Ce qui fut sans lumière / Début et fin de la neige / Là où retombe la flèche de Yves Bonnefoy

Ce qui fut sans lumière / Début et fin de la neige / Là où retombe la flèche de Yves Bonnefoy

Catégorie(s) : Littérature => Francophone , Théâtre et Poésie => Poésie

Critiqué par Eric Eliès, le 22 janvier 2017 (Inscrit le 22 décembre 2011, 50 ans)
La note : 10 étoiles
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Une poésie grave et sereine, d'une grande sobriété, illuminée par la beauté évanescente du monde et le souvenir des chemins de l'enfance...

Ce volume reprend en édition de poche trois plaquettes parues à la fin des années 80 chez Mercure de France : « Ce qui fut sans lumière », « Début et fin de la neige » et « Là où retombe la flèche ».

Par rapport aux recueils précédents, publiés dans le volume sobrement intitulé « Poèmes » (présenté sur CL) et qui renouvelèrent totalement l’écriture poétique en inaugurant l’après du surréalisme, l’écriture s’est simplifiée sans perdre sa densité. Toujours irriguée par les grands mythes de l’humanité (avec des accents parfois bibliques :Je vais. / Il y a cet éclair immense devant moi, / Le ciel, / L’agneau sanglant dans la paille.) et nourrie par les souvenirs d’une vie vécue (évocations de l’enfance ou d’un long séjour à Hopkins Forest, dans l’hiver nord-américain), elle s’ouvre à la nuit, assumant la part d’ombre et le sentiment d’exil contre lequel le poète avait semblé vouloir lutter quand il quêtait la révélation de la présence du monde… Même s’il écrit dans un poème « Adieu ? Non, ce n’est pas le mot que je sais dire », c’est bien un adieu que le poète prononce, à plusieurs reprises :

Le souvenir : (…) Je vais, / Et il me semble que quelqu’un marche près de moi, / Ombre, qui sourirait bien que silencieuse / Comme une jeune fille, pieds nus dans l’herbe, / Accompagne un instant celui qui part. / Et celui-ci s’arrête, il la regarde, / Il prendrait volontiers dans ses mains ce visage / Qui est la terre même. Adieu, dit-il, / Présence qui ne fut que pressentie / Bien que mystérieusement tant d’années si proche, / Adieu, image impénétrable qui nous leurra / D’être la vérité enfin presque dite, / Certitude, là où tout n’a été que doute, et bien que chimère / Parole si ardente que réelle. Adieu, nous te verrons plus venir près de nous (…) Terre, ce qu’on appelle la poésie / T’aura tant désirée en ce siècle, sans prendre / Jamais sur toi le bien du geste d’amour ! (…)

Le souvenir des instants passés dans l’immédiateté de la nature élémentaire hante le recueil, qu’il nimbe de sentiments de nostalgie et mélancolie. On perçoit également un sentiment d’espoir et d’attente heureuse, comme quelqu’un qui veille la nuit en regardant poindre l’aube tandis que la neige tombe, qui transfigure le ciel et le paysage qu’elle a presque abolis. La lumière (y compris sous la forme du feu), le rêve et la neige sont des thèmes récurrents, voire structurants, du recueil. Même si la neige est avant tout le signe de l’effacement, elle est aussi une sorte d’eau paisible et de lumière silencieuse qui apportent l’évidence d’une présence. Dès « Ce qui fut sans lumière », qui ouvre le recueil, elle apparaît comme le creuset où se révèlent et se détachent, telles les fleurs de printemps perçant les dernières neiges, les signes et les images où se lit la beauté du monde, comme un écho du jardin d’Eden dont le souvenir nous lancine :

L’adieu : (…) L’herbe et dans l’herbe l’eau qui brille, comme un fleuve. / Tout est toujours à remailler du monde. / Le paradis est épars, je le sais, / C’est la tâche terrestre d’en reconnaître / Les fleurs disséminées dans l’herbe pauvre, / Mais l’ange a disparu, une lumière / Qui ne fut plus soudain que soleil couchant. / Et comme Adam et Eve nous marcherons / Une dernière fois dans le jardin. / Comme Adam le premier regret, comme Eve le premier / Courage nous voudrons et ne voudrons pas / Franchir la porte basse qui s’entrouvre / Là-bas, à l’autre bout des longes, colorées / Comme auguralement d’un dernier rayon. (…)

