Le Général de l'armée morte de Ismail Kadare

Le Général de l'armée morte de Ismail Kadare
(Gjenerali i ushtërisë vdekur)

Catégorie(s) : Littérature => Européenne non-francophone

Critiqué par Myrco, le 28 novembre 2017 (village de l'Orne, Inscrite le 11 juin 2011, 74 ans)
La note : 10 étoiles
Moyenne des notes : 8 étoiles (basée sur 6 avis)
Cote pondérée : 7 étoiles (3 419ème position).
Discussion(s) : 2 (Voir »)
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Quête macabre et dérisoire

Etonnant que cet incontournable de la littérature mondiale n'ait pas encore fait l'objet de critiques sur CL! Avec ce premier roman paru en 1963 Ismaïl Kadaré allait acquérir une notoriété bien au-delà de son Albanie natale.

Sous un angle plutôt original, l'auteur y revisite un pan relativement méconnu de l'histoire de la seconde guerre mondiale: d'une part, l'invasion en 1939 de l'Albanie par les troupes de l'Italie fasciste de Mussolini qui, vaincues, laisseront en 1943 la place à celles de l'Allemagne nazie, d'autre part la résistance farouche des partisans.

Le récit prend place au début des années 60, soit environ une vingtaine d'années après ces évènements. Un général italien flanqué d'un aumônier militaire arrive dans ce pays, mandaté par son gouvernement pour exhumer et rapatrier les milliers de dépouilles éparpillées de ses compatriotes afin de les restituer aux familles. Une petite équipe d'exécutants autochtones, terrassiers, chauffeurs et un expert, a été mise à leur disposition par les autorités albanaises. Dès lors, le lecteur va sillonner tout le pays et suivre cet étrange convoi dans cette quête macabre longue et difficile. Les conditions naturelles sont hostiles, le pays âpre, la présence de l'ancien occupant réveille chez certains de vieilles rancoeurs et les fouilles s'effectuent le plus souvent dans le froid, la boue, la pluie qui glace jusqu'aux os. Les os, parlons-en, car c'est bien cela qu'il s'agit de localiser, d'arracher à la terre, d'identifier, de collecter, d'empaqueter dans les petits sacs bleus prévus à cet effet selon un protocole parfaitement codifié et répétitif.

Mais ce qui fait la substance de ce roman, ce sont avant tout l'atmosphère décrite, la perception des choses et les réflexions qu'elles suscitent. Bien qu'usant de l'artifice du narrateur omniprésent, l'auteur a choisi de se focaliser essentiellement sur le regard du général, l'évolution de son point de vue, ses doutes. Au fur et à mesure des aléas rencontrés, des témoignages reçus, des vérités surgies de la mémoire remuée et de la confrontation au réel, on passe d'un général gonflé d'importance voire d'une certaine arrogance, drapé dans le sentiment d'une mission solennelle et sacrée, à quelqu'un qui s'interroge sur le sens et le bien-fondé de celle-ci, de plus en plus pénétré de son caractère inutile, absurde et dérisoire, voire " contre-nature et (...)maléfique " qui trahit peut-être le désir des soldats de reposer en paix; d'autant plus qu'il découvre le comportement peu glorieux d'un certain nombre d'entre eux dont il est censé par son action honorer la mémoire.
A l'inverse se profile peu à peu derrière le mépris affiché par l'ancien occupant pour un peuple jugé barbare, sanguinaire et arriéré, l'image d'un peuple fier, courageux, farouchement attaché à ses valeurs et à son indépendance, animé d'un sens profond de l'hospitalité, qui interpelle et trouble par la beauté de ses chants, un peuple, une culture auxquels l'auteur rend ici un vibrant hommage.

Contrairement à ce que la nature de la trame principale aurait pu induire, la lecture de ce roman ne s'est jamais avérée ennuyeuse. Par le biais des dialogues et surtout des incursions dans le passé de la guerre sous forme de témoignages , d'anecdotes rapportées ou du journal d'un soldat (celui du déserteur restitué par le meunier), Kadaré a su nous ménager nombre d'échappées qui animent le récit. Il nous offre même une note de suspense au travers de l'histoire récurrente du colonel Z, à la tête du fameux Bataillon bleu, dont on ne percera le mystère que vers la fin, dans une scène de noce villageoise intense et brillamment orchestrée qui constitue un vrai morceau d'anthologie et vaudrait à elle seule la lecture de ce livre.

