Un balcon en forêt de Julien Gracq
Catégorie(s) : Littérature => Francophone
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Tout en haut...
L'histoire en quelques mots se déroule pendant l'épisode de la drôle de guerre. Un officier et trois soldats sont affectés à la garde d'un bastion, aux allures de piège à con, perdu au coeur des Ardennes. L'officier, Grange, à la manière d'un naufragé, la forêt tenant lieu d'ile, sur toile de fond de l'absurde attente guerrière, se découvrir, au gré des saisons, vivre une profonde communion avec son nouvel environnement. A tout ce que la nature compose constitue, délivre autour de lui, viennent répondre ses prises de conscience, émotions, sentiments, doutes, bonheurs, attentes et non-attentes, calmes et peurs.
Une éblouissante prose. Aucune éraflure, aucun faux pas sur les 250 pages de pure prose que viennent rythmer les saisons, l'alternance des heures, des nuits et de jours, leur naissance et leur mort. L'incroyable richesse descriptive de l'omniprésente forêt se lie d'amitié avec l'emploi de mots simples. Viennent parfois percuter, sans rien perturber du flux narrative, l'usage d'un mot, d'un adjectif tout à la fois impensable, inimaginable, idéal et pourtant tout à la fois irremplaçable, juste, comme évident une fois tracé, une fois lu.
Alors, voilà, en lecteur ébloui que je suis, je ne peux m'empêcher de simplement donner à lire. Trop, certainement... Mais si vous savez appréciez le style contemporain pour ce qu'il peut cacher d'effort et de travail, pour ce qu'il donne aussi parfois de plaisir à être bu... N'hésitez pas, c'est juste là en dessous, et sans obligation d'achat !
"Quand ils approchèrent du mamelon où la coupe entamait le taillis, il faisait encore assez clair. Au long des ornières du chemin emplies par les dernières nuits d'orage, la lumière oblique enfonçait deux rails d'eau louche; une odeur de terre rajeunie, une fraîcheur de cressonnière montaient des banquettes d'herbe neuve. L'appel isolé d'un coucou s'élevait par intervalles du rideau d'arbres au fond de la clairière - très haut, contre le ciel remué de gros nuages, Hervouët fit remarquer à Grange une buse qui tournoyait lentement, à peine vivante, portée sur l'exhalaison de la forêt chaude comme un papier brûlé sur un grand feu. Son guet immobile mettait dans le silence écrasé de la forêt une touche vénéneuse. Grange vit qu'Hervouët, d'une secousse de l'épaule, faisait glisser dans sa main la bretelle de son fusil."
"Ils fumèrent un moment en silence. Il faisait bon. La nuée se dissipait; un ou deux coups de tonnerre roulèrent faiblement derrière l'horizon de la Belgique, avec le grondement pacifié d'une queue d'orage. La lune s'était dégagée : au fond de la trouée des arbres, la pente de la clairière se givrait d'une lumière froide, minérale, toute ocellée par l'ombre d'encre des jeunes sapins assis sur l'herbe. Jamais Grange n'avait eu comme ce soir le sentiment d'habiter une forêt perdue : toute l'immensité de l'Ardenne respirait dans cette clairière de fantômes, comme le coeur d'une forêt magique palpite autour de sa fontaine. Ce vide de la futaie, cette garde sommeillante le troublaient. Il songeait au mot bizarre qui était venu à Hervouët : " On n'est pas soutenus ". Ce qu'on avait laissé derrière soi, ce qu'on était censé défendre, n'importait plus très réellement; le lien était coupé; dans cette obscurité pleine de pressentiments les raisons d'être avaient perdu leurs dents. Pour la première fois peut-être, se disait Grange, me voici mobilisé dans une armée rêveuse. Je rêve ici - nous rêvons tous - mais de quoi ? Tout, autour de lui, était trouble et vacillement, prise incertain; on eût dit que le monde tissé par les hommes se défaisait maille à maille : il ne restait qu'une attente pure, aveugle, où la nuit d'étoiles, les bois perdus, l'énorme vague nocturne qui se gonflait et montait derrière l'horizon vous dépouillaient brutalement, comme le déferlement des vagues derrière la dune donne soudain l'envie d'être nu."