Sur des branches chargées de neige : (…) Ardue est la beauté, presque une énigme / Et toujours à recommencer l’apprentissage / De son vrai sens au flanc du pré en fleurs / Que couvrent par endroits des plaques de neige

Dans « Début et fin de la neige », les flocons de neige, dont la perfection de cristal fond à la chaleur de la main, incarnent la beauté évanescente de notre condition mortelle ; la blancheur d’abîme de la grande neige, dont les flocons virevoltent en se frôlant et incarnent le bonheur souriant et paisible d’un présent sans avenir, enchevêtre les signes de l’écriture qui, en tourbillonnant, devient transparence indéchiffrable, comme si l’écho des mots résonnait ailleurs, dans un autre monde d'éternel été (peut-être un souvenir encore du jardin perdu) où ne mène aucun chemin.

L’été encore : (…) Neige, / Lettre que l’on retrouve et que l’on déplie / Et l’encre en a blanchi et dans les signes / La gaucherie de l’esprit est visible / Qui ne sait qu’en enchevêtrer les ombres claires.
Et on essaye de lire, on ne comprend pas / Qui s’intéresse à nous dans la mémoire, / Sinon que c’est l’été encore ; et que l’on voit / Sous les flocons les feuilles, et la chaleur / Monter du sol absent comme une brume.

Le peu d’eau : (…) Neige / Fugace sur l’écharpe, sur le gant / Comme cette illusion, le coquelicot, / Dans la main qui rêva, l’été passé / Sur le chemin parmi les pierres sèches, / Que l’absolu est à portée du monde.
Pourtant quelle promesse / Dans cette eau, de contact léger, puisqu’elle fut, / Un instant, la lumière ! Le ciel d’été / n’a guère de nuées pour entrouvrir / Plus clair chemin sous des voûtes plus sombres.
Circé / Sous sa pergola d’ombres, l’illuminée, / N’eut pas de fruits plus rouges.

En fait, tout le recueil multiplie les allusions ferventes aux fleurs, aux fruits, aux pierres, aux nuages, aux arbres, au feu, à la pluie, etc. comme si la nature était tissée d'une étoffe vivante dont nous aurions cherché en vain à nous revêtir, comme une cape de pèlerin, pour nos errances en quête du vrai lieu sur les chemins du monde que, dans les très beaux poèmes en prose de la section « Par où la terre finit », Yves Bonnefoy personnifie, en ressuscitant le passé, comme des compagnons d’enfance, petits dieux rieurs bouddhistes sans le savoir ou voyageurs aux regards graves :

I/ (…) Vous avez été l’évidence, vous n’êtes plus que l’énigme. Vous inscriviez le temps dans l’éternité dans l’éternité, vous n’êtes que du passé maintenant, par où la terre finit, là, devant nous, comme un bord abrupt de falaise.

III/ Tel qui allait du même pas que le ruisseau proche et se mêlait à lui en des points on se savait guère si gués ou flaques dans la lumière brisée des moucherons et des libellules. / Tel qui avait gravi une pente parmi les pins et les petits chênes puis débouchait à découvert devant tout un chaos de tertres boisés, certains barrés jusqu’à l’horizon de lignes de pierre nue. / Et cet autre, là-bas, - on rêvait que c’était un lac qu’on finirait par atteindre, il y aurait dans les herbes, abandonnée, faisant eau, une barque peinte de bleu

IV/ Tel qui se faufilait comme une couleuvre sous les feuilles d’une autre année. / Il y a une minute, il n’était pas. Dans un instant, il ne serait plus.

V/ Tel accourait, nous suivait. On se prenait à vouloir lui donner un nom. / Il s’était pris d’amitié pour la petite fille. Pour les huit ans de cette année-là ; et jappait sans fin autour d’elle, à grands

IX/ Un qui tenait une coupe, où brillait le vin du ciel calme. / Un qui allait, eût-on dit, « beyond the river and into the trees ». Un qui était notre voie lactée. / Et il y en avait un encore plus large, et qui aimait accueillir nos ombres sur son sable, qui était lisse. Elles couraient loin en avant de nous car c’était le soir, et nous les sentions agitées, inquiètes. Mais l’ombre d’un oiseau les touchait parfois et les accompagnait un instant, avant de s’en écarter d’un brusque coup de rame.

