Les Pêcheurs de Chigozie Obioma

Les Pêcheurs de Chigozie Obioma
(The fishermen)

Catégorie(s) : Littérature => Africaine , Littérature => Anglophone

Critiqué par Myrco, le 11 novembre 2017 (village de l'Orne, Inscrite le 11 juin 2011, 75 ans)
La note : 10 étoiles
Moyenne des notes : 9 étoiles (basée sur 5 avis)
Cote pondérée : 7 étoiles (1 169ème position).
Visites : 8 086 

Prophétie fatale

Avec "Les pêcheurs" finaliste du Man Booker Prize 2015, Chigozie Obioma, jeune écrivain nigérian (30 ans), exilé aux Etats-Unis, signe là un premier roman en tous points remarquable: une histoire saisissante qui vous happe d'un bout à l'autre et nous entraîne hors des sentiers battus de la littérature contemporaine, servie par un art étonnamment consommé de la narration.

Tout commence par une transgression. Profitant de l'éloignement du père, cadre moyen de banque muté à l'autre bout du pays, quatre frères âgés de quinze à neuf ans, bravent les interdits parentaux et prennent l'habitude, après l'école, d'aller pêcher dans le fleuve, en cachette de la mère débordée, en charge de son travail et des deux plus petits. Un jour, ils rencontrent le fou Abdulu, auquel on prête un pouvoir visionnaire; celui-ci émet une terrible prophétie à l'encontre de l'aîné Ikenna, instillant en l'adolescent le poison de la peur. S'ensuivra une cascade d'évènements dramatiques, un effet domino aux multiples répercussions destructrices qui va s'acharner sur cette famille, en bouleverser l'équilibre, et désintégrer cette fratrie jusqu'ici étroitement unie.

Cette histoire terrible d'amour et de désamour fraternels, de meurtres, de suicide, de folie, de haine et de vengeance, sur laquelle plane la force d'un implacable destin, si elle s'abreuve de manière transparente aux sources de la tragédie antique, n'en est pas moins solidement ancrée dans la réalité socio-politico-économique du Nigéria des années 1993-1998 marquée par divers fléaux dont certains perdurent aujourd'hui. La pauvreté, le délabrement des infrastructures, une natalité galopante, la corruption endémique, l'insécurité, la violence des affrontements politiques, ethniques dans ce pays multilingue (dans la famille, on parle igbo, yoruba ou anglais selon les interlocuteurs) et multireligieux, ce "monstre hybride" enfanté par le colonisateur, ce pays où le rêve occidental côtoie les superstitions et survivances de rituels animistes, tout cela est présent, non comme un arrière-plan à la trame du roman mais intimement intégré de façon très habile à l'histoire même des personnages.

C'est le plus jeune des quatre, Benjamin, qui raconte, une vingtaine d'années après, avec ses mots et sa lucidité d'adulte mais son récit parvient à conserver l'authenticité et l'innocence du vécu de l'enfant qu'il était alors, véhiculant des notations qui nous font parfois sourire et nous préservent d'une tonalité trop mélodramatique. Ce récit intense, sans temps mort, apparaît paradoxalement, riche dans la précision de ses détails, se déployant en un florilège d'images qui semblent jaillir naturellement de la plume de l'auteur, et néanmoins épuré dans sa composition. En effet, aucun élément introduit n'est superfétatoire; il trouvera sa justification plus tard dans le déroulement ou l'explicitation des évènements.

Autre richesse encore: Obioma nous oriente, environ aux deux tiers du livre vers un second niveau d'interprétation qui donne à son histoire une dimension allégorique. La référence explicite au célèbre roman "Tout s'effondre" de son illustre aîné et compatriote Chinua Achebe, lui aussi igbo, nous amène à établir un parallèle entre la désunion de cette fratrie initiée par un Abdulu malfaisant et celle des populations soumises à l'envahisseur anglais. Derrière l'hommage à l'unité des fratries et aux liens qui doivent les unir, ne doit-on pas voir l'appel à toujours rester soudés pour se libérer de l'oppression et ouvrir une nouvelle ère d'espoir qu'incarnent à la fin David et Nkem, les plus jeunes ?

Un très beau roman que je vous invite vivement à découvrir.
Une plume talentueuse que je ne manquerai pas de suivre désormais avec intérêt tant j'ai été conquise!

