Epreuves, exorcismes, 1940-1944 de Henri Michaux
Catégorie(s) : Théâtre et Poésie => Poésie , Littérature => Francophone
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Une évocation hallucinée, d'une énorme puissance d'impact, des épreuves de la seconde guerre mondiale et de l'Occupation
Ce petit recueil d’une centaine de pages ayant été écrit et composé entre 1940 et 1944, au cœur des années sombres de la seconde guerre mondiale et de l’Occupation, la nature des épreuves et des exorcismes ici évoqués est aisée à deviner. Néanmoins, comme souvent, Henri Michaux prend le temps, dans une courte et très belle préface, de présenter ses poèmes et l’inspiration qui les irrigue :
L’exorcisme, réaction en force, en attaque de bélier, est le véritable poème du prisonnier. Dans le lieu même de la souffrance et de l’idée fixe, on introduit une exaltation telle, une si magnifique violence, unies au martèlement des mots, que le mal progressivement dissous est remplacé par une boule aérienne et démoniaque – état merveilleux ! (…) Pour qui l’a compris, les poèmes de ce livre ne sont point précisément faits en haine de ceci, ou de cela, mais pour se délivrer d’emprises. Leur raison d’être : tenir en échec les puissances environnantes du monde hostile
Même si le recueil révèle clairement le sentiment d'horreur qui submerge Henri Michaux tandis qu'il fait face à la montée des fascismes et aux évènements dramatiques de la guerre, il s’agit d’une œuvre de résistance personnelle aux ténèbres qui menacent de l’engloutir, et non d’une œuvre militante. La démarche me semble bien plus proche de celle de Gilbert Lély, écrivant « Ma civilisation » comme un exutoire poétique à la violence terrible de l’époque, que de celle d’Aragon, composant au service de la Résistance certains des plus émouvants poèmes patriotiques jamais écrits dans la langue française…
Les premiers poèmes sont véhéments, empli de répétitions incantatoires et de cris irrépressibles, mais, très rapidement, les poèmes se structurent, comme si l’horreur se coagulait dans des visions hallucinées que le poète cherchait à traduire dans ses mots. Les poèmes, qui commencent souvent par l’écoute d’une voix atroce ou la contemplation d’une foule à l’agonie, comme un carnaval monstrueux que n’aurait pas renié Jérôme Bosch,
Bras coupés, torse nu, ou dodelinant en arrière une tête de rameaux morts ; ou capelant trois ou quatre cimiers de plume sur un front altier, ou le front évanescent, flottant comme une écharpe ; donateurs aux membres toujours ouverts, naïfs, la tête en fleur, les regards en calice, sans toutefois vouloir se faire remarquer, telles dans les champs les fleurs aux mille compagnes.
composent une sorte de galeries d’images jaillies d’un cauchemar lucide, dont Michaux ne se résigne pas à être prisonnier. Il oppose, aux menaces du monde, la force qu’il puise dans l’espace du dedans et, bien que son espace intérieur soit lui-même contaminé (Je nourrissais en moi un ennemi toujours plus fort, et plus j’éliminais de moi ce qui m’était contraire, plus je lui donnais force et appui et nourriture pour le lendemain. Ainsi s’agrandit en moi par mon incurie mon ennemi plus fort que moi.), il aiguise ses colères et ses rêves et se caparaçonne (Sur ce noyau, animé de colère, mais d’une colère nette, que le sang n’appuyait plus, froide et intégrale, je me mis à faire le hérisson, dans une suprême défense, dans un dernier refus.) pour vaincre l’insoutenable qu’il contemple avec lucidité et affronte les yeux dans les yeux.
Le plus long poème du recueil, intitulé « La marche dans le tunnel » et composé de 23 chants (dont le dernier, écrit en 1943, est inachevé), occupe la place centrale et constitue le point culminant du rituel d'exorcisme. J'en ai recopié ci-dessous plusieurs passages dont l'intégralité du chant 12, qui raconte le saisissement qui frappa l'Europe après la déroute militaire de la France... Toute l'horreur de la guerre est contenue dans cette évocation explicite des rivalités politiques, de la course à l'armement puis des affrontements et de l’Occupation, mais transfigurée, avec une sidérante puissance d’impact, comme s’il s’agissait d’une atroce geste épique ou comme si Dante revenait explorer de nouveaux cercles infernaux.
Chant 1 : (…) Alors éclata une voix comme on n’en connaissait pas et les fleurs de la vie se mirent à puer, et le soleil n’était plus qu’un souvenir, un vieux paillasson mis derrière une porte qu’on ne franchira plus, et les hommes, perdant la foi, se taisaient, se taisaient, se taisaient d’un silence qui vous prend le souffle, comme il arrive en été, le soir à la campagne, quand les derniers oiseaux, et puis les derniers insectes du jour étant rentrés, et ceux de la nuit pas encore venus, il se produit soudain un silence tombal. / Dès ce moment, la mort, ses fauchées furent grandes. / Des trous énormes se formaient d’un coup comme des collines retournées. Les maisons, comme perdant poids, étaient soufflées. Et leurs habitants, qu’en dire ?... Pour eux la plaie d’être homme se fermait. / En vain on grattait à la porte de demain et le présent hurlait./ (…) Le métal n’avait jamais été si dur, la poudre n’avait jamais été si forte. Ensemble, ils tombaient sur les foules, et les hommes stoppés par la mort s’affaissaient pour ne plus se relever en ce siècle. Mais plus loin, tout continuait. Les toupies tournaient ferme sous les fouets implacables.
