Contes des sages créoles de Patrick Chamoiseau

Contes des sages créoles de Patrick Chamoiseau

Catégorie(s) : Littérature => Francophone , Enfants => Contes et légendes , Littérature => Nouvelles

Critiqué par Eric Eliès, le 26 novembre 2023 (Inscrit le 22 décembre 2011, 50 ans)
La note : 10 étoiles
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Contes des Antilles, créés par les "maîtres de la parole" dans la nuit des plantations

Ce qui frappe d’emblée dans « Les Contes des sages créoles », c’est le soin méticuleux de l'édition. Ce petit livre relié ressemble un peu (dans un format poche atypique) aux livres « club » des années 50/60, avec une couverture rigide aux couleurs vives, jaune et mauve, un papier épais légèrement teinté et un signet en tissu doré. Toutes les pages sont bordées d’un liséré coloré et le recueil est richement illustré de représentations de tableaux, parfois en pleine page, notamment ceux de la période martiniquaise de Gauguin. Il est néanmoins un peu surprenant que l’éditeur ait choisi d’insérer quelques tableaux tahitiens de Gauguin alors que la peinture des Antilles et des Caraïbes est extrêmement riche et aurait aisément pu fournir la totalité de l'iconographie.

Les contes, choisis et rassemblés par Patrick Chamoiseau, nous immergent au cœur de la culture créole. Dans une courte préface, Chamoiseau évoque la plantation esclavagiste, berceau du conte créole, où des esclaves, profitant de la nuit pour s’emparer de la parole qui leur était confisquée le jour, parvenaient à créer des bulles de liberté dans l’épaisseur des ténèbres.

Au bas du morne, dans le quartier des esclaves, un personnage émerge de l'une des cases à nègres. Des esclaves sont là, sous un vieil arbre, qui l'attendent, qui l'espèrent. Cet homme n'a pourtant rien de particulier ; d'âge mûr, il n'est ni plus ni moins insignifiant que les autres. Le jour, il n'est qu'un nègre de cannes qui travaille, souffre, transpire, et qui vit dans la crainte, la révolte ravalée.
Peut-être même est-il plus discret que plus d'un.
Mais la nuit, une exigence obscure dissipe sa lassitude, le dresse, l'habite d'une force nocturne et quasi clandestine : celle de la Parole dont il devient le Maître.
C'est le Conteur.

Patrick Chamoiseau, qui est fasciné depuis toujours par l’art des conteurs et des maîtres de la parole (voir ses derniers livres « Le conteur, la nuit et le panier » et « Le vent du nord dans les fougères glacées », que j’ai présentés sur CL), s’inscrit dans leur tradition. Les contes ne sont pas simplement racontés ; ils sont restitués avec une écriture au plus proche de l’oralité, avec des reprises et des interventions du conteur dans le récit, qui livre ses impressions ou même son incompréhension face à tant de mystères ! Chamoiseau ne cherche pas à restituer des contes dans une approche patrimoniale de sauvegarde d’une tradition ; ni écrivain ni auteur, il se fait « paroleur », usant de tous les pouvoirs de la parole pour donner à voir, à comprendre mais surtout à ressentir ce qui ne peut être ni vu ni compris (et il est d’ailleurs à noter que Chamoiseau souligne explicitement son refus d’un lexique ou de notes de bas de page). La dimension du ressenti est essentielle dans le recueil. Elle passe par les réactions du conteur, comme s’il s’adressait à l’auditoire d’une « la-ronde », mais aussi – et encore davantage – par les formulations poétiques de Chamoiseau.

A titre d’exemple d’interventions du conteur dans le texte, le conte « Glan-glan, l’oiseau craché », où un couple est poursuivi par l’esprit d’un oiseau qu’ils ont tué puis mangé, qui les oblige à vomir leur repas puis à reconstituer son corps à partir des déchets pour lui redonner vie, comprend plusieurs mises en garde et apartés du conteur, qui s’exprime directement à nous :

En jour des Vendredis saints, à l’heure d’église d’après-midi, des prières et des adorations de croix s’élèvent du tout-partout. Moi, je reste au sage chez moi à manger des beignets et à boire de l’eau pure. C’est prudence mon ami, car il est conté qu’aux Vendredis saints nos terres de déveine sont visitées de choses qui ne sont pas d’ici.
(…)
La voix sépulcrale résonnait dans le pot. On ne peut pas dire qu’il leur fallut du temps pour se mettre au travail (moi, devant moins que cela, je serais un forçat). La nuit les vit esclaves à trier la bouillie, associant les fibres aux fibres, les bouts d’os aux bouts d’os, reconstituant le bec, la courbe d’une paupière. O puzzle démesuré !

