L'exil intérieur - Schizoïdie et civilisation de Roland Jaccard

L'exil intérieur - Schizoïdie et civilisation de Roland Jaccard

Catégorie(s) : Sciences humaines et exactes => Economie, politique, sociologie et actualités , Sciences humaines et exactes => Psychologie , Sciences humaines et exactes => Essais

Critiqué par Eric Eliès, le 29 octobre 2017 (Inscrit le 22 décembre 2011, 49 ans)
La note : 8 étoiles
Moyenne des notes : 8 étoiles (basée sur 2 avis)
Cote pondérée : 5 étoiles (25 297ème position).
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Dénonciation de la civilisation occidentale, intéressante mais un peu superficielle

Avec ses digressions sur la sexualité et ses nombreuses références à Ivan Illitch, à Herbert Marcuse, ses éloges de Kostas Axelos et de l’anti-psychiatrie, cet essai de Roland Jaccard fleure bon les années 70… Néanmoins, les deux figures tutélaires qui dominent cet essai sont indéniablement Nietzche et, surtout, Freud. A tel point d’ailleurs que les paragraphes s’apparentent souvent à une vulgarisation des concepts fondamentaux de la psychanalyse freudienne et à une redite, simplifiée comme pour les rendre accessibles au grand public, des conclusions pessimistes du « Malaise dans la civilisation ». En fait, la pensée de Jaccard, qui eut une grande influence dans les années 80/90, donne le sentiment de cheminer en appui sur des lectures philosophiques et sociologiques insuffisamment reprises et interrogées pour apporter une vraie plus-value par rapport aux thèses originales. Néanmoins, cet ouvrage vaut la peine d'être lu, pour sa clarté et sa concision, comme un bon ouvrage de synthèse où l'auteur n'hésite pas à s'engager.

Jaccard présente l’émergence et le renforcement de la civilisation comme un processus de répression des pulsions vitales. Nous sommes devenus honteux de nos corps et de toutes les manifestations vitales comme le montrent tous nos efforts pour les masquer (sudation, crachats, éructations, etc.). Mais c’est surtout la nudité et la sexualité qui concentrent les interdits tandis qu’elles étaient autrefois assumées sans complexe ainsi que la violence de nos désirs. On pouvait librement prendre plaisir avec autrui (y compris avec des jeunes gens puisqu'ils étaient considérés comme des adultes dès la fin de l'enfance) ou jouir des souffrances infligées à d’autres hommes ou à des animaux (crimes sadiques commis en toute impunité, mise au bûcher de chats pendant la Saint-Jean, etc.). Jaccard développe longuement (en citant les philosophes antiques et Erasme) l'éducation sexuelle des enfants et la grande tolérance de l'Eglise vis-à-vis de la prostitution dans un monde où le meurtre et le viol étaient courants, et presque acceptés. Jaccard présente l’existence des salles de cinéma (où des hommes et des femmes se côtoient dans le noir pendant deux heures sans que rien ne se produise) comme un exemple très révélateur de la remarquable capacité des hommes modernes à contrôler leurs instincts pulsionnels. Je ne suis pas sûr que la vision de l'Antiquité et du moyen-âge décrite par Jaccard (qui cite fréquemment Norbert Elias) soit rigoureusement exacte (notamment en matière de liberté sexuelle) mais il est sans doute vrai qu’un homme actuel, éduqué et pudique, serait incapable de moralement supporter l'intensité des préceptes et la violence des mœurs des temps anciens (ce que Nietzsche identifiait à un symptôme de dépérissement). Cette pacification est bénéfique pour le fonctionnement de la société mais elle est cause, pour l’individu, d’une terrible souffrance psychologique car elle soumet à une censure impitoyable le moindre de ses désirs, alimentant un monologue intérieur qui ne peut jamais pleinement s’exprimer. Pour cette raison, l’homme moderne est nécessairement névrosé et enferme en son sein une bulle d’incommunicabilité qui nourrit un comportement schizoïde que Jaccard considère comme consubstantiel à notre société moderne fondée sur les convenances et sur une économie d’épargne (qui incite à différer dans le futur le plaisir que pourrait nous procurer la richesse dont nous disposons). Le livre s’ouvre d’ailleurs sur une scène de la vie ordinaire dans un train où une quarantaine d’hommes installés au wagon restaurant déjeunent sans jamais communiquer, ni même oser tenter de rompre la glace.