Ces chemins d’enfance reviennent à la fin du recueil, dans la partie intitulée « Là où retombe la flèche » qui évoque l’enfant égaré parce qu’il s’est, pendant quelques minutes, aventuré hors du sentier à la poursuite d’un oiseau. La nuit est encore lointaine ; l’enfant, malgré une sourde angoisse due à la perte de tout repère, n’est pas encore effrayé et ressent soudain la présence énigmatique des choses, dans lesquelles il cherche vainement un indice pour identifier la route à suivre :

Perdu. Et les choses accourent de toutes parts, se pressent autour de lui. Il n’y a plus d’ailleurs dans cet instant où il veut l’ailleurs, si intensément. / Mais le veut-il ? / Et quelque chose accourt du centre même des choses. Il n’y a plus d’espace entre lui et la moindre chose. / Seule la montagne là-bas, très bleue, l’aide ici à respirer dans cette eau de ce qui est, qui remonte.

Et s’il parle à voix haute, c’est pour lui seul, comme plus tard quand il écrira, seul dans sa chambre, quêtant son chemin dans les mots opaques et clos comme des pierres…

Perdu, pourtant. Car il lui faut décider, presque à tout instant, et voici qu’il ne peut le faire. Rien ne lui parle, rien ne lui est plus un indice. L’idée même d’indice se dissipe. Dans l’empreinte qu’avait laissée la parole, sur ce qui est, l’eau de l’apparence déserte est remontée, brille seule. / Chaque mot : quelque chose de clos maintenant, une surface mate sans rien qui vibre, une pierre. / Il peut l’articuler, il peut dire : le chêne. / Mais quand il a dit : le chêne – et à voix haute, pourquoi ? – le mot reste, dans son esprit, comme dans la main la clef qui n’a pas joué se fait lourde. Et la figure de l’arbre se clive, se fragmente et se rassemble plus haut, dans l’absolu, comme quand on regarde ces bossellements du verre qu’il y a dans d’anciennes vitres. / La couleur, rejetée sur le bord de l’image par le gonflement dans le verre. Ce qu’on appelle la forme troué d’un ressaut – démenti. Comme si s’était ouverte la main qui garde serrées couleurs et formes.

Toute la poésie d’Yves Bonnefoy est un renoncement à l’image illusoire pour une célébration, directe et presque charnelle, de la Terre, habitée par un sentiment de joie d’être au monde, parmi les choses, dans l’immédiateté qui fut jadis celle de l’enfance. Dans « Ce qui fut sans lumière », le poète adulte, revenu sur les lieux de son enfance, accueille les souvenirs, comme un fleuve en crue qui déborde la mémoire et les années et débouche dans le rêve. Le rythme des vers, riches d’interrogations et d’aveux à la 1ère personne, reproduit le travail de la pensée et, comme un chemin se proposant au lecteur, invite celui-ci à épouser son questionnement et son parcours, qu’on peut lire et relire à l’infini sans en épuiser la beauté… Peu à peu, comme la neige se dépose sur un paysage, la gravité sereine de la poésie d’Yves Bonnefoy se communique au lecteur et lui fait partager la plénitude d’une extase matérielle, dans l’ici et le présent, soucieuse de la vérité, fragile et sensible, des choses et des êtres que la beauté de leur finitude mortelle illumine :

Mais demeure l’éclair / Au-dessus du monde / Comme à un gué, cherchant / De pierre en pierre.
Est-ce que la beauté / N’a été qu’un rêve, / Le visage aux yeux clos / De la lumière ?
Non, puisqu’elle a reflet / En nous, et c’est la flamme / Qui dans l’eau du bois mort / Se baigne nue.
C’est le corps exalté / Par un miroir / Comme un feu prend, soudain, / Dans un cercle de pierres.
Et a sens le mot joie / Malgré la mort / Là où creuse le vent / Ces braises claires.

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Les éditions

  • Ce qui fut sans lumière / Début et fin de la neige /Là où retombe la flèche
    de Bonnefoy, Yves
    Gallimard / nrf/poésie
    ISBN : 9782070328253 ; EUR 7,30 ; 29/08/1995 ; 168 p. ; Poche
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