C'était mieux avant ! de Michel Serres
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un petit livre amusant et bienvenu pour démystifier les nostalgiques du "c'était mieux avant" mais malheureusement un peu trop court et simpliste pour pleinement convaincre
Ce petit livre, l’un des derniers écrits par Michel Serres (décédé en 2019), n’est certainement pas son livre le plus ambitieux mais il a l’immense mérite, avec verve et malice, de tordre le cou à une idée reçue : non, le monde n’était pas mieux avant !!! Le ton est souvent enjoué, distillant des petites pointes ironiques pour tous les vieillards nostalgiques du temps de leur jeunesse, mais le propos est néanmoins grave quand il affirme notamment (même si l'analyse est un peu trop grossière pour ne pas être caricaturale) :
Les progrès, dont je viens de dire l’éloge, produisirent une forte espérance de vie qui produisit des vieillards, détenteurs de fortunes non encore héritées. Nombre d’entre eux accèdent au pouvoir pour y installer le refus du progrès. En causalité circulaire, le progrès se freine lui-même. Exemples partout. (…) Gauche ou droite croient lutter contre Daech, mais prennent partout les mêmes positions : Trump et Daech, même combat. Une trouille unique de l’avenir saisit une politique envahie par les vieux. Riche et gouvernant, Papa Ronchon devient dangereux.
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Le livre, écrit en 2017, n’évoque pas la dernière campagne présidentielle mais il ne fait aucun doute que Michel Serres aurait pris grand plaisir à réfuter les arguments de nombreux candidats, à commencer par Eric Zemmour dont tout le programme est un plaidoyer identitaire pour la « vraie » France et l’héritage de ses valeurs historiques. Pour Michel Serres, il ne s’agit là que d’un réflexe de peur face aux incertitudes de l’avenir, de souvenirs enjolivés qui omettent l’évidence de toutes les souffrances soulagées par le progrès, notamment technologique mais aussi social.
Le livre se présente comme un témoignage de Michel Serres vers « Petite Poucette », une jeune fille symbolique de notre époque, pour l’inciter à ne pas écouter tous les « vieux ronchons » qui ne cessent de la critiquer et de se lamenter sur le délabrement et la décadence du monde actuel. Le message de Michel Serres est très simple et peut être résumé par « avant, c’était pire qu’aujourd’hui et il est stupide de rêver d’y retourner alors que le futur est riche de tout ce qui reste à venir ». Et, comme il le dit lui-même, Michel Serres est bien placé pour porter un jugement sur le monde d’avant puisque, vu son âge, c’est celui de sa jeunesse …qu’il ne regrette absolument pas ! Il égrène les progrès technologiques qui, depuis les années 30, ont transformé la vie des Français, qui ont peu à peu oublié à quel point le labeur des paysans et des ouvriers, ainsi que les tâches ménagères des femmes, était dur et traumatisant pour le dos, les articulations, etc. L’hygiène également était déplorable, provoquant des désagréments ou des maladies qui ont depuis disparu. Michel Serres se souvient notamment comment, quand il était enfant, il souffrit, pendant tout un mois, d’avoir bu le lait d’une vache atteinte de la fièvre aphteuse. A l’époque, ce n’était pas grave : c’était la vie et on n’allait pas abattre un troupeau pour ça… Les souvenirs abondent dans le livre, qui s’appuie sur la vie vécue de l’auteur, issu d’une famille de bateliers de la région agenaise, et n’est pas un simple essai fondé sur des arguments historiques ou rationnels. Le ressenti est partout présent, par exemple dans les souvenirs d’enfance et d’internat, où le petit Michel Serres dormait dans un dortoir de 50 lits, sous la férule de surveillants qui n’étaient pas là pour discuter, au milieu des bruits et des odeurs (puisque les enfants n’avaient droit qu’à un bain par semaine, que d'ailleurs ils évitaient de prendre quand ils pouvaient y échapper...).