Curieux mélange de tragique et de dérision qu'accentue une scène finale de beuverie empreinte d'une tonalité grotesque aux accents pathétiques réunissant le général et son homologue allemand " pitoyables bouffons de guerre " qui s'avoueront eux-mêmes " vaincus par l'ombre de " celle-ci, cette lecture m'aura laissé une impression marquante.

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La Grande Armée de Plastique

8 étoiles

Critique de Marvic (Normandie, Inscrite le 23 novembre 2008, 65 ans) - 20 décembre 2021

Le Général a pour mission de rapporter les cadavres des soldats enterrés en Albanie pendant la seconde guerre mondiale. Cela fait 20 ans que les familles attendent les corps de leurs disparus pour pouvoir faire leur deuil.
Il est accompagné du Prêtre avec qui la communication s’avère difficile.
Persuadé de la nécessité de sa tâche, les semaines et les mois passant, le doute s’installe. Les cauchemars aussi devant ces centaines de corps retrouvés, et des histoires entendues.
"Faites comme moi, buvez tous les soirs pour oublier ce que vous avez vu tout au long de la journée."
Sa relation avec le prêtre aussi va évoluer. Ce dernier ayant une connaissance impressionnante de l’histoire et des coutumes du pays.

Je me suis inscrite sur CL pour découvrir de nouveaux auteurs, d’autres genres littéraires que ceux auxquels j’étais habituée.
Et je suis comblée ! Que ce soit le Prix CL ou les lectures communes, quel plaisir de découvrir des auteurs comme Ismail Kadaré.
Un roman qui s’avère très intéressant, alors que le sujet aurait pu rebuter.
L’évolution du Général est passionnante et le récit se fait plus prenant et plus intense au fil des pages.
Une belle découverte, un bon moment.

Premier roman

9 étoiles

Critique de Tistou (, Inscrit le 10 mai 2004, 67 ans) - 30 mars 2021

Oui, Le général de l’armée morte est le premier roman d’Ismaïl Kadaré, publié en 1963 (traduit en français en 1970) et qui lui vaut d’entrée une reconnaissance internationale. Lu plus de 55 ans plus tard, il reste un roman important, relativement intemporel et plutôt marquant.

»Une pluie mêlée de flocons de neige tombait sur la terre étrangère. La piste de béton, les bâtiments, les gardes de l’aérodrome étaient trempés. La neige fondue baignait la plaine et les collines à l’entour, faisant luire l’asphalte noir de la chaussée. En toute autre saison cette pluie monotone eût fait l’effet d’une triste coïncidence. Le général, lui, n’en était guère surpris. Il venait en Albanie afin d’assurer le rapatriement des restes de ses compatriotes tombés aux quatre coins du pays pendant la dernière guerre mondiale. »

Le ton est donné d’emblée ; une pluie froide, de la neige fondue, du béton, de la noirceur … le reste sera à l’avenant mais, faut-il le rappeler, nous sommes dans le « paradis socialiste » du dictateur albanais Enver Hojda. Pas vraiment un G.O. du Club Med !
La mission du général dont il est question, un général italien, est exposée d’emblée : il a été mandaté pour retrouver, exhumer et ramener en Italie les restes des combattants italiens tombés là-bas pendant la guerre. Plus enthousiasmant, ça existe, ne nous le cachons pas !
Par ailleurs, pour bien cadrer les choses, précisons que les relations au fil des siècles des Italiens vis-à-vis des Albanais ont été largement guerrières et que sur les siècles les plus récents disons que les Italiens pouvaient représenter pour les Albanais ce que les Allemands représentaient pour nos grands-parents et parents. Tout sauf des « gentils » !
Le roman va donc consister en les tribulations, passablement erratiques, du dit général, flanqué d’un prêtre qui ne déparerait pas dans certain roman de Bernanos. On comprend bien que ce n’est pas soleil, joie et bonheur au programme mais bien plutôt tristesse, malheur et afflictions, un peu à l’image du pays d’ailleurs, au moins à l’époque décrite (merci dictateur en chef !).
C’est court, puissant psychologiquement et pas ennuyeux pour un sou, où l’on peut passer sans coup férir du grotesque au tragique. La carrière et la réputation d’Ismaïl Kadaré étaient lancées et le général de l’armée morte reste un roman plus que recommandable.

