L'équinoxe des couleurs de Anca Eliès

L'équinoxe des couleurs de Anca Eliès

Catégorie(s) : Théâtre et Poésie => Poésie , Littérature => Francophone

Critiqué par Eric Eliès, le 12 janvier 2021 (Inscrit le 22 décembre 2011, 50 ans)
La note : 10 étoiles
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Evocation onirique d'un pays de montagne et d'hiver et des métamorphoses du langage

Il n’est pas aisé de présenter un ouvrage dont on connaît presque tous les secrets et qu’on a vu naître et grandir au fur et à mesure de l’accumulation des pages manuscrites, couvertes d’une écriture paradoxale perçant le blanc de la page : mots aux lettres serrées et nerveuses et grands intervalles entre les mots, comme les traces d’une marche à grandes enjambées dans la neige… Je fus témoin de la genèse et lecteur privilégié de ce recueil écrit par mon épouse, poétesse originaire des montagnes des Carpates, dont le rapport au français s’enrichit des nuances et des échos d’une autre langue, à l’instar de Tristan Tzara qui parsema son œuvre d’images poétiques qui étaient aussi les traductions - parfois littérales - de tournures spécifiques au roumain, sa langue maternelle.

Ce mince recueil, d’une soixantaine de poèmes en vers libres, témoigne d’un rapport au monde tissé d’autres valeurs que l’agitation et la frénésie superficielle des grandes villes occidentales et de souvenirs d’une enfance vécue en montagne où, quand vient l'hiver, ciel et terre se confondent avec une blancheur de neige. Ce recueil faillit d’abord, avec une belle allitération sonore, s’intituler « Genèse de neige » (qui constitue le vers final d’un des poèmes du recueil) mais l’auteure, au dernier moment, a choisi « Equinoxe des couleurs », qui signifie un instant idéal où toutes les couleurs s’équilibrent comme dans la voûte de l’arc-en-ciel. L’écriture poétique est celle d’une poétesse fascinée par l’image (elle est photographe) et, parce que toute poésie s’écrit au bord du silence pour que puisse se faire entendre la voix intérieure, fragile et presque inaudible, les couleurs sont ici tremblantes et translucides, comme vues à travers un vitrail.

quelqu’un
mains tremblantes
a mis le tableau du monde à l’envers
j’y emprunte les voies erratiques des reflets
cesse les prévisions
telle une cartomancienne devant la neige
je veille sur un oreiller rempli d’oiseaux vivants et tente
d’animer le temps

le temps sera un peintre de vitrail

Pourtant, peu de couleurs sont explicitement nommées dans le recueil (sauf le jaune du feuillage des arbres), noyé dans le permanent clair-obscur de l’hiver, de la blancheur de la neige à la pénombre de la forêt et l'obscurité de la nuit. Plus que la couleur elle-même, c’est la nuance qui est ici recherchée et les infimes variations qui semblent transformer une chose en une autre. De nombreux poèmes semblent décrire des tableaux qui seraient des visions intérieures, à la fois surréalistes et oniriques où, comme chez Magritte, l’essence des choses se révèle différente de son apparence.

Une pieuvre joue de la cornemuse
quand je me réveille
ma clef est un clou dans un mur
j’y accroche un cadre qui délimite
les flammes secrètes
d’une photo jaunie
avec tout au milieu une fille
si elle parlait elle dirait
quand je serai grande je serai grande
parce qu’en marche

--

Dès l’aube
je noue le filet
qui piège l’imperceptible
mais tous les jours sont pareils
j’attrape un oiseau nageur que j’échange
pour un poisson d’air
ensuite je reprends les mémoires d’une tortue
puisque rien n’écrase plus que soi-même
face à l’imperfection des arbres
à deux feuilles en forme de poumons

La nuance essentielle, au cœur du recueil, est celle qui transforme le silence en parole. La parole n’est pas donnée : elle doit être créé pour prendre forme (un poème, que je recopie plus bas, évoque d’ailleurs l’art du « motier ») mais la voix qui l’énonce n’est pas nécessairement humaine. Dans ce paysage de montagnes, voilées de brouillard comme par le rideau d’un théâtre, tout aspire à dire et prendre vie :

