Ciel à perdre suivi de Le Jardin des hommes de Aksiniâ Mihaylova

Ciel à perdre suivi de Le Jardin des hommes de Aksiniâ Mihaylova

Catégorie(s) : Théâtre et Poésie => Poésie , Littérature => Européenne non-francophone

Critiqué par Septularisen, le 5 mars 2024 (Inscrit le 7 août 2004, - ans)
La note : 8 étoiles
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«et sa caresse n'est pas suffisante // pour apprivoiser les petits fauves du désir.»

«LÀ OÙ LE SOLEIL SE LÈVE DANS DES FENÊTRES DIFFÉRENTES»

Il enjambe les flaques sur le trottoir
et les nomme nuages renversés
puis frôle la cicatrice laissée par un papillon
sur mon poignet
et la nomme liberté ajournée.
Je creuse une fenêtre
dans le mur est dans son âme
et je la nomme ciel à perdre.

C’est ainsi, en surmontant
la cinquième direction du monde,
que nous construisons
notre maison impérissable.

p. 77 Extrait du recueil: «Ciel à perdre».

Aksinia MIHAYLOVA (*1963, Аксиния Михайлова) est une poétesse, auteure, et traductrice bulgare.
«Ciel à perdre» (2014) est un recueil à considérer comme de «première main», puisque pour l’auteure (elle-même spécialisée dans la langue française, francophone et francophile, traductrice en bulgare de la poésie de Georges BATAILLE, Anise KOLTZ, Vénus KHOURY-GATA, Jean GENET, LAUTRÉAMONT….), c’est son premier recueil de poésie écrit directement en français.

Étonnamment, il n’y a qu’un seul sujet dans ce recueil : L’amour! Ce sont uniquement des poèmes d'amour... Traité ici sous toutes ses formes : l’expérience amoureuse, le commencement d’un amour, l’amour à distance, l’amour en danger, l’amour épistolaire, l’amour fusionnel, l’amour insatisfait, l’amour intime, l'amour difficile, etc etc… Les poèmes se ressemblent tous, mais si on regarde bien, si on «gratte» un peu la couche superficielle, on découvre qu'ils sont tous différents. C’est écrit avec beaucoup de pudeur et d’émotions, dans une langue très objective, simple, directe… Mais attention, c’est toujours sans caractère pathétique, sans sentimentalisme excessif, sans mièvreries, sans images destinées à émouvoir…

«GRIS CLAIR»

Passer une nuit blanche
en s’obstinant à dévoiler les couleurs à venir
de ce ciel étranger et capricieux
mais ne récolter que les cris des corbeaux
et le roucoulement des pigeons
au petit matin.

C’est comme si tu poussais en vain la porte
pour entrer dans mon hiver
sans avoir jamais ressenti le goût
des flocons de neige sur ta langue.

p. 104 Extrait du recueil: «Ciel à perdre».

C’est très original, c’est de la poésie en prose, sans rimes, sans jeux de mots, avec une sensualité et une sensibilité très étonnante… Ce sont des vers écrits par une femme forte et indépendante, fière et rebelle, qui s’assume et ne craint rien. Elle se sert de sa propre expérience amoureuse comme inspiration, et la restitue avec des images magnifiques, pleines de grâce, avec ses odeurs, ses couleurs... Le tout dans une langue encore plus magnifique, remplie d'énergie, vivante, qui rappelons-le, n’est pas sa langue maternelle…

«RELIRE CAVAFY OU LA VENUE D’UNE BARBARE»

Je sais que tu as gardé en toi quelque chose
de la liberté de ce matin-là
bien que dans toutes les fenêtres de l’été
même dans celle de ton plexus solaire
il y ait une femme.

Mais tu continues de t’obstiner
en tiraillant ma moitié gauche
dans ton univers rangé,
en m’embrassant partout et m’appelant barbare
quand mon rire brise toutes les serrures
et s’installe dans ta chambre la plus secrète, ou bien
quand je tente de te dire que ce ne sont pas des poèmes
mais des mots simples avec lesquels je nomme
tous les manques de jadis et d’aujourd’hui.

Et tandis que tu me caresses de mille façons différentes
et ta main gauche fait semblant de ne pas savoir
ce que fait ta main droite,
j’étire ma jambe hors du lit ;
le drap blanc, perdu sur ma cheville,
s’agite légèrement comme un drapeau de défaite
et j’ai peur de mettre mon pied sur le plancher
car au-delà du lit coule un autre temps.

Et tu restes depuis des années
devant l’armoire, tu habilles les cintres vides
du monde avec mes foulards bigarrés
en essayant en vain de calculer
combien de la liberté de ce matin
est restée en toi
avant que tu oses fermer la dernière fenêtre
de l’été et revenir dans ton univers bien rangé
assiégé déjà par mon rire barbare.

p. 89/90 Extrait du recueil: «Ciel à perdre».

