L'amour et la mémoire de Salvador Dalí

L'amour et la mémoire de Salvador Dalí

Catégorie(s) : Littérature => Francophone , Théâtre et Poésie => Poésie

Critiqué par Eric Eliès, le 1 mai 2023 (Inscrit le 22 décembre 2011, 49 ans)
La note : 6 étoiles
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Ode à Gala, d'une violence exacerbée et morbide

Publié en 1931 aux Editions Surréalistes et introuvable dans son édition originale, mais réédité il y a une vingtaine d'années (avec des peintures se substituant aux photographies de Dali), ce recueil est composé d’un unique et long poème dédié à Gala et accompagné de photographies. C’est la récente présentation par JPGP du livre (que je n’ai pas lu) de Catherine Millet sur Dali qui m’a donné l’envie de présenter sur CL ce long poème, l'un des premiers textes de Dali, qui provoque chez le lecteur un fort sentiment de malaise en raison d'une violence presque « psychopathologique » dans son rapport à l'amour et aux femmes. Au début des années 30, Dali était en ébullition : âgé d'à peine 25 ans, il venait de se lier à Gala et achevait d'élaborer sa méthode "paranoïaque-critique", reposant sur la représentation objective des interprétations délirantes d'une idée obsessionnelle.

Dans ce poème, dont le titre fait un peu écho à "Persistance de la mémoire" peint à la même époque, Dali célèbre son amour pour Gala, qu’il avait rencontrée deux ans plus tôt et dont il était tombé aussitôt et intensément amoureux, avec une intensité obsessionnelle qui séduisit Gala, qui avait probablement ressenti et compris l'ascendant qu'elle avait sur Dali, jeune homme cherchant encore sa voie. Sa relation avec Gala contribua à la rupture de Dali avec son père, hostile à la liaison de son fils avec une femme mariée (puisque Gala était l’épouse de Paul Eluard). Le père de Dali avait également été très irrité par un dessin surréaliste et blasphématoire de Dali, intitulé « parfois je crache par plaisir sur le portrait de ma mère » (dessin mal interprété, car Dali a toujours déclaré qu’il avait adoré sa mère, morte d’un cancer alors que Dali était encore adolescent).

L’amour de Dali pour Gala est très particulier : c’est une fascination et une idolâtrie pour la figure d’une femme sur laquelle Dali cristallise tous ses fantasmes sexuels, y compris les plus crus, pour attaquer, avec un déchaînement de violence d’une grande férocité, les piliers de la morale « bourgeoise » : la famille, la religion, la patrie. Au début du poème, Dali évoque sa sœur (image purement fantasmée car il n’a jamais porté la main sur elle) en des termes sidérants de violence cruelle, incestueuse et scatologique, que souligne encore plus l’incongruité d’un onirisme proche du fétichisme :

L’image de ma sœur / l’anus rouge / de sanglante merde / la verge / à demi-gonflée / appuyée avec élégance / contre / une immense / lyre / coloniale / et personnelle / le testicule gauche / à demi-plongé / dans un verre / de lait tiède / le verre de lait / placé / à l’intérieur / d’un soulier de femme

Il ne fait aucun doute que Dali, puisqu’il l’évoque sans cesse, a été un obsédé sexuel hanté par un sentiment d’impuissance qui provoque en retour un déferlement de violence subversive. La figure du « masturbateur » est récurrente dans son œuvre où, y compris dans ses tableaux, le sexe est toujours lié à la mort avec, notamment dans les textes poétiques, une fascination de la violence qui serait insupportable si l'art de Dali n'était que cela (et d'ailleurs Dali a eu de nombreux détracteurs, y compris au sein du surréalisme, notamment quand il a voulu introduire, de manière très ambigüe, des croix gammées dans ses tableaux) mais Dali est aussi un être hyper-sensible et hyper-imaginatif. Ainsi, il y a, dans « l’amour et la mémoire », de très beaux passages comme :

rien / en dehors de sa souffrance / qui est ma souffrance / rien / en dehors de sa mort / qui représente la mienne / ne peut me toucher vitalement.