Syllabe après syllabe
les cimes des monts et des mots
répètent la hauteur
dans les coulisses du brouillard
que je parcours à rebours
dans l’art du bruit
en ruine

silence

Les images poétiques, peut-être parce qu’elles reflètent une part d’altérité (l’esprit roumain a son idiosyncrasie, porteur d’une sorte de fantaisie mélancolique teintée d’humour lucidement désabusé que l'esprit français, par paresse cartésienne, a qualifié de goût pour l’absurde), sont souvent surprenantes mais font sens, comme des variations subtiles sur le paysage des montagnes et des forêts natales, qui semblent gravides d’une vie secrète attendant que fonde la neige, comme un souvenir d’enfance enfoui dans la mémoire ou la parole muette enclose dans un silence ouaté que perce, peu à peu, l’eau ruisselante…

A parte de pas la montagne – perpetuum immobile
je m’en approche
avec les os
séchés de parole
partout où
entre ceux qui sèment
et ceux qui enterrent
je mets ma graine d’ombre
je rassemble ce peuple de cerfs
égarés dans une forêt de cornes
bramant
reniflant le nord

--

tu inclines la cruche d'une rivière
soulevant les anses d'un pont
pour que je boive
des images troubles
au goût illusoire

je suis un album d’eau
j’entends un sourd bruissement dans mon sang
où chavirent des barques en papier
je suis
un asile de fleuves
sur mes deux bords
la parabole des saules
raconte par des géométries intuitives
que la terre
serait ciel

Cette vie secrète est porteuse d’une chaleur diffuse, qui semble faire fondre la neige et transforme le paysage. Ce qui était caché se dévoile et esquisse des passages, décloisonnant les êtres et les choses. La vie, immobile et suspendue, semble s’animer d’un souffle ténu. L’œuf, rond et clos comme une pierre mais porteur d’un germe de vie, est d’ailleurs une image récurrente du recueil. Au « je », « tu » fait souvent écho, par le pouvoir du langage façonnant le silence pour en faire un mot, qui portera l’aveu d’une présence familière et proche, comme un double de nous-même :

En te cherchant tu m’inventes
c’est ainsi que je deviens ton anagramme
et bien que nous habitions
un village de
motiers
notre seul savoir
est silence

De même que la montagne semble peuplée d’ombres, qui surgissent et se dérobent aussitôt comme le cerf qu’on chasse, le recueil vibre de multiples présences secrètes. La poésie bruisse d’un souffle chuchoté à voix basse, comme un fanal dont la lumière guide l’autre, qui erre dans le labyrinthe de la forêt (pleines de mains pour étreindre et retenir) et de sa nuit d’hiver.

Tous ces mots
que tu m’apportes
j’en fais une forêt de crânes
là où il n’y avait que des arbres à mains
et leurs feuilles impond’érables

l’arbre à crânes
offre ses fruits gorgés de lumière
qu’on dissèque lentement
pour extraire les chemins
des labyrinthes

C’est du langage, du poème ou du chant, que peut surgir le point d’aube provoquant la bascule de la nuit vers le jour et libérant « les hommes aux voix sans issue », enlisés dans leur vie et leurs mots comme en des sables mouvants (« essoufflés dans des phrases / où les virgules s’élèvent / au rang d’apostrophe »). Il y a une aspiration vers le ciel dans le titre de la dernière section « la terre verticale » où court en filigrane le double désir d’une déchirure dans l’enchaînement des jours (« pour exister je me désigne / comme la main un doigt de moufle / depuis l’enfance je ne dois pas compter / les jours qui s’emboîtent » … « nous cessons de compter / les jours passent en désordre ») et d’un envol pour échapper à l’hiver, à la fatigue et à l’enfermement. Qu’est-ce que l’équinoxe des couleurs, sinon la promesse d’un équilibre et d’une harmonie de lumière (peut-être l’éclat d'un printemps irréel) abolissant la grisaille de l’hiver ? La fin du recueil évoque à plusieurs reprises l’attente d’un signal (cloche, parole ou horloge) comme si les hommes étaient soudain devenus des oiseaux migrateurs (incarnés par la cigogne, présente dans plusieurs poèmes) guettant un appel incertain vers l'ailleurs :

A ce point de l’histoire nous n’avons plus
l’orgueil du départ
ni la certitude des arrivées
nous guettons chaque son d’horloge
qui pourrait battre l’heure
quand les seuils
se métamorphosent
en rivages

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Les éditions

  • L'équinoxe des couleurs [Texte imprimé] Anca Eliès
    de Eliès, Anca
    l'Harmattan / Poètes des cinq continents
    ISBN : 9782343060576 ; 11,50 € ; 01/05/2015 ; 86 p. ; Broché
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