Extrait:
"Notre mère était une fauconnière:
Celle qui veillait, postée sur les collines, pour repousser tous les maux qui semblaient menacer ses enfants. Elle possédait un double de nos âmes dans les poches de la sienne, et pouvait aisément flairer les problèmes encore en gestation, comme les marins discernent l'embryon d'une tempête à venir.
"

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La parole d’un fou

10 étoiles

Critique de Marvic (Normandie, Inscrite le 23 novembre 2008, 66 ans) - 22 juillet 2019

La vie est heureuse à Akuré pour cette famille nigériane aisée et instruite. Les quatre grands frères forment une fratrie unie, les plus jeunes comptant sur les aînés. Sachant que deux petits suivent, la maman a beaucoup à faire en plus de vendre ses fruits au marché.
Jusqu’au jour où le père est muté à Lagos ; il donne ses consignes, et rentre un week-end sur deux.
Le jour où il apprend que ses fils sont allés pêcher, la punition, le Tribut, est terrible et violente.
Quelque chose est en train de changer au coeur de cette famille.
Mais c’est surtout, la parole d’Abulu, pas Abulu le fou "à la folie ordinaire", mais Abulu le prophète, "sa deuxième forme de folie extraordinaire", qui va semer le malheur au sein de cette famille unie.

Intéressée au début par ce que je pensais être un captivant roman autobiographique, j’ai été comme les lecteurs précédents, emportée dans un fascinant voyage, dans cette confrontation de deux mondes, un mélange de rationnel et d’irrationnel, de croyances plus fortes que la religion imposée.
"Le christianisme avait beau avoir balayé le pays igbo, des miettes de religion traditionnelle avaient échappé au balai."

Le récit de Ben(jamin), le plus jeune des 4 frères après Ikenna, Boja, Obembe, nous emporte dans un roman envoûtant et puissant.
Superbe découverte.

Malédiction au Nigéria

8 étoiles

Critique de Tistou (, Inscrit le 10 mai 2004, 68 ans) - 16 juillet 2019

Chigozie Obioma est nigérian et Les pêcheurs son premier roman. Un coup de maître peut-on dire tant l’originalité de l’histoire est puissante et le style, assez proche du conte africain finalement (on pense notamment à Alain Mabanckou, dans la filiation), suffisamment libre pour être tour à tour très explicite et matériel puis évanescent et limite onirique.
Il faut dire que Chigozie Obioma fait raconter l’histoire par Benjamin, le quatrième garçon de la famille, qui a neuf ans quand commence l’histoire. Et il trouve des accents propres à l’enfance pour raconter et analyser le drame qui va se jouer, on ne s’étonnera donc pas qu’il soit parfois à la limite de l’onirisme.

»Nous étions des pêcheurs :
Mes frères et moi sommes devenus pêcheurs en janvier 1996, lorsque mon père eut quitté Akure, la ville de l’ouest du Nigeria où, depuis toujours, nous avions vécu ensemble. Son employeur, la Banque Centrale du Nigeria, l’avait muté à l’agence de Yola – une ville du Nord à plus de mille kilomètres à dos de chameau – la première semaine du mois de novembre précédent.
…/…
Nous nous sommes mis à aller au fleuve tous les jours après l’école, avec d’autres garçons du quartier, en un cortège mené par Solomon, Ikenna et Boja. Tous trois dissimulaient souvent leurs cannes à pêche sous des chiffons ou des vieux châles. Quant à nous – Kayode, Igbafe, Tobi, Obembe et moi – nous portions tout le reste, des sacs à dos remplis de vêtements de pêche, des sacs de nylon contenant des vers de terre et des cafards morts qui serviraient d’appâts, et des boîtes de soda vides dans lesquelles nous recueillions les poissons et les têtards pêchés. »


On le voit, ça commence plutôt dans un tempo genre La guerre des boutons mais …
Mais le fleuve en question est un endroit considéré comme « maudit » localement et peu fréquentable. Mais les garçons vont croiser un jour Abulu, un fou magnifique réputé pour annoncer les drames à venir et Abulu va annoncer à Ikenna, l’aîné de la fratrie : »Ikena, tu mourras de la main d’un pêcheur. »
Ikenna va intérioriser cette malédiction et devenir progressivement paranoïaque, et le roman va tourner à la plus pure tragédie grecque. On va quitter les rives de La guerre des boutons pour quelque chose de beaucoup plus dramatique.
En même temps Chigozie Obioma nous fait rentrer de plain-pied dans la réalité nigériane des années 90, un pays pas franchement simple aux multiples problématiques. Tout cela est pris en compte, intégré dans l’histoire proprement dite et ça en fait indéniablement un très intéressant roman.

