alphabet de Inger Christensen

alphabet de Inger Christensen
(Alfabet)

Catégorie(s) : Théâtre et Poésie => Poésie , Littérature => Européenne non-francophone

Critiqué par Septularisen, le 21 février 2024 (Inscrit le 7 août 2004, - ans)
La note : 8 étoiles
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«Et les mouvements de l’âme insufflés dans les nuages // existent, comme tourbillons d’oxygène au tréfonds du Styx».

«5»

«l’automne existe ; l’arrière-goût et la réflexion
existent ; et le seul à seul existe ; les anges
les esseulés et l’élan existent ; les détails
existent, la mémoire, la lumière de la mémoire ;
et la lumière rémanente existe, le chêne et l’orne
existent, et le genièvre, la similitude, la solitude
existent, et l’eider et l’araignée existent,
et le vinaigre existe, et la postérité, la postérité»

(p. 15, lettre «E»)

Si elle est pratiquement inconnue dans nos pays, Mme. Inger CHRISTENSEN (1935 – 2009) est sans aucun doute la plus grande poétesse du XXe S. de son pays… le Danemark. Ceux qui suivent régulièrement mes recensions savent d’ailleurs que j’ai déjà eu l’occasion de parler d’elle sur CL (1).

«alphabet» («Alfabet», 1981) peut être considéré comme la clef et le centre de son œuvre poétique. Comme presque tous les recueils de la poétesse danoise, l’écriture de celui-ci est extrêmement simple, mais à la structure extrêmement complexe. «alphabet», a en effet comme principe de création, un système rigoureux qui fait partie intégrante du message poétique. Il y a donc deux grands «principes», de composition. Le premier est la structure la plus connue de la langue pour mettre de l'ordre dans les mots : L’alphabet! (forcément!..).
Le deuxième principe de la construction est basé sur… Une structure mathématique : La suite de Fibonacci! (2). Une suite de nombres dont chacun est la somme des deux précédents (0, 1, 1, 2, 3, 5, 8, 13, 21, 34…).
La suite numérique détermine le nombre de vers des poèmes qui avancent avec l’alphabet : A (1 vers), B (2 vers) etc. Si les premiers vers se présentent en blocs unis, à partir du septième (la lettre G) les blocs se décomposent en strophes dont le nombre de vers est déterminé par la même série. Il se décomposent un peu comme si l'unité n'était plus possible.

Cela donne p. ex. pour la lettre «D» :

«4»

les pigeons existent ; les rêveurs, les poupées
les tueurs existent ; les pigeons, les pigeons ;
la brume, la dioxine et les jours ; les jours
existent ; les jours la mort ; et les poèmes
existent ; les poèmes, les jours, la mort

Grâce au verbe pivot «exister» Mme. CHRISTENSEN donne le rythme sémantique et thématique qui engendre au fur et à mesure les autres poèmes. Elle continue selon ce système jusqu’à la lettre «M», où la poétesse se libère elle même de la contrainte qu'elle s'est donnée... La contrainte s'autodétruit, pour des raisons pratiques, parce que la partie «N» aurait dû compter 610 vers, et que Mme. CHRISTENSEN pense à son lecteur.

Que dire de plus? C’est une poésie qui est très difficile d’accès. Il ne faut pas hésiter de s’investir dans sa lecture, quitte à s’y «cramer» quelques neurones! Pensez-vous, lire des vers qui mélangent la science (la bombe nucléaire, les cellules, les molécules, l'hydrogène, le brome …), la métaphysique (Dieu, la vie, la mort, les catastrophes naturelles…), la nature (les fleurs, les arbres, les mûres, les animaux, le brouillard, les abricotiers…) et les images poétiques. Le rythme des poèmes est à la fois dans la langue utilisée, ainsi que dans les thèmes développés (joie, amour, angoisse, émerveillement...), le tout «porté» par une beauté fascinante des images présentées.

Cela donne p. ex. pour la lettre «J» :

«10»

la nuit de juin existe, la nuit de juin existe,
le ciel enfin porté aux hauteurs
célestes et en même temps abaissé aussi tendrement que lorsque
les rêves sont visibles avant d'être rêvés; un espace comme rassasié de blancheur, un tintement sans heures [...]

[...] jamais l'inclinaison du globe ne fut aussi belle,
jamais les nuits oxydées ne furent aussi blanches, [...]

[...] un vol de germes galactiques entre la terre si terrestre et le ciel si céleste, [...]

[...] la Terre avec la
ligne côtière de la conscience, bleue et avec des nids
où le héron pêcheur existe, avec son dos voûté
gris bleu, ou le héron existe, mystérieux
et farouche, ou le héron de nuit, le héron cendré existent
et le degré des battements d'ailes de moineaux francs, de grues
et de pigeons; la Terre [...]