Par ailleurs, le souffle poétique de l’écriture de Patrick Chamoiseau, qui émaille son récit d’images oniriques, tantôt mystérieuses tantôt fantaisistes, mais toujours denses et frappantes, surtout pour évoquer la nature luxuriante, décuple le plaisir de lecture :

Bientôt, il fit tout noir. Du noir des bas de bois où rien n’est immobile tant les vies de l’autre-vie s’exercent à y revivre. Le Petit Bonhomme musait tranquille sans même savoir que les lucioles qui le voyaient passer voyaient aussi ce qui allait venir. Mourir, il faillit en découvrant, au détour d’une herbe folle, un cheval à grande cornes qui barrait le sentier. Sa flûte au creux de la main le rassura. Il attendit. Immobile. Il savait inutile de fuir ce qui avait plus de deux pattes. Les lucioles même s’étaient éteintes. Le petit vent, chatouilleur des feuilles, avait levé le pied. Ne demeuraient que le silence et le silence, le noir et le noir, et réciproquement. Alors, le cheval lui dit comme cela « La ou sôti, ti mal ? D’où sors-tu, petit mâle… ?»
(…)
La petite fille demeura dans la lueur crasse de la bougie, avec les ombres de la case vivantes autour d’elle, des ombres en formes puis déformées comme des voilages au vent, des ombres de regards sans yeux attirés par les peurs de sa peau. Quand la lueur de la bougie balbutia des couleurs agonisantes, la petite fille s’affola. La cascade de ses larmes fut d’une telle détresse qu’un grand-bidime serpent coula de l’ombre. Pas un petit serpent mais un serpent bien gras et bien épais, qui l’approchait avec des manières de chien dressé, jusqu’à se frotter la tête contre ses jambes afin de la rassurer (ce qui, moi qui vous parle, ne m’aurait rassuré en aucune manière, mais, hélas, je ne suis plus un enfant !)
(…)
J’ai vu passer ce conte aux abords de ma case à la quatrième heure d’une nuit ensoleillée où un grand rêve m’avait offert de petites insomnies, …
(…)
L’homme introduit, ils s’assirent à la table et conversèrent de choses et d’autres, de la mer et du vent, de la paupière des oiseaux quand la pluie tombe de biais, de la courbure des ongles d’une femme de cent ans, de la chair du poisson-coffre nourrie d’épices sous une cendre, du goût de la mangue-julie légèrement citronnée, et des couleurs d’un arc-en-ciel dans la tête d’un aveugle.

La dizaine de contes est d’une grande diversité et reflète une forme de syncrétisme dans les influences européennes, africaines et antillaises. Certains contes semblent faire écho à Cendrillon (dans "La plus belle est à l'en-bas de la baille", une petite négresse tyrannisée par sa mère trouve la liberté et l’amour grâce à un perroquet qui guide vers elle son prince charmant), à Barbe-Bleue (dans "Une affaire de mariage", une jolie négresse est séduite par un riche blanc beau-parleur, qui se révèle être le diable et l’enferme dans son château plein de pièces closes sur des secrets inavouables…) ou à Hans et Gretel (tant la quête de nourriture est le ressort de nombreux contes) mais beaucoup sont singuliers. Contrairement aux contes européens où la modestie, la prudence, etc. sont fréquemment récompensées, les contes antillais, qui se déroulent dans un climat de peur et de famine, valorisent plutôt la débrouillardise et la ruse, jusqu’à la rouerie. Les derniers contes, dont certains sont assez anciens puisque Chamoiseau dit qu’ils furent contés à Lafcadio Hearn (un américain remarquable qui, dans les années 1900 marquées par les rivalités coloniales, parcourut le monde pour découvrir les peuples et leurs mœurs, simplement pour la rencontre humaine et sans visée ethnographique – j’ai présenté sur CL son livre « Voyage au pays des Dieux », qui relate son séjour au Japon, admirable d’humanité et de compréhension), sont même un peu cruels mais révélateurs des réalités locales. Dans « L’accra de la richesse », Ti-Zeb, fils d’une négresse d’une grande pauvreté qui ne lui laisse en héritage qu’un accra rassis, parvient, par d'habiles tromperies, à le faire fructifier au détriment des riches propriétaires jusqu’à devenir à son tour immensément riche. Dans « Ti-Jean l’Horizon » (peut-être le conte martiniquais le plus célèbre), Ti-Jean, fils d’une négresse et d’un béké qui refuse de reconnaître l’enfant, dupe son maître jusqu’à l’évincer, après lui avoir fait perdre ses amis et tué sa propre mère… Néanmoins, dans d’autres contes où ce sont des nègres qui entrent en rivalité (nota pour éviter tout malentendu : j’emploie le terme « nègre » car c’est celui employé par Chamoiseau), c’est la bonté et la solidarité qui sont récompensées, comme dans « Une graine de giraumon » (où une vieille femme est récompensée par un oiseau d’avoir pris soin de lui tandis que sa voisine est punie de son égoïsme), « Yé, maître de la famine » (où Bondié, qui vivait alors dans une case reculée, aide un pauvre bougre à vaincre une diablerie qui s’accapare toute sa nourriture) tandis que la prétention ou la cupidité sont punies (ainsi périssent Petit Bonhomme, musicien virtuose et admiré, qui avait trop cru au pouvoir magique de sa musique, et Nanie-Rosette, gentille mais si gourmande qu’elle finit – malgré tous les soins de sa manman - par succomber aux tentations du diable).

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Les éditions

  • Contes des sages créoles [Texte imprimé] Patrick Chamoiseau
    de Chamoiseau, Patrick
    Seuil / Contes des sages...
    ISBN : 9782021368550 ; 15,00 € ; 08/03/2018 ; 160 p. ; Relié
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