La première moitié de l’ouvrage s’apparente un peu à une litanie des progrès techniques et technologiques. L’eau courante, les wc intérieurs, les vêtements agréables à porter, l’éclairage et les appareils électriques, etc. nous semblent être une évidence mais, en fait, il s’agit de révolutions qui ont hissé le confort de vie du citoyen ordinaire à un niveau jamais atteint dans l’Histoire, même par les rois et les empereurs… Michel Serres ne le cite pas, mais son propos me semble faire écho à l’analyse de la société par Ortéga Y Gasset qui, dans les années 30, fut l’un des esprits les plus lucides sur les bouleversements de la modernité. Par ailleurs, Michel Serres évoque aussi les progrès sociétaux. Même s’il reconnaît que la société de sa jeunesse était marquée par une plus forte solidarité, par une exigence de vivre ensemble où l’individu s'intégrait à une communauté, Michel Serres décrit les injustices sociales, le mépris des minorités (il souligne longuement les moqueries dont il fut l’objet à cause de son accent, aussi bien dans la marine - puisque Michel Serres a fait l’Ecole navale et a servi quelques années dans la marine - puis à l’université), les violences sexuelles faites aux femmes (qui étaient une réalité ordinaire, commençant parfois dès la nuit de noces) et, bien sûr, les massacres de masse perpétrés par deux guerres mondiales successives, où l’individu était utilisé en chair à canon…
Au final, Michel Serres n’a aucun regret de la société des années 50/60 et condamne sans réserve toute tentation nostalgique. Le seul point qu’il admet comme sujet de discorde, et qu’il évoque comme un sujet de discussion avec les gens de son âge, est celui de l’individualisme des jeunes générations, qui se soucient beaucoup moins des convenances sociales et de leurs devoirs et responsabilités collectives envers la société. Néanmoins, Michel Serres n’y voit pas une désagrégation du lien social, mais une transformation. La mise en réseau de tous les êtres, via internet et toutes les nouvelles technologies, engendrent une horizontalité et une immédiateté qui ébranlent les structures pyramidales qui ordonnaient la société et, d’une certaine façon, soumettaient les individus. Michel Serres considère l’internet comme une chance de progrès et d'émancipation pour les individus (qui ont désormais un accès facile et direct à la connaissance et aux informations) et, au-delà des individus, pour la démocratie. Il n’évoque pas – et c’est une omission importante et dommageable, car elle aurait nuancé son optimisme qui peut sembler excessif et naïf – qu’internet est aujourd’hui davantage le support du pire (criminalités, désinformation, etc.) que du meilleur (incarné pour Michel Serres par wikipedia, qui accomplit le rêve des encyclopédistes d’une généralisation du savoir). Son argumentation étant principalement fondée sur les progrès technologiques, il élude également l’asservissement des enjeux politiques aux enjeux économiques et l’impact sur les sociétés de la mondialisation économique (qui est une forme de dérégulation) promue depuis des décennies par les USA. La gentille « petite Poucette » de Michel Serres n’est pas totalement représentative des jeunes générations (aussi bien jeunes hommes que jeunes femmes), qui me semblent dangereusement fascinées par les rêves d’argent facile qu’internet leur fait miroiter… Et, en refermant ce petit livre, je ne peux m'empêcher d'être impressionné par la lucidité de José Ortéga Y Gasset, qui avait remarquablement anticipé l'évolution de notre société et dont l'analyse, même si elle a forcément vieilli et présente des lacunes (puisqu'elle date des années 30), reste d'une profondeur et d'une acuité remarquables, qui dépassent l'analyse un peu trop sommaire et les conclusions un peu trop optimistes de Michel Serres.
Les éditions
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C'était mieux avant ! [Texte imprimé] Michel Serres,...
de Serres, Michel
le Pommier / Manifestes (Paris. 1999)
ISBN : 9782746512887 ; 5,00 € ; 08/08/2017 ; 96 p. ; Broché
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