Chronique d'une mort annoncée

9 étoiles

Critique de Alma (, Inscrite le 22 novembre 2006, - ans) - 21 mai 2019

Tout s'annonçait bien ….. Dans une petite ville du Nigéria, une famille de 6 enfants, unie, un père qui rêvait pour ses fils d'un destin à l'occidentale. Ils ne seraient «  pas de ceux qui pêchent dans un marigot fétide , mais des pêcheurs de l'intellect : médecin, pilote professeur, avocat »
Mais une fois le père muté dans autre ville, les enfants s'éloignèrent du chemin balisé de leur vie, enfreignirent l'interdit d'aller pêcher au bord du fleuve autrefois sacré .
Abulu le fou, l'oracle du village annonça que Ikenna, l'aîné des fils serait tué par un pêcheur.
Ikenna devint dès lors captif des mots de cette prophétie .
« L'un de vous me tuera » déclara-t-il à ses frères .
Les paroles du devin, telles un venin, conditionnèrent leur esprit, engendrèrent la peur, les entraîna dans une spirale de vengeance . Dès lors, la famille se délita sous le flot des malheurs annoncés par Abulu le prophète, dès lors s'envolèrent les projets d'élévation sociale du père « le baluchon de rêves pourris depuis longtemps »

Le narrateur de cette histoire est Ben le 4e fils, qui avait 9 ans au début des faits, qui raconte l'irrésistible « clivage fraternel », l'inéluctable glissement familial vers la tragédie. Car, comme dans la tragédie antique, un destin fatal pèse sur la famille, comme chez Shakespeare, la vengeance est à l'oeuvre .
Bien des années plus tard, pour relater l'impensable, il recouvre la sensibilité du gosse qu'il était, il retrouve les mots de l'enfance pour saisir un destin qui le dépassait.

Son récit varié, où alternent épisodes cocasses et scènes glaçantes, est empreint d'un réalisme poétique nourri de l' imaginaire des contes africains, où hommes et animaux se fondent en une seule et même entité.

A la fois roman d'apprentissage, chronique familiale ancrée dans la culture africaine, l'ouvrage se lit comme un thriller addictif dense, intense et profondément humain .

"La haine est une sangsue, ...

10 étoiles

Critique de Frunny (PARIS, Inscrit le 28 décembre 2009, 59 ans) - 26 janvier 2019

... une créature qui vous colle à la peau, se nourrit de vous et vide votre esprit de sève".
Une courte phrase qui pourrait illustrer à merveille ce prodigieux roman.

Chigozie Obioma (1986- ) est un écrivain nigérian. Il réside aujourd'hui aux Etats-Unis où il enseigne la littérature.
"Les Pêcheurs", son premier roman, a connu un immense succès public et critique. Il fut finaliste du Man Booker Prize 2013.

Notre père était un Aigle; oiseau majestueux qui planait et veillait sur ses aiglons comme un roi garde son trône.
Ikenna était un Python, serpent sauvage devenu monstrueux, prédateur, lunatique, irascible, toujours en maraude.
Notre mère était une Fauconnière; celle qui veillait pour repousser tous les maux qui semblaient menacer ses enfants.
Boja était un parasite.
Odembe était un limier; le chien qui exhumait les choses, les examinait, les identifiait.
Abulu était un Léviathan; une baleine invulnérable.
David et Nkem étaient des aigrettes; des oiseaux d"un blanc lumineux.
Moi, Benjamin, j'étais une phalène; fragile créature ailée qui se prélasse dans la lumière, mais qui ne tarde pas à perdre ses ailes et à tomber au sol.

Difficile de résumer ce "conte africain" tellement il est dense, puissant, tragique et lumineux.
Au delà du conte, "Les Pêcheurs" est un roman africain, social, politique.
On y retrouve les ingrédients qