans le fascisme italien (le livre a été écrit dans les années 30) une émanation de la volonté de puissance de la jeunesse, qui veut renverser l'ordre ancien. Néanmoins, ce qui me fascine le plus dans ce livre et dans les thèses développées par Champsaur (à travers un roman qui peut aussi se lire simplement pour le plaisir d'une histoire à suspense), c'est la portée de son discours qui peut aussi s'appliquer à la société actuelle. A se demander si la fièvre consumériste du XXème siècle, si nos fantasmes de croissance et d'accumulation de richesses, etc. ne sont pas les séquelles du traumatisme psychologique - non surmonté - des guerres qui ont émaillé le siècle. Et vue la tournure prise par le XXIème siècle, on ne risque pas d'en guérir, comme si l'humanité tout entière était en état de choc traumatique...

Page 1 de 1
 
Vous devez être connecté pour poster des messages : S'identifier ou Devenir membre

Vous devez être membre pour poster des messages Devenir membre ou S'identifier