Jaccard s’interroge alors sur la place du fou dans la société et affirme que la folie (notamment la schizophrénie) ne peut plus être opposée à la normalité sociale puisque la normalité est elle-même viciée. Au contraire, Jaccard présente la schizophrénie comme un processus psychologique de défense dont les symptômes sont à interpréter dans un contexte social ; Jaccard cite notamment l’exemple d’une ouvrière cherchant à échapper à son asservissement social par la fantasmagorie d’un destin rêvé ou celui, étudié par Laing, de Anne, une jeune fille de 13 ans qui passait ses journées à parler seule face au mur de sa chambre (ce que Laing avait jugé être un comportement méditatif adapté à une situation familiale catastrophique). Pour cette raison, la schizophrénie est incurable dans la société actuelle car le parcours médical, qui ne vise qu’à réadapter l’individu à la société, entretient le moteur même de la schizophrénie, dont les racines profondes sont un rejet du processus civilisationnel. En fait, la médicalisation de la folie revêt un aspect politique où le psychiatre doit prendre parti pour ou contre les règles sociales établies. Cette superposition du médical et du « politiquement correct » est patente depuis la fin du 18ème siècle, comme le montre l’étude historique des discours sur les méfaits de la masturbation où le médical (cf Bekker en Angleterre et Tissot en Suisse) a clairement pris le relais du religieux au nom de la salubrité et de la répression des comportements sexuels (la masturbation étant le levier permettant de culpabiliser l'individu dès son plus jeune âge). Ainsi, l’une des phrases emblématique du livre me semble être Pour que la société soit saine, il faut que celui qui la conteste soit déclaré fou., qui montre bien que pour Jaccard la désignation du fou, qu’on enferme sans jamais lui donner la parole, est un geste politique.

Jaccard fait alors l’éloge de l’antipsychiatrie, qui prend clairement le parti du « fou » en le traitant d’égal à égal comme une personne et en tentant de l’aider à assumer la plénitude de son moi profond. Reprenant les mots de Freud (néanmoins, il omet de préciser que Freud écrivait dans les années 30, quand les prémisses des totalitarismes – où Freud semblait ranger le marxisme aussi bien que le fascisme – annonçaient les massacres à venir), Jaccard dénonce l’impasse où s’enlise la civilisation occidentale (qu’elle soit capitaliste ou marxiste) et va même jusqu’à affirmer son échec parce qu’elle a détruit le lien social qui structure le fonctionnement des sociétés plus archaïques. Jaccard établit un parallèle intéressant avec la thèse de René Girard sur la désacralisation de la société, où la religion est prise dans son sens étymologique « religare » (ie ce qui relie). En effet, dixit Jaccard, qui cite aussi Christian Delacampagne, la schizophrénie est quasiment inexistante dans les sociétés traditionnelles et dans les communautés religieuses. Néanmoins, il est possible que cette absence reflète simplement l’acceptation par tous d’une névrose collective, qui a la vertu de dispenser les individus d’élaborer leurs propres névroses individuelles pour supporter la censure civilisationnelle et la pression sociale.

L’ouvrage s’achève sur le constat que la civilisation occidentale est celle de la médiocrité convenable, dont la plasticité adaptative semble annoncer la fin de l’Histoire. Décorporalisé et désexualisé, l’homme moderne est condamné à vivre paisiblement dans un monde peuplé d’objets où les relations humaines seront de plus en plus normalisées. Cette vie convenable et aseptisée, où les utopies de convention joueront simplement la fonction de mythologie compensatoire, semble annoncer la réalisation de la parole prophétique de Nietzsche : Du fond de votre automne, je vous prédis un hiver et une pauvreté glaciale, citée par Jaccard qui tente, de manière un peu forcée, de nuancer son pessimisme flagrant par un poème conclusif de Torres Bodet.

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8 étoiles

Critique de Catinus (Liège, Inscrit le 28 février 2003, 72 ans) - 30 septembre 2021

Comment se dépatouiller dans ce statut d’être humain qui, reconnaissons-le, est invraisemblable, affolant ; nous qui ne sommes jamais qu’« un champ de bataille de pulsions ». A commencer par l’aspect le plus basique, notre corps nu dans un environnement social hostile qui est par ailleurs devenu, en ce glorieux 21 ème siècle, d’une pudibonderie rarement atteinte.
On trouve, dans cet ouvrage, deux chapitres sur la répression contre le corps nu et la masturbation. Un autre sur les maladies mentales comme la schizophrénie. Un autre intitulé « Etre normal, qu’est-ce- à dire ? »
A pointer !

Extrait :
Pour Freud également, la nature humaine contient de telles forces, de telles réserves d’agressivité que la haine et la guerre seront éternelles.

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