Car vous ne savez ni le jour ni l'heure : Journal 2008-2018 de Jocelyne François

Car vous ne savez ni le jour ni l'heure : Journal 2008-2018 de Jocelyne François

Catégorie(s) : Littérature => Francophone , Littérature => Biographies, chroniques et correspondances

Critiqué par Cyclo, le 27 mars 2024 (Bordeaux, Inscrit le 18 avril 2008, 78 ans)
La note : 10 étoiles
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journal d'une écrivaine, exceptionnel

Je n’avais pas lu de journal d’un ou d’une écrivaine depuis le covid, donc depuis plusieurs années. J’avais pourtant gardé le goût ébloui du Journal d’André Gide, de celui de Virginia Woolf, de celui de Katherine Mansfield, de Charles Juliet, entre autres écrivains, qui font partie intégrante de leur œuvre. Et voici que je viens de lire le tome 4 de celui de Jocelyne François, dont je n’avais rien lu auparavant, ni romans (elle eut le prix Femina en 1980), ni essais sur l’art (en particulier sur Marie-Claude Pichaud, une artiste qui fut sa compagne ou sur René Char). L’écrivaine est vieillissante, elle a 74 ans lorsqu’elle entame ce quatrième Journal, et 85 quand elle l’achève.

C’est tout bonnement magnifique : "Je pense avec acuité à ceux que j’aime depuis longtemps ou depuis peu de mois. L’agrandissement de la vie par les autres est capital". Car, effectivement, elle a beaucoup d’amis, qu’elle rencontre avec gourmandise, souvent écrivains et artistes ou éditeurs. Et même si elle manque d’argent, elle ne craint rien : "l’argent, en soi, est neutre. Il est nécessaire jusqu’à la simple suffisance, mais pas au-delà". Il n’est pas le pilier de sa vie. Par contre, elle peut affirmer que "L’amour et l’amitié sont les colonnes du temple invisible de notre existence". C’est aussi le journal du vieillissement et de la mort des proches, mais ça ne lui fait pas peur, car "En moi, ceux qui sont morts, ceux que j’ai aimés, demeurent". Elle pense souvent à Marie-Claire, sa compagne morte en 2017 : "Si j’y réfléchis, je passe mes journées avec Claire. Claire, toute sa vie, a créé de la beauté en tous les domaines qu’elle a traversés. Chaque soir, je m’endors contre elle dans le lit de deux personnes où je suis apparemment seule, et dans la journée, je fais surtout ce que nous aurions fait ensemble". Et aussi "L’âge décape bien des croyances. C’est même une partie majeure de ce que l’on appelle le dépouillement. Chaque journée apporte sa propre nuance au dépouillement. On ne doit pas s’en attrister, la joie est ailleurs".

Elle évoque aussi le silence, indispensable à l’art comme à l’écriture littéraire, ce silence qui n’est pas toujours possible quand on vit à deux : "Le silence me manque. Je sens à quel point il est vital. Il n’est pas lié à la solitude qui, bien sûr, le procure. Le silence à deux est plus émouvant, plus savoureux, mais il exige d’accorder les rythmes. Et les rythmes dépendent étroitement de l’état intérieur. Ce n’est pas facile". Elle lit énormément : "Lire ce que je lis est vraiment la nourriture que je désire. Le silence et la lecture. Après, tout est possible". Elle plaint ceux qui ne lisent pas : "La lecture est une aide considérable à laquelle trop de personnes n’ont pas recours. Elles se coupent ainsi d’une réalité mentale souvent beaucoup plus importante que ce que l’on nomme « la réalité »".

Et vieillir, c’est aussi s’inquiéter sur les nouveautés qui rendent la vie difficile : "ce qui est sûr c’est que l’avenir sera surchargé de « pièges » qui tiennent à la civilisation numérique à laquelle je tente d’échapper, le plus possible. Je n’avais pas imaginé à quel point cela serait difficile". Et le vieillissement aussi ajoute aux difficultés : "Nous avons eu le temps de méditer sur le corps. Ce n’est pas la première fois. Mais c’est chaque fois un autre paysage qui est celui de l’âge, paysage imprévisible puisqu’il est chaque fois nouveau à chaque accident de la vie". Elle se plaint de ne plus marcher : "J’aimais tellement marcher… dans un autrefois déjà lointain où penser et marcher étaient liés". Mais elle ne craint pas le lendemain : "Demain [c’est-à-dire chaque jour], retour sur terre. Reprendre la navette pour continuer le tissage des jours. Quelle chance nous avons de pouvoir rencontrer cette pensée".

Un très grand journal, magnifiquement préfacé par René de Ceccatty, qui est un ami très cher de l'écrivaine, et je lirai bien entendu les trois premiers tomes, parus au Mercure de France de 1990 à 2009 ! Merci à la revue "Les Moments littéraires" d'avoir pris le relais pour la publication de ce dernier tome.

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