"- Eh bien ! c'était ici... pensa Grange, intimidé. Il avait envie de s'en aller; le silence lui serrait les tempes bizarrement. Une nausée lui venait de cet air confiné, de ce jour plâtreux, vieilli, qui glissait des persiennes et de l'imposte. Il ouvrit la porte toute grande; une poule apparut sur le seuil, inspecta la pénombre d'un plongement de cou; mais le tapis sembla la dépayser; après un moment de perplexité, elle disparut avec un gloussement de dédain vers son avoine. A travers l'air liquide, on entendait encore, plus espacés, les cris des oiseaux qui se rassemblaient pour la nuit sur le châtaigner des Platanes. Grange s'assit un instant sur le lit, songeur; le lit fléchit doucement sous son poids avec un grincement de ressorts familier ; une envie brusque le prit de s'étendre là, la face contre le mur, vidé pour jamais des pensées et des songes. Dans une heure, la nuit de la forêt entrerait par la porte ouverte, avec son odeur sauvage, ses bruits de bêtes, absolvant ce monde qui sentait la fièvre; il s'imaginait avec désir l'étang de calme, le frais puits noir qui filtrerait avec la nuit au creux de la maison fermée; il lui semblait que quelque chose en lui désespérément s'y étancherait. Il sentit sa gorge se serrer; il haussa les épaules nerveusement. La clé était restée en dedans de la serrure; il ferma la porte à double tour et mit la clé dans sa poche. Dehors, il faisait encore clair, mais déjà frais; une tendre, une délicate résille de lumière jaune glissait sur les carrés de légumes au travers des pêchers et des cerisiers."
Les éditions
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Un balcon en forêt [Texte imprimé] récit par Julien Gracq
de Gracq, Julien
J. Corti / Rien de commun
ISBN : 9782714303332 ; 19,00 € ; 01/08/1989 ; 253 p. ; Broché
Les livres liés
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Les critiques éclairs (7)
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Variation sur le thème de l’attente.
Critique de Saint Jean-Baptiste (Ottignies, Inscrit le 23 juillet 2003, 88 ans) - 2 juin 2022
Son « Balcon en Forêt » est d’une écriture admirable et ses descriptions de la forêt ardennaise sont magnifiques mais l’histoire qu’il raconte n’est pas terrible. Ça raconte la vie d’un militaire confiné dans un poste d’observation durant « la drôle de guerre ». C’est en fait une variation sur le thème de l’attente. Mais durant tout le récit, Julien Gracq soumet le lecteur à un lent suspens qui le tient en haleine du début à la fin. C’est génial !
Ce soldat se retrouve malgré lui plongé dans une autre vie. Il se retrouve sans activité, sans gros souci et surtout sans responsabilité. Mais, dès le début, on sent qu’en fin de compte tout va basculer, la guerre rôde et se rapproche de page en page ; et le héros, même s’il refuse d’y penser, sent bien que, comme toujours en temps de guerre, tout finira mal.
Pendant toute cette histoire, grâce à la magie des mots, Julien Gracq arrive à faire peser sur le lecteur cette ambiance lente et lancinante de l’attente, sans jamais l’ennuyer. C’est un exploit !
Allez ! Après « Le Rivage des Syrtes » je l’avais envoyé au diable. Me voila réconcilié avec Julien Gracq.