«Le jardin des hommes» est un recueil plus ancien, inédit en français et partiellement traduit ici par Mme. Dostena ANGUELOVA-LAVERGNE. Ce sont comme des images, des impressions, parfois très banales comme p. ex. : les gestes du quotidien, le trafic dans la ville, jardiner, voyager etc etc…

«PETIT DÉJEUNER»

Des miettes de pain sec
pour le moineau malade dans mon âme.
Des morceaux de viande saignante
pour les corbeaux de ta folie,
avec quoi les as-tu nourris hier soir ?

Des empreintes sur les draps,
de l’argile blanche sur tes chaussures,
un nid de corbeau sur mon oreiller.

p. 187 Extrait du recueil : «Le jardin des hommes».

Les thèmes sont pourtant ici très classiques : l’amour (eh oui… Encore!..), la vie, la mort, la nature, le soleil, la pluie, le brouillard, les fleurs, les orties, la solitude, les oiseaux, le temps qui passe hélas trop vite… Le tout dans une poésie avec une langue unique, toujours abordée avec une sensibilité, une retenue, une timidité sans pareil…

Lisez bien ce poème jusqu’à la fin, vous allez être surpris par le «Twist» final!..

Mon corps est ton refuge,
je suis tellement attachée à toi que si tu partais
il serait désert.
Tu te réveilles entre les os de mon pied droit,
me rappelant des signes oubliés du destin,
tu danses dans mes genoux, tu grimpes lentement
et tu t’arrêtes au-dessus de la troisième vertèbre,
ton endroit préféré,
tu te balances longtemps en rêvassant
comme dans un hamac
entre la mer et les amandiers d’Emona,
et pendant que tu t’y reposes,
je réfléchis à l’inconfort d’un lit trop mou
ou du banc au bout de l’allée, quand mon dos absorbe
le soleil de fin octobre et que mon visage perd
ses traits dans le crépuscule à l’est ;
et du fauteuil où je reste assise des heures à ranger
des photos pâlies ; en vérité, qu’importe le temps
poser les voix qui te rendent heureux ?
Voudrais-tu un thé à la menthe, un bain chaud ?
Je ne me fâche pas quand tu me surprends
à des heures impossibles, reste autant
que tu veux, explore le labyrinthe de ton refuge,
cette nuit encore tu peux rester,
je te chanterai une berceuse,
la musique est harmonie,
et l’harmonie soigne l’âme ;
toi et moi, nous ne faisons qu’un :
mon corps n’est-il pas ta maison ?
Réveille-moi si tu décidais de partir,
nous irons clopin-clopant jusqu’au rivage,
là où la roche s’abandonne aux caresses du ressac
mais c’est un autre amour,
incompréhensible pour les hommes.
Maintenant, dors…

C’est ainsi que je parle
À la douleur.

p. 117/118 Extrait du recueil : «Le jardin des hommes».

Que dire de plus? Je suis très heureux d’avoir découvert l’œuvre d’Aksinia MIHAYLOVA, qui est pour moi d’un style fin et précieux et d’une sensibilité rare. J’ai vraiment trouvé ce recueil magnifique. La poétesse fait preuve d’une empathie exceptionnelle, surtout en ce qui concerne les relations du couple et en particulier de l’amour…
Comme toujours, je suis malheureusement impuissant à pouvoir vous décrire, et à vous restituer avec mes simples mots la beauté ma lecture, et du plaisir que j’y ai pris… Je ne peux modestement que vous encourager à lire ce recueil de poésie…

Je laisse maintenant la poétesse vous parler...

C’EST UN AUTRE POÈME

Est-ce parce que nous habitons des latitudes différentes
et que l’automne vient tôt dans mon pays
pendant que tu voyages de ville en ville,
lis des poèmes et fais des analyses de Cendrars
en essayant d’expliquer pourquoi
«si tu aimes il faut partir»

moi, je remue la marmelade de prunes sur le poêle
avec la longue cuillère en bois de ma grand-mère,
je regarde le jardin, toujours le même à la fin de septembre
je regarde la vie, toujours plus grande que nous
et je comprends qu’elle n’a pas de synonyme.

Les poules dans la basse-cour se disputent
un lombric qu’elles viennent de déterrer,
le voisin au milieu de son rucher
essaie d’introduire la nouvelle reine
dans la ruche qu’il a apportée hier soir
car c’est impossible pour deux reines
de vivre sous un même toit

et moi je retire une abeille égarée
en train de se noyer
dans le troisième pot de marmelade.

p. 28 Extrait du recueil: «Ciel à perdre».

Écoutez Mme. Aksinia MIHAYLOVA elle même lire ce poème, et en français SVP, ici: https://www.youtube.com/watch?v=LS8hdgWpu-A

P. S. : Rappelons que «Ciel à perdre» a reçu en 2014, le 73e prix Guillaume Apollinaire.

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