Une pesée de ciels de Anna Jouy

Une pesée de ciels de Anna Jouy

Catégorie(s) : Littérature => Francophone , Théâtre et Poésie => Poésie

Critiqué par Débézed, le 15 juillet 2018 (Besançon, Inscrit le 10 février 2008, 77 ans)
La note : 8 étoiles
Moyenne des notes : 9 étoiles (basée sur 2 avis)
Cote pondérée : 6 étoiles (23 204ème position).
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Danse de vie

Avant d’ouvrir ce recueil, j’ai apprécié d’abord le travail de l’éditeur et de l’imprimeur qui ont réalisé un livre de grande qualité, imprimé sur un papier de luxe. Je suis très heureux d’avoir un exemplaire numéroté de cet ouvrage édité en quantité limitée. Son titre m’a intrigué, j’ai voulu ressentir le poids des ciels qu’Anna Jouy a pesés, alors j’ai glissé ce recueil dans mon sac à dos avant de prendre l’avion pour visiter le pays des Scots. Et, c’est là-bas, loin dans les confins occidentaux de l’Europe, sur l’île de Skye, dans un jour qui ne voulait pas mourir, dans un jour qui ne voulait pas laisser la place à la nuit, que je ne voulais pas succomber au sommeil, que j’attendais la nuit gardienne de mes rêves, que j’ai lu le recueil d’Anna. Je l’ai lu, je l’ai bu, je l’ai dévoré, je l’ai dégusté, je l’ai avalé avant que la nuit ne m’avale à son tour.

Anna Jouy écrit des textes courts, de la poésie en prose, pour raconter les petites choses de la vie, sa façon de commencer sa journée, de se mettre au travail.

« Sortir de la nuit comme un objet, un bruit.
Sortir avec la porte.
Un tuyau aspire l’eau, le chauffage s’ébroue, mes pas nus écrasent les tommettes. Même mes cils résonnent dans ma tête comme un balai sur les trottoirs. Le matin monte.
Bientôt, il faudra faire un bruit d’adulte… »

Elle raconte aussi ses rapports avec le monde qui l’entoure,

« J’étais un feu qu’on retirait du monde, un feu en exil dans un briquet aux essences fertiles. J’étais une murène accrochée au sexe de l’océan… »

Avec le monde qui fait trop de bruit.

« Faux silence. L’air fait un bruit terrible, d’une source qui ne cesse de marmonner. C’est l’arrière-salle de ma tête emplie d’orgues secrètes… »

« Le silence est un patrimoine de l’humanité.
Se taisent les cailloux, les purs et les fœtus.
Se taisent les anciens. »

Elle évoque aussi sa vie au centre de la nature que les hommes négligent tellement, la nature refuge qu’il faut protéger.

« Il est nécessaire alors de tourner la manivelle, remonter l’obscurité à la force : parler aux arbres, à l’herbe, au pays doucement et apprivoiser les choses éteintes. »

La nature à qui elle rendra son dernier souffle.

« Le vent s’en va loin, rien ne l’arrête et le dernier cri, qu’il soit d’amour s’il fuit dans un coin de cet univers. »

Anna Jouy n’écrit pas seulement de la poésie, avec ses mots qu’elle combine avec adresse, finesse et subtilité, elle dessine des tableaux, elle compose des musiques envoûtantes, elle suggère des mondes autres, et comme dans la musique actuelle elle délivre des intentions. C’est un monde actuel, son monde à elle, qu’elle dit avec son langage à elle, un langage nouveau, un langage musical, un langage qui nous emporte sur les ailes de sa beauté artistique qui détourne de la banalité habituelle. De la poésie qu’elle écrira à en mourir, c’est le pacte qu’elle a fait.

« Je vous quitterai en douleurs, c’est le pacte que l’on fait en aimant
On se donne la mort pour le prix de l’amour. »

NB : le titre de cette chronique est celui du dessin réalisé par Anna Jouy en préambule à ce livre.

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Une poésie fluide

9 étoiles

Critique de Kinbote (Jumet, Inscrit le 18 mars 2001, 65 ans) - 10 août 2018

Anna JOUY écrit une poésie de l’air et de l’eau où seuls le ciel, l’aube et l’âme pèsent. Elle fait communiquer les éléments, c’est le rôle du poète de se réapproprier le monde au figuré pour en jouer. Avec des textes qui font résonner les champs sémantiques, qui les démembrent pour en libérer toute la poésie en des ensembles concertants.

Le recueil commence en prose, il va en se densifiant ("Je mets plus de mots sur une page qu’il y a peu, je serre le dit dans ce tuyau"), puis la phrase se délite, son cours vire au vers puis reprend une forme textuelle: aux coupures des vers se substituent des points à la ligne qui couturent à nouveau l’écrit…

La poétesse, attachée à la terre, qui n’est pas forcément sous le ciel ("je suis fatiguée, alors le ciel, / Immense se met sous ma tête pour que je contemple la mort"), finit pas se résigner à l’absence d’envol. La pluie, une pluie sombre, très présente dans ce recueil aux espaces imaginaires peut ainsi figurer des fragments de ciel ou de nuit qui tombent.

" Il y a des mots qui ronflent et d’autres qui expirent un peu d’âme, un peu de pluie, un rien qui rampe hors de soi et colonise le ciel. "
Anna Jouy s’appuie sur les éléments pour faire vivre la seule vie qui vaille, celle des mots quand ils se répondent sur la corde vibrante du temps.

Une nuit, lorsque son âme est "lestée de faims et de Dieux", elle s’enfonce dans le lac avant, trempée, de chercher à recouvrer son ombre.

Le silence devient son obsession, peut-être parce qu’elle ne fut "pas nourrie à des seins silencieux"…

"Mieux que l’œil, j’ouvre l’oreille", écrit-elle.

Il y a les bons silences…

"Se taisent les cailloux, les purs et les fœtus."

Comme il y a les faux silences : "les bradeurs de son, la rumeur, le boucan que fait la souffrance"…

Court tout du long de ce poème, en prose et en vers, cette attention aux sons comme à tout ce qui trahit le silence.

La poésie est un langage crypté, de l’agent secret du langage au décrypteur avisé, pour dire ce que que les autres ne voient pas.

"Plus les mots sont mystérieux, plus ils sont voyants et si tu veux dire, mets-toi à la salive, là où se lient l’essence et le dessous."

Même si la poétesse vise à l’invisible, elle préfère le silence à la transparence.

"Finalement disparaître de la vue n’est pas forcément s’abstraire dans le silence."

Prééminence de l’ouïe sur la vue… Poésie tragique et lucide aussi qui flirte avec la mort, qui connaît le "poids" de tout et la valeur de rien, pourrait-on dire en citant, presque, Oscar Wilde.

"C’est au nœud coulant de l’au-delà qu’il faut chercher amarre."

Mais les prises, fussent-elles funestes, menacent toujours de se déprendre et la vie, un moment rassemblée, jamais définitive, de se disperser…

"Il pleut.
Non, je ne sais pas comment tu fais pour danser sur l’eau. Je n’écoute aucun bateau, le ciel pourrait toucher le bonheur.

Je regarde à ma vitre. J’essaie la transparence.

Il y a quelque chose de lointain qui s’avance. Ce n’est que de la pluie qui penche. Encore."

Un beau, un très beau recueil dont on ne se lasse pas, auquel on peut puiser sans fin l’essence, forcément fluide (air et eau), de toute existence.

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