Incompréhension
Critique de Falgo (Lentilly, Inscrit le 30 mai 2008, 85 ans) - 16 février 2017
Il noue une relation amoureuse avec une jeune veuve échouée dans ce coin perdu et se plaît tellement dans sa vie oisive qu'il refuse une mutation.Puis l'invasion allemande arrive et emporte tout sur son passage. Ce récit est bien mené, dans un style remarquable, farci de descriptions de la nature et de réflexions sur la vie, la mort, les hommes et les femmes... Mais je dois être bizarre. je n'y ai rien trouvé de véritablement intéressant et me perds en conjectures sur les raisons qui ont poussé Debray à faire l'éloge de ce livre.
Un chef d'oeuvre
Critique de JEANLEBLEU (Orange, Inscrit le 6 mars 2005, 56 ans) - 11 août 2012
En effet, l'attente angoissée d'un évènement qui viendra (ou peut-être pas ?) permet à Julien Gracq de déployer son style si riche, si subtil, si poétique, si métaphysique pour mettre, petit à petit, ce groupe de quatre hommes en marge du monde. Le héros (Grange), officier commandant ce petit fortin isolé en pleine forêt des Ardennes face à la frontière belge, va ainsi lâcher progressivement toutes ses attaches avec le monde "réel", notamment grâce à son amour presque féerique pour la jeune Mona. La suite, avec la montée crescendo des évènements militaires et l'évacuation des civils, dont Mona, va finalement faire prendre conscience à Grange que la fascination si étrange qu'il éprouvait pour cette forêt depuis son arrivée est en réalité bel et bien de l'amour (dont Mona a été le vecteur physique).
Lisez les premières lignes de ce beau, lent et puissant roman et vous ne pourrez plus le quitter.
Le plaisir est encore plus grand de lire cette oeuvre à petits traits pour bien s'en pénétrer...
Drôle de guerre
Critique de Tistou (, Inscrit le 10 mai 2004, 68 ans) - 28 mars 2011
L’aspirant Grange est nommé responsable d’un blockhaus, un poste avancé, dans une forêt comme il en existe de bien belles dans les Ardennes. S’agissant de la « drôle de guerre », Grange est installé là, au cœur de la forêt, avec trois hommes sous ses ordres. Une vie va s’organiser, en marge du monde extérieur dont les échos ne parviennent qu’assourdis. Les Allemands ne se décident pas à attaquer. Et d’abord, il semble un fait communément admis qu’ils n’attaqueront pas à travers les Ardennes. Impensable.
Depuis le « balcon », dans cette forêt, la vie prend un goût sylvestre. Rapidement Grange se retrouve avec deux maîtresses : une femme qui réside provisoirement dans le village le plus proche et avec qui une relation se noue et … la forêt. Une forêt omniprésente dans le texte de Gracq, un texte sylvestre donc. Ou au moins en partie.
Julien Gracq en tout cas s’y prend comme personne pour nous donner à sentir, voir, toucher, ressentir cette forêt. Drôle de guerre mais drôle de vie aussi. Pour l’essentiel entre hommes au cœur d’un blockhaus, lui-même au cœur d’une forêt, avec des escapades au village, vers d’autres congénères humains … Bien évidemment, ce balcon ne restera pas idyllique éternellement. L’hiver passera mais, avec le printemps et les beaux jours, la menace se fera de plus en plus précise. Le village sera évacué – exit la maîtresse humaine – et le blockhaus deviendra tout à coup beaucoup plus menaçant, beaucoup moins « balcon ». Car, on le sait nous, c’est bien par les Ardennes que l’armée allemande fera son offensive. Et Grange dans tout ça ? Grange dans son blockhaus face aux gueules terrifiantes des blindés ennemis ? Retour à la vie réelle passée la villégiature du balcon en forêt.
Julien Gracq est à l’aise dans toutes ces différentes situations. C’est merveilleusement écrit, notamment sur la forêt, et sur les relations entre hommes aussi. Une œuvre très originale.