Chant 2 : Les idées, comme des boucs étaient dressées les unes contre les autres. La haine prenait une allure sanitaire. La vieillesse faisait rire et l’enfant fut poussé à mordre. Le monde était tout drapeau. (..)
Chant 3 : (…) La civilisation boutiquière s’obstinait. On disait qu’elle craquait. Mais tout en craquant elle s’obstinait. / Cependant, comptait ce siècle à statistiques, comptait, comptait éperdument, comptait les grains, les trains, les tonnes, les bébés, les veaux, les roues, les épaules à porter les armes. / Il fallait un permis pour recevoir une bouchée de pain.
Chant 4 : (…) De grinçants hurlements, et des façons de camion, et comme un entourage d’émeutes. / L’époque était trompette, mais le souffle lui-même était sourd et angoissé, court et hypocrite. / Le Colossal, lui-même, la grandeur n’y était pas. / Dans le triomphe, le crapuleux : on salissait les têtes tombées, on y poussait la canaille. / Les faucons, pour mieux tromper, s’habillaient en fauvettes. Mais c’était des faucons. / Le reste n’avait jamais été aussi fourmi. D’interchangeables idées de soldat de plomb que la haine même n’émulsionnait pas. / Tout était Tribu, Tribu ! (...)
Chant 5 : (…) Les pensées, les propos étaient mitraillés. L’air même était devenu policier. Beaucoup regardaient leur nom, leur nez avec inquiétude, cherchant dans leur tréfonds les tendances d’une race honnie.
Chant 7 : Comme un planeur en silence remonte une pente chaude dans le ciel dégagé, le Dominateur cherche une nouvelle ascension-puissance, prélude de nouveaux bannissements, de nouveaux carnages. / Sa machine à nouveau s’ébranle et le monde comme une étoffe gémit, ou comme la femelle du hérisson couverte par le mâle au pénis perforant et douloureux à supporter. / Et sur les siens il s’arc-boute, réclamant toujours plus de bras, plus de sueur, plus de sang. / (...)
Chant 12 : En ce temps-là, un grand pays se trouva comme un pays petit. / Un accident de lutte l’ayant mis à terre en un instant, il se tenait coi à présent, jetant les yeux à gauche, à droite, il semblait demander la permission. / En ce temps-là, celui qui avait jeté tant de lumière fut en grande obscurité. / Ce pays alors beaucoup nous affligea et lui fort affligé aussi, mais surtout penaud d’être si amoindri et prisonnier et sa chaîne si courte et si tendue. / Les autres pays, stupéfaits, considéraient celui qui, par son soleil, les avait si longtemps forcés à lever la tête. / Mais ils ne se réjouissaient pas, même les envieux. / Ce ratatinement si rapide les angoissait.
Chant 14 : (…) En cette époque, la disette gagna partout. Les figures étaient contractées. Le pain devint terreux. Une pomme trouvée dans la terre était plus entourée qu’un proche parent. / En cette époque, la faim entra, la nourriture partit : partit pour servir sous le drapeau. Le blé faisait du charbon, le lait nourrissait le canon. / Dans cette énormité mécanique, l’homme subalterne passait, essayant de ne pas se faire remarquer. / La quatrième croisade rapporta la lèpre, et toi, croisade pétaradante, que nous rapporteras-tu ?
Par l’écriture, Henri Michaux transfigure le monde réel ravagé par la guerre en un pays hanté de ténèbres et de créatures étranges et hostiles, qui semblent suinter des recoins de l’espace (comme dans le poème « Après ma mort » où le poète imagine son combat contre les larves du vide) et de l’inconscient. La fin du recueil poursuit ces portraits monstrueux, qu’il serait fastidieux d’énumérer ici (« Dans la compagnie des monstres », Les hommes-troncs », « Double-tête », etc.) mais dont la lecture laisse une impression durable d’oppression et de menace… Pourtant, le recueil s’achève en rupture en évoquant la mer, comme si toutes les issues n’étaient pas bouchées : Ce que je sais, ce qui est mien, c’est la mer indéfinie. A vingt et un ans, je m’évadai de la vie des villes, m’engageai, fut marin. (…) Tournant le dos, je partis, je ne dis rien, j’avais la mer en moi, la mer éternellement autour de moi.
Les éditions
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Epreuves, exorcismes, 1940-1944
de Michaux, Henri
Gallimard
ISBN : 9782070325054 ; 4,50 € ; 04/01/1989 ; 112 p. ; Poche
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