où s’entrelacent le désir de l’amour (un amour absolu, d’une pureté intangible au-delà du sentiment humain) et la morbidité de la mort (vaincue par sa fusion avec l’amour). Néanmoins, chez Dali, cette interdépendance de l’amour et de la mort (dans laquelle Denis de Rougemont, parlant de la légende de Tristan et Iseult, voyait la quintessence du sublime) semble avoir revêtu une dimension psychopathologique hypersexualisée et fanatique, à la limite du délire, provoquant en même temps un besoin de transgression (aux accents de haine anti-chrétienne et anti-sociale) et un besoin obsessionnel de justification. Etait-ce l'application lucide de la méthode paranoïaque-critique ou la manifestation d'une véritable psychose ? S’adressant à Gala, Dali confie :

Gala / tu n’es pas incluse / dans le cercle / de mes objets de relation / ton amour est en dehors / des notions comparatives et mendiantes / des sentiments humains / car je n’ai aucun sentiment pour toi / car les sentiments supposent l’absence de l’amour / ou leur faiblesse / et c’est en dehors de tout sentiment / que ta représentation pure et unique / de mes désirs / me relie sans crainte / aux représentations de ma mort / et c’est encore / en dehors des sentiments / que ta représentation pure et unique / me fait bander et décharger / en dehors / des images hypnagogiques supplémentaires / de la masturbation / en dehors / de la courbe nostalgique / des lieux communs pervers

L’art surréaliste se voulait révolutionnaire, capable d’épanouir les fraternités et facultés humaines oppressées par l’ordre social ; fasciné (comme tous les surréalistes) par l’hypothèse de l’inconscient et du refoulé, Dali cherche à dépasser les « lieux communs pervers » pour libérer la plénitude de ses désirs. Néanmoins, chez Dali, l’amour ne s’épanouit que dans l’ombre portée de la mort, et cette fusion aboutit à un fantasme de dissolution et de dévoration consentie, qu’incarne l’image de la mante religieuse dévorant le mâle au terme de l’accouplement ou également la coprophagie, que Dali a célébré explicitement dans d'autres textes en des termes très crus (Amanda Lear a également rapporté que Dali avait des fantasmes de cannibalisme). L’amour de Dali se veut au-delà de l’humain et absolument libre de toute entrave, y compris morale, mais son amour est surtout profondément inhumain, dépourvu d’empathie. Le sentiment n’y a pas sa place. De même que Dali disait n’éprouver aucun sentiment pour Gala, il se réjouit de la réciprocité :

Gala / les signes de ton visage / n’expriment aucun sentiment

En fait, Dali n’aime pas Gala en tant que femme avec laquelle il partage des instants vécus mais en tant qu’objet idéal à la froideur insensible, hors du temps et de l’espace :

Gala / mon amour me prouve / le manque de souvenirs que j’ai de toi / puisque je ne me souviens pas de toi / tu ne changes pas / tu es en dehors de ma mémoire

qui se prête à toutes les manipulations que son esprit, à l’imagination délirante, élabore comme si elle n’était qu’un pantin de chair, infiniment docile et démontable, comme un modèle de femme mis à sa disposition. On n'est pas très loin des délires sadiques et/ou masochistes, où l'amour ne s'incarne que dans un rapport de domination permettant au plaisir de s'assouvir. Le regard de Dali n'est jamais celui d'un amoureux ou même d'un amant. Ainsi, dans le poème, on trouve ce portrait, à la fois délirant et anatomiquement quasi clinique de Gala, décomposée en ses parties comme si elle n’était pas un être mais un amalgame de parties interchangeables à volonté pour son plaisir (Ses yeux ressemblant à son anus / son anus ressemblant à ses genoux (…)) qui se poursuit sur presque deux pages, en détaillant toutes les parties du corps, notamment le sexe, avec une minutie de fétichiste… Gala n'en fut pas offusquée ; au contraire, elle encouragea toujours Dali à aller au bout de ses idées, soutint la publication de ses poèmes "La femme visible" et "L'amour et la mémoire" et l'aida à structurer sa méthode "paranoïaque". Gala fut un point d'appui vital pour Dali, qui exalte sa muse avec emphase et dévotion, mais Gala fut aussi l'exutoire de pulsions et de fantasmes, à la fois sexuels et morbides, dont la radicalité et la violence sont évidentes et dont la célébration me met toujours un peu mal à l'aise. J'y vois aussi, chez certains, une excuse facile pour couvrir, au nom de l'art, des attitudes et des comportements relevant de déviances et/ou de fragilités psychotiques. Dali sut s'en servir pour faire fortune, avec un art inégalé du marketing et de la mise en scène, qui servit de modèle à nombre de ses contemporains...

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