“Du côté de la frontière, où le plateau peu à peu s'élevait, on voyait perler un à un et glisser quelques instants dans la nuit de petits points de lumière qui s'épanouissaient sans bruit et balayaient la crête des taillis d'un rayon rapide : les automobiles belges, qui roulaient dans la paix d'un autre monde au travers des clairières plus aérées où l'Ardenne peu à peu se morcelait. Entre ces deux franges que la nuit soudain alertait vaguement, le Toit (c'était le nom que donnait Grange à ce haut plateau de forêts suspendu au-dessus de la vallée), restait plongé dans une obscurité profonde. La laie s'allongeait à perte de vue comme une route fantôme, à demi phosphorescente entre les taillis sous son poudrage de gravier blanc. L'air était tiède et mou, chargé de senteurs de plantes ; Il faisait bon marcher sur cette route sonore et crissante, avec au-dessus de sa tête cette traînée de ciel plus clair, vaguement vivante, qui semblait parfois s'éveiller du reflet des lueurs lointaines. ”
Parenthèses enchantées
Critique de Montgomery (Auxerre, Inscrit le 16 novembre 2005, 52 ans) - 6 mars 2006
Quant à la guerre, celle que l’on a qualifiée de drôle, elle passe, au propre comme au figuré, au-dessus de la tête de Grange dont le bonheur aussi inattendu qu’omniprésent protège de la folie des hommes. Et si un court instant celle-ci semble ravaler la forêt à un décor d’opéra, ce n’est qu’une impression qui aura tôt fait de s’évanouir après le passage des blindés. En fait, Grange sait interpréter les rumeurs de la forêt, saisir les atmosphères et les humeurs de ses supérieurs : il ne se voile pas la face mais son choix est fait, pas question de quitter son balcon.
Hélas, à l’instar de toute passion vraie, on sent bien qu’il ne peut s’agir que d’une parenthèse. S’inversent les choses : la guerre qui fut la condition nécessaire de cette passion se transforme progressivement en une menace inexorable ; de même le blockhaus, abritant Grange et ses hommes, qui de cocon redevient petit à petit le poste avancé et exposé que les militaires avaient conçu au départ. Finalement, le lecteur se retrouve un peu comme Grange quand le dénouement pointe le bout de son nez : contraint de s’accrocher pour que la parenthèse ne se referme pas….
C'est quoi, Bala?
Critique de Lucien (, Inscrit le 13 mars 2001, 69 ans) - 3 avril 2005
Et "250 pages de pure prose", tu peux m'expliquer"?
Parce que là, je capte pas... désolé... tu peux reformuler?
Un balcon en forêt
Critique de Urbanopitheque (, Inscrit le 27 février 2005, 62 ans) - 27 février 2005
Puis les 9 et 10 mai arrivent... le lecteur lui a une longueur d'avance... il sait que derrière ce "balcon en forêt" se trouve l'objectif que la percée des Allemands... passer par les Ardennes, là où personne ne les attend... le lieu soit-disant infranchissable... et derrière l'âme de ce jeune officier... la vision d'une guerre atroce qui va le laminer lui et ses hommes... Les impressions que je ressens sont celles de mes arrivées dans différents postes, la découverte progressive que l'on fait d'un monde, d'un univers nouveau... les habitudes, les routines qui s'installent et qui rassurent dans des lieux peu rassurants... les lectures, l'esprit qui à chaque fois doit se forger pour le pire, ne pas sembler inutile, se fondre dans la nature, dans l'environnement, en comprendre les mécaniques secrètes qui peut-être permettront de s'en sortir... c'est très curieux au point que je me demande si Julien Gracq n'a pas connu lui-même cela... et puis l'homme, seul face aux éléments qui le dépassent... trop grands pour lui... une maîtrise impossible... un superbe roman comme celui de Robert Merle "Week-end à Zuydcoote" qui fut Goncourt, mais plus intimiste encore.
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Mon p'tit lulu | 1 | Balamento | 8 mai 2005 @ 15:17 |