Journal - Les années hongroises 1943-1948 de Sándor Márai

Journal - Les années hongroises 1943-1948 de Sándor Márai

Catégorie(s) : Littérature => Européenne non-francophone , Littérature => Biographies, chroniques et correspondances

Critiqué par Poet75, le 20 décembre 2021 (Paris, Inscrit le 13 janvier 2006, 68 ans)
La note : 9 étoiles
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Les années hongroises

Lorsqu’il commence à tenir son Journal en 1943, le hongrois Sándor Márai (1900-1989) est déjà l’auteur reconnu d’un grand nombre de publications, en particulier de romans. Même si, dans son propre pays, il ne compte pas un nombre très important de lecteurs (il ne se fait d’ailleurs aucune illusion à ce sujet), sa notoriété, à juste titre, a commencé de grandir. Or, c’est à ce moment-là, alors que la Hongrie, encore relativement épargnée par la guerre, évolue, de manière inquiétante, vers un régime de plus en plus fasciste mis en place par l’amiral Horthy et ses Croix fléchées, que Márai, contraint de ne pas afficher publiquement ses opinions, se met à rédiger un Journal qu’il ne cessera plus de tenir jusqu’au terme de sa vie.
La traduction française qui nous est à présent proposée ne retient que des extraits significatifs de l’ouvrage. Dans l’édition hongroise, les années 1943-1948 couvrent quatre volumes. Mais, même largement amputé, ce texte n’en reste pas moins un document des plus intéressants, que ce soit sur la Hongrie de cette époque comme sur la vie et le regard d’un grand écrivain.
Précisément, ne pouvant se définir autrement que comme écrivain (et écrivain viscéralement attaché à sa langue, le hongrois), même en ces temps angoissants qu’il traverse, il persévère, autant qu’il lui est possible, dans son travail de romancier, tout en étant contraint à une forme de silence du fait des dérives politiques de son pays. C’est donc à son Journal qu’il confie ce qu’il ne peut exprimer publiquement.
Il faut le préciser, les notes prises par l’écrivain en ces années-là sont empreintes, le plus souvent, du plus grand pessimisme, non seulement au sujet de la Hongrie mais, pourrait-on dire, au sujet de l’humanité entière. Il faut dire que ce dont il est témoin ne peut qu’inciter à la noirceur. Dès les premières notes du Journal, en 1943, il écrit : « L’homme a un penchant universel et durable pour le sadisme, dont il a fourni la plus belle preuve en inventant l’enfer… ».
Mais c’est en 1944 et 1945 que le Journal abonde en réflexions anxieuses, attristées, désabusées. Face aux exactions des Croix fléchées, les fascistes hongrois, puis à l’occupation allemande à partir de mars 1944 et, enfin, à l’arrivée des Russes, l’écrivain se fait un devoir de relater chacun des faits dont il est le témoin, mais aussi et surtout d’exprimer son horreur des crimes qui se commettent. « Il n’y a pas de « réparation » possible pour ces crimes », affirme-t-il. Et nombreuses sont les réflexions au sujet des Juifs persécutés, envoyés dans les camps de la mort. Márai lui-même, déclare Catherine Fay, la traductrice de l’ouvrage, « a aidé beaucoup de Juifs pendant la guerre », à commencer par son beau-père qu’il échoua malheureusement à faire sortir du ghetto de Kassa. La femme de Márai, quant à elle, qu’il désigne simplement par la lettre L. , son nom complet étant Ilona Matzner, dut se cacher durant cette période du fait de ses origines juives.
Même une fois la guerre finie, sauf pendant une courte période d’accalmie en 1946, qui lui permet de faire éditer des extraits du Journal, l’inquiétude de Márai ne faiblit pas. Les jugements qu’il porte sur son pays sont des plus sévères : il parle de « l’immoralité de la société hongroise et de la nation hongroise ». Et, lorsque, de manière de plus en plus affirmée, se met en place le système communiste, il est conscient de n’y avoir pas sa place, pas plus qu’il ne l’avait durant le fascisme. D’où la question, toujours plus lancinante, d’un éventuel exil.
Au cœur de tant d’appréhension et, même si Márai demeure sans illusion sur l’espèce humaine (il n’existe pas de « progrès » pour elle, estime-t-il), on peut retenir, néanmoins, quelques raisons de ne pas totalement désespérer. Certes Márai voit de « la haine partout », mais il fait aussi, à l’occasion, un bel éloge des ouvriers qui, dans le dénuement le plus complet, sont parvenus, en 1946, à rétablir en trois mois la circulation des trams, l’eau courante et l’électricité à Budapest. C’est dans ces années-là aussi que sa femme et lui font la connaissance d’un très jeune garçon, orphelin, que, quelque temps plus tard, ils adopteront. On remarquera aussi la lecture intéressée et intéressante qu’il entreprend, en 1947 ou 1948, de l’Ancien Testament.
Tout n’est pas totalement désespéré, chez Márai, même si l’homme paraît très désabusé, sans illusion sur son pays, sans beaucoup de croyance en l’humanité. Il se demande si, en fin de compte, les hommes ne sont pas aussi déments que les animaux qui, enfermés dans des zoos, finissent par devenir fous. En assistant avec effroi au spectacle de la dictature qui, en 1948, s’abat, tour à tour, sur chacun des pays du bloc de l’Est, il y a de quoi se poser la question.

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