Notes sur l'obscurantisme de René Daumal

Notes sur l'obscurantisme de René Daumal

Catégorie(s) : Littérature => Francophone , Sciences humaines et exactes => Philosophie

Critiqué par Eric Eliès, le 23 janvier 2021 (Inscrit le 22 décembre 2011, 50 ans)
La note : 8 étoiles
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Considérations sur l'obscurantisme moderne et sur un projet de livre inachevé de René Daumal

René Daumal, écrivain et poète qui mourut très jeune des suites d'une tuberculose, incarne le versant métaphysique, voire mystique, du surréalisme auquel il n’adhéra jamais totalement et dont il s’affranchira en fondant le Grand Jeu. A la fin des années 30, René Daumal (âgé d'une trentaine d'années) projetait d'écrire un essai dénonçant les illusions dans lesquelles nous nous complaisons pour fuir la réalité. Il n'eut le temps que d'en esquisser les grandes lignes. Ce petit opuscule (à peine 24 pages), publié par les éditions Eoliennes avec une couverture jouant sur toute la gamme des couleurs pour souligner la lumière braquée sur l’obscurantisme de la civilisation moderne, offre au public la lecture de ces pages inédites. René Daumal n’eut de cesse de chercher à détruire les illusions de nos représentations conceptuelles et de donner à voir les choses au-delà de leurs apparences mais son ton n’est jamais sentencieux : au contraire (et à rebours du portrait un peu austère en 4ème de couverture), le style de René Daumal est vivant et accessible, souvent fantaisiste et non dénué d’un humour subtil, notamment dans ses romans. L’éditeur et préfacier (Xavier Dandoy de Casabianca) y fait d’ailleurs écho en évoquant, parmi les projets littéraires de Daumal, qui mourut en 1944, une anthologie des poètes français du 25ème siècle !

Néanmoins, dans les bribes de cet essai, qui présente le plan de l’ouvrage conçu par Daumal (en 5 chapitres) et les notes manuscrites des premières pages, le style reste d’une grande sobriété. Après avoir défini l’obscurantisme (= jeu de relations interindividuelles qui tend à empêcher l’individu de voir les choses telles qu’elles sont) et l’ignorantisme (= état dans lequel l’obscurantisme tend à réduire les individus qui se satisfont de leurs illusions), René Daumal choisit, pour illustrer les mécanismes psychologiques en jeu, de prendre l’exemple d’un charlatan qui abuse de la crédulité des gens pour vendre un remède miracle. Daumal souligne les efforts que nous faisons pour entretenir nos illusions, dont profite le charlatan, et fuir la réalité. Et c’est cette fuite qui constitue le principe même de l’obscurantisme (qui est tout sauf une paresse intellectuelle car nous l’entretenons au prix de nombreux efforts, qui peuvent aller jusqu’à nous coûter la vie si l’obscurantisme conduit à la guerre).

Il est impossible, à la lecture de cet opuscule (qui intéressera surtout les amateurs de René Daumal soucieux de lire la totalité de son oeuvre, y compris les livres en projet et les textes inachevés), de deviner la forme finale qu’aurait prise cet ambitieux essai dont Daumal n’a pu esquisser qu’un plan sommaire. J’aurais été curieux de savoir si Daumal aurait adopté le ton du philosophe qui cherche à expliquer et convaincre ou aurait assumé, à contre-courant de la pensée occidentale, de se positionner (comme le sous-entendent les références à Patanjali présentés par l’éditeur) en tant que sage et initié, qui apporte la lumière d’une vérité éternelle mais voilée par les illusions que nous entretenons. En première approche, la manière dont la pensée de René Daumal s’adosse à la « réalité des choses », comme une sorte de vérité absolue platonicienne, me semble susceptible de fragiliser son propos car la réalité n’est pas une donnée objective et accessible : notre perception de la réalité est toujours construite et il ne semble pas possible d’aller au-delà de la représentation, ce qui nous interdit de savoir si nous sommes dans le vrai ou dans l’illusion du vrai. En outre, l’exemple du charlatan est trop « facile », et en fait peu approprié, car il repose sur des mécanismes de manipulation conscients et maîtrisés par le charlatan, comme si l’obscurantisme s’apparentait à une ignorance entretenue par le conditionnement des masses au profit de quelques-uns. Cette idée a commencé à être la mode dans les années 30 (époque où vécut Daumal), alors que fleurissaient les discours de propagande politique. Néanmoins, le véritable obscurantisme de la civilisation occidentale prend racine dans les concepts de sa philosophie et de sa représentation du monde. A cet égard, il me semble que José Ortega y Gasset (philosophe espagnol des années 30) a remarquablement décrit comment la foule des sociétés occidentales modernes, en devenant plus éduquée, a considéré que son jugement, porté par la force du nombre, était devenu assez clairvoyant pour supplanter celui du « savant » ou du « sage », provoquant l’effondrement des élites et la disparition des « lumières » qui servaient de guide à la société. L’obscurantisme moderne ne serait donc pas une manipulation du rapport au réel mais un aveuglement généralisé par la perte de repères. Ainsi, plus que le charlatan, l’exemple pertinent aurait été celui d’un médecin (ou d’un chef politique) convaincu à tort de détenir un remède miracle et qui entretient la foule, et y compris lui-même, dans l’illusion d’une connaissance. Et cet exemple, dans le contexte actuel de la crise du covid, aurait de troublants échos !

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