Le Prêtre et le Général

7 étoiles

Critique de Fanou03 (*, Inscrit le 13 mars 2011, 48 ans) - 5 décembre 2020

De nombreuses années après l'avoir lu pour la première fois, j'ai redécouvert avec infiniment de plaisir le Général de l'Armée morte. Avec le recul je suis assez admiratif du sens tragi-comique du récit et de sa richesse. Ismaïl Kadaré parvient là à un équilibre délicat, surtout sur un sujet aussi funèbre, mais il y parvient avec talent, et beaucoup de maîtrise, surtout pour un premier roman. Le tragique est évidemment dans le sujet même du livre, qui ne prête pas particulièrement à sourire, d'autant plus que l'histoire semble se dérouler dans une mauvaise saison sans fin, pleine de pluie, de boue et et neige fondue, avec l'hostilité mutique des autochtones. Dans ce tableau macabre le comique surgit régulièrement, dans des péripéties aussi inattendues que déroutantes.

Ce comique confine il faut le dire souvent à l’absurde, comme ce passage où le Général découvre qu’on lui a volé ses morts dans un cimetière, ou bien dans la séquence où il s’enivre à mort avec son collègue (allemand ?) venu faire la même chose que lui avec les soldats de son propre pays. Faut-il y voir que pour Ismaïl Kadaré c’est la Guerre qui est absurde. Comme pour se désoler de la voir renvoyer les hommes qui y participent vers un anonymat sans fin, l'auteur a pris d'ailleurs le parti de ne pas nommer ni les deux
protagonistes principaux, uniquement identifiés par leur fonction, ni les soldats italiens qu’ils sont venus rechercher.

Le temps se dilate dans le Général de l'Armée morte. La répétition des jours, l’accablement, l’ennui, pourront évoquer quant à eux Le Désert des Tartares. Dans cette ambiance monotone, le témoignage des soldats italiens que le Général rend vivant en lisant des cahiers trouvés çà et là redonne de l’humanité et de l’émotion. C'est aussi le cas de la parole des albanais qu’on entend enfin dans les derniers chapitres, jusqu’au magnifique et terrible épisode de la noce qui vient faire éclater à la figure du Général, comme un catharsis final, toute la haine que le peuple albanais a pu accumuler face aux exactions de ses envahisseurs.

Inoubliable.

10 étoiles

Critique de Saint Jean-Baptiste (Ottignies, Inscrit le 23 juillet 2003, 88 ans) - 1 décembre 2020

C’est un beau roman, c’est une belle histoire mais ça ne ressemble en rien à ce que nous chantait Michel Fugain : « c’était sans doute un jour de chance, ils se sont aimés au bord du chemin... » (air connu). Le sujet est tout autre et plutôt saugrenu puisqu’il s’agit de retrouver les dépouilles mortelles de soldats tombés en Albanie pendant la dernière guerre.

Le livre raconte les péripéties de cette mission confiée à un général accompagné d’un prêtre et on les voit peiner dans la gadoue, la neige, le froid, dans les satanées montagnes d’Albanie. Entre deux expéditions, nous apprenons que le général est un mondain, il aime le soleil, les plages à la mode, les bons verres et les jolies filles. Le prêtre, par contre, est un taiseux qui, semble-t-il, cache un mystère. Mais ils sont consciencieux, ils veulent que la mission aboutisse, ils l’ont promis aux familles des défunts. Alors il leur arrive un tas d’aventures désespérantes. Pour se changer les idées, le général décide de participer à une fête locale mais… n’en disons pas plus.

On pourrait en conclure que la lecture de ce périple est sinistre mais c’est tout le contraire ! J’ai y trouvé tout ce que j’aime trouver dans un roman. Ça se passe sur un fond historique, le décor est admirablement décrit, et nous faisons la connaissance d’une population attachante et qui intervient souvent comme un personnage du récit.
Personnellement, j’ai trouvé que les héros de cette histoire étaient très bien typés. Leur psychologie est simple – ce sont des militaires – mais ils sont remarquablement bien définis : par leur attitude dans des circonstances extravagantes, et par leur dialogue particulièrement bien tapé, sans grandes élancées psychologiques, l’auteur est parvenu à leur donner une épaisseur humaine qui fait qu’on vit avec eux pendant toute la durée du roman.

Ajouter à ça que le livre est facile à lire, la construction est originale et par moment surprenante, le style ne se voit pas – ce qui veut dire qu’il est très bon – le sujet est très sérieux et se prête à la réflexion… Ce sont là, à mon avis, tous les ingrédients qui font de ce livre un roman inoubliable, qui aurait bien mérité son prix Nobel.

Sombre mission

6 étoiles

Critique de SpaceCadet (Ici ou Là, Inscrit(e) le 16 novembre 2008, - ans) - 30 novembre 2020

‘Il était une fois un général et un prêtre partis à l’aventure. Ils s’en étaient allés ramasser les restes de leurs soldats tués dans une grande guerre. Ils marchèrent, marchèrent, franchirent bien des montagnes et des plaines, cherchant et ramassant ces cendres. Le pays était rude et méchant. Mais ils ne rebroussèrent pas chemin…’ (1).

Il était une fois un jeune écrivain en herbe qui tout en s’inspirant de ce qu’il put observer, entendre raconter et lire au sujet de ce qui se vit et se vécut dans son pays pendant et après la seconde guerre (2), s’attela à la tâche d’en tirer un roman. Un roman qui pour voir le jour, devait ne pas déplaire aux autoritaires autorités du pays. Ce jeune homme, encore inexpérimenté, fit de son mieux et parvint à ses fins. Une fois publié (3), le roman, qui rencontra un vif succès en Albanie, traversa en douce la frontière, fut traduit et…

Lu avec un regard d’étranger ainsi qu’avec une soixantaine d’années d’écart (par rapport à sa date de publication), ce roman, dont l’intrigue est somme toute plutôt mince, dont les personnages, tracés à raison de quelques traits de base, ne sortent généralement pas du cadre de la caricature, ce roman qui au surplus est servi, dans sa version traduite, par une prose sèche, voire statique, n’a alors sans doute pas la même signification ni le même impact qu’il aura pu avoir auprès du lectorat autochtone qui, dans l’Albanie des années 1960, en fit la découverte.

Je ne reviendrai pas ici sur le contenu du roman dont la critique principale offre un bon résumé et ne rendrai donc compte que de mon expérience de lecture ainsi que de mon ressenti.

De prime abord, cette prose un peu rêche m’a rebuté, puis trop plats, trop cartonnés, trop stéréotypés, je n’ai pas adhéré aux personnages tant et si bien qu’ils n’ont ni réussi à m’entraîner dans leur aventure, ni à éveiller chez moi un quelconque intérêt pour leur mission. Seules les images de l’Albanie, son peuple et sa culture, de même que les extraits et les citations m’ont semblé ‘vivants’ et m’ont incité pour leur part à vouloir en savoir plus à leur sujet.

Après une première lecture qui m’a laissé perplexe, j’ai donc relu le roman, cette fois avec plus d’attention, mais j’aurai eu beau cogiter, jongler avec le texte, avec le sens des mots et des phrases et de surcroît avec les diverses significations que l’on peut attribuer au récit, ‘Le général de l’armée morte’ est resté pour moi un roman dont le potentiel fictif et thématique semble n’avoir été que partiellement exploité. En revanche, prêtant aisément à interprétation, l’ambivalence et les hésitations qui le traversent en font probablement un excellent canevas à partir duquel j’imagine, les adaptations dont il a fait l’objet (4) auront pu prendre appui pour insuffler corps et vie à ce récit et ainsi mieux le mettre en relief sur scène ou à l’écran qu’il n’apparaît à l’écrit.

Fort de descriptions et d’une ambiance évocatrices ainsi que du recours à un judicieux jeu de miroir, cet ouvrage n’en reste pas moins, à mon avis, qu’un ‘premier roman’, un roman conçu par un jeune auteur qui à ce stade ne semble pas dénué de talent, mais dont les habiletés et les ambitions n’opèrent pas encore tout-à-fait en synergie. Bref, en dépit de l’intérêt suscité par cette première ‘entrée’ en Albanie, en tant que tel le roman m’a laissé avec une impression d’inachevé.


1.Ismaïl Kadaré in : Le général de l’armée morte
2.Né en 1936, l’auteur était donc âgé de 3 ans au moment où les troupes italiennes envahirent l’Albanie en 1939.
3.Le roman aurait été publié pour la première fois dans son entier en 1963.
4. Ce roman a été adapté pour le cinéma par Luciano Tovoli (1983) et par Dhimitër Anagnosti (1989), il a également fait l’objet d’une adaptation pour le théâtre en Albanie.

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