Le chef-d'oeuvre sans queue ni tête de Yannis Ritsos

Le chef-d'oeuvre sans queue ni tête de Yannis Ritsos

Catégorie(s) : Théâtre et Poésie => Poésie , Littérature => Européenne non-francophone

Critiqué par Eric Eliès, le 3 novembre 2017 (Inscrit le 22 décembre 2011, 50 ans)
La note : 9 étoiles
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Une fresque engagée, épique et onirique, de la Grèce sous la dictature des colonels qui dépasse l'horizon des évènements historiques

Ce très long poème de Yannis Ritsos, qui constitue la totalité du recueil, porte mal son titre. Il n’est pas sans queue ni tête ! Et c’est - seulement - presque un chef d’œuvre… Presque parce qu’il est si engagé dans son époque (la dictature des colonels) et si riche de références qu’il serait incompréhensible, et presque illisible, sans les nombreuses notices explicatives du traducteur. Ce texte, écrit en 1977, est indéniablement daté et trop circonstancié pour être, je pense, reçu par un public ignorant les affres de l’histoire récente de la Grèce. Néanmoins, même s’il peinera sans doute à trouver sa place dans la littérature universelle, ce poème est un chef d’œuvre de la littérature grecque. Il se présente sous la forme d’une succession de strophes-paragraphes, écrites à mi-chemin entre la prose et le vers libre, et constitue une sorte de mémoires autobiographiques. Sur cette trame tissée de souvenirs personnels et de réminiscences historiques, Yannis Rítsos brosse une fresque hallucinée, porté par un puissant souffle épique et un onirisme étrange nourri des mythes fondateurs de la Grèce.

moi je voulais m’occuper de sylviculture & supprimer les vendeurs de billets de loterie aveugles
cependant les Grands Aveugles & leur vue intérieure m’en empêchaient toujours
Homère Œdipe Tirésias
& bien sûr l’aveuglement plus général de l’être humain

Le « je » du poète, omniprésent, ne cesse de dialoguer avec l’Histoire en mélangeant les amis du quotidien, les poètes grecs, vivants ou disparus, les personnalités politiques et les figures tutélaires du passé antique. Ritsos est un poète engagé mais il n’est pas dupe des idéologies et se moque fréquemment des partisans trop zélés, de quelque bord qu’ils soient… La tonalité du recueil ne cesse d’osciller entre une évocation fiévreuse des troubles et souffrances de la Grèce et un onirisme burlesque, entre le rêve et le cauchemar, qui prête souvent à sourire. Le quatrième de couverture évoque à juste titre Fellini. Ce faisant, Ritsos dévoile les pans de sa personnalité (mélange complexe d'humilité presque placide et de fierté inflexible) et de son histoire personnelle.Tout en étant lui-même engagé dans les luttes politiques, Ritsos est un esprit libre et fièrement indépendant, qui possède une vision cosmique de l’humanité et de sa destinée, qui lui fait dépasser l’écume des évènements et des luttes idéologiques. Il fait partie de ces insoumis, qu'on prend parfois pour des bouffons ou des rêveurs, nécessairement voués à rester en marge parce qu’ils sont incapables, étant si amoureusement attaché au monde, de se laisser enfermer dans un carcan de concepts.

& moi j’étais par-dessus tout le fou le plus logique & je n’en faisais qu’à ma tête
& dans une main je tenais la grande balance & dans l’autre le vide & je me tenais en équilibre au milieu des siècles
& comme tout m’était bien égal mes cheveux se mirent à pousser & à épaissir dans une explosion de gaîté
& au bout de chacun de mes poils il y avait une clochette en or
& je sonnais de tout mon corps comme un ciel tout craquant d’étoiles & de santé au-dessus & dedans le monde
& les femmes peignaient leurs baignoires en vert & jetaient dans l’eau des grains de laurier & de petits bateaux en papier
& les hommes nus avaient repris leur correspondance & tapaient des mains en cadence
comme si on en avait fini pour de bon avec l’impérialisme & la sécheresse du langage

& c’est cela justement qu’impuissants ignorants jaloux ne m’auront jamais pardonné
ou sous leur vernis occidental ces pseudo-messieurs si instruits des Ecoles de Philhellènes
diplômés en Sorbonne à Cambridge à Harvard
& ils le prenaient de haut & ils me jetaient la pierre
& ils disaient que je n’avais pas idée du « commun & de l’être unique » du sacerdotal Héraclite
& ils m’accusaient négligemment de charlatanisme & de verbiage
& pas très loin d’eux aboyaient les chiens de la Sûreté

Mais au-delà du contenu et de la portée socio-politique du poème, il faut souligner la fougue de l’écriture de Rítsos, qui reste malgré tout très maîtrisée. A partir d’une forme très « casse-gueule » qui aurait aisément pu dessécher sa ferveur poétique ou devenir répétitive, il ne cesse d’inventer des images originales et frappantes, parfaitement insérées dans la narration des souvenirs (séjours de prison, voyages, rencontres, etc.) ou des évènements (manifestations politiques, exécutions d’opposants, etc.) ou la description de ses visions ou l’évocation de son rapport au langage.

& à cette époque justement nous aimions les statues aux jambes coupées ou bien les bras la tête ou les ailes
& nous nous demandions comment les statues pouvaient bien aller à bicyclette
& si la selle se réchauffait sous leur entre-jambes
& si leur chevelure de pierre flottait au vent à cause de la vitesse
& si elles savaient ce que cela veut dire de porter des chaussures trouées
& si elles savaient ce que cela veut dire une chemise jaune à petits boutons d’ivoire
& ce que ce serait de faire l’amour avec elles sous les amandiers de la petite île de Kranaï
A l’endroit même où Pâris s’est embarqué avec notre Hélène sans se faire repérer par les deux mystérieux gardiens du phare Mélétis & Pavlos
parce que les statues sont très muettes de nature très discrètes & qu’il n’y a pas de danger qu’elles aillent te dénoncer au proviseur du lycée
& le soir leur expression est celle d’une profonde camaraderie qui te ferait croire à la révolution pacifique & à l’immortalité
Alors j’ai fait une transposition des chœurs de l’Antigone de Sophocle dans la langue chevelue de Yannis Psycharis
& j’y ai introduit le vélo en miettes d’Evanghélos abandonné à la rouille dans le grand entrepôt de bois
& ils ont demandé à voir mes tuteurs mais moi je n’avais pas de tuteurs ils étaient morts depuis longtemps
& les deux vieux pêcheurs de l’île je les appelais mes oncles pour que Loula ne se sente pas trop seule


Nota : la traduction de Dominique Grandmont est très bonne, avec des notes explicatives suffisamment nombreuses pour permettre de comprendre les significations implicites et éclairer les zones d'ombre, et suffisamment légères pour ne pas "charcuter" le poème. Il parvient par ailleurs à se dépêtrer des nombreux jeux de mots (tout en signalant ceux intraduisibles). Juste une petite coquille (anecdotique) quand il évoque des coups-francs au basket...

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