La traduction de Janine et Karl POULSEN (les traducteurs attitrés de Mme. Inger CHRISTENSEN) est parfaite... Mais, malheureusement, elle ne peut restituer les sonorités du texte danois! Et si on regarde le texte original (c'est un édition bilingue), on voit p. ex. très bien que l’on perd toutes les rimes qui existent dans la langue originale… D’autant plus dommage qu’il n’y a pas de majuscules, pas de points, et très peu de virgules pour aider le lecteur… Disons qu’il faut tout simplement se laisser entraîner dans le vortex poétique, se laisser «porter» par la beauté, par la «petite musique» de ce que l’on est en train de lire, par l'évocation passionnée des choses de notre monde, de laisser «jouer» son imagination, et trouver soi-même son propre rythme et sa propre signification aux vers de la poétesse.

Je finis enthousiasmé par la poésie de Mme. Inger CHRISTENSEN, je dois avouer que je n’aurais jamais cru qu’en s’imposant de telles contraintes (limites ?), l’on pouvait arriver à une telle liberté de paroles et à une poésie d’une telle beauté…

Je laisse maintenant la place à la poétesse…

«11»

«l’amour existe, l’amour existe
ta main qui, blottie dans la mienne, s’oublie telle
un petit et la mort impossible à se souvenir
impossible à se souvenir comme une vie
inamissible, aussi légèrement comme par mouvement chimique
par-dessus crételles et bisets, tout,
se perd, disparaît, impossible à se souvenir que
des troupeaux d’hommes déracinés, de bêtes et de chiens

qui existent çà et là, disparaissent ;
les tomates, les olives, les femmes
brunes qui les récoltent, se flétrissent, disparaissent,
tandis que le sol poudroie de nausée, une poudre
de feuilles et de baies, et que les boutons du câprier
ne seront jamais récoltés, confits au sel
et mangés ; mais avant qu’ils ne disparaissent, avant que nous
ne disparaissions, un soir, attablés avec
un peu de pain, quelques poissons sans abcès et de l’eau
qui sagacement a été changée en eau, l’un des
mille sentiers de guerre historiques traverse tout
à coup la pièce, tu te lèves, les frontières,
les frontières existent, les rues, l’oubli
partout, mais ta cachette ne s’approche pas,
regarde, la lune est par trop éclairée et le Chariot de David
retourne aussi vide qu’il est venu ; les morts veulent
qu’on les porte, les malades veulent qu’on les porte, les pâles
soldats usés ressemblant à Narcisse veulent qu’on
les porte, tu te promènes si bizarrement éternel,
et seulement quand ils meurent tu t’arrêtes
dans un jardin de choux dont personne ne s’est occupé
depuis plusieurs siècles, trouves en écoutant une source
tarie quelque part en Carélie peut-être, et pendant
que tu songes à des mots comme chromosomes, chimères,
et à la croissance frustrée des fruits de la passion
tu enlèves d’un arbre un peu d’écorce et la manges

(pp. 37/39, lettre «K»)

(1). : Cf. ici sur CL : https://critiqueslibres.com/i.php/vcrit/54056
(2). : Cf. ici sur Wikipédia : https://fr.wikipedia.org/wiki/Suite_de_Fibonacci

P.S. : Rappelons que Mme. Inger CHRISTENSEN a été lauréate du Prix nordique de l'Académie suédoise en 1994, du prix de l'État autrichien pour la littérature européenne 1994 et du Prix Siegfried Unseld en 2006. Son nom a été proposé à de nombreuses reprises pour le prix Nobel de Littérature.

Allez, «repartez» donc avec moi pour une petite extrait avec un très court extrait de la lettre «M»...

suivre maintenant la route somnambule
sous le ciel balsamique
et large du plateau
en travers d’un lac couvert de glace
le long d’une île sculptée par le vent
descente verticale à travers le feu
avance horizontale à travers la neige
enveloppé dans la cape du vent
cuit dans la pâte du pain soleil
renversé résistant précis
soufflé dans la glace de montagne
par-dessus le sommet du brin d’herbe
par-dessous la blessure des racines
sortant par la membrane du pergélisol
entrant par les poils du mésembryanthème
rebaptisé dans le charbon des montagnes
enveloppé par le trou de l’œil d’eau
autour des bras d’un soleil radiant
entre les jambes de la crevasse lumineuse
engendrée dans l’écrin de la montagne roi
élevé élu fin
jeté dans le berceau de l’air
disparu par les chemins de l’arc-en-ciel
entrant par l’œuf de l’alouette
sortant par le mur de la lumière
là calmement ils circulent
dans la poussière de la Voie lactée
ils montent leurs tentes
dans le feuillage des étoiles
la chicorée fleurit
si infiniment bleue
on dirait que personne
n’est autre que petit
je m’assieds
avec ma poupée éveillée
ses yeux de verre
sont si étrangement beaux
ma mère apparaît
avec un bol fumant
quelque viande réchauffée
sur l’étoile polaire
je parle à ma poupée
qui me ressemble
de ce qu’on comprend
par une chance inamissible
que subitement
nous émergeons et naissons
que tout de suite nous sommes
plusieurs ensemble
nous empruntons du feu
il commence à brûler
c’est comme si nous-mêmes
étions fondus de la mort
comme si au toucher
les étoiles aussitôt s’attendrissaient

(pp. 87/89, extrait de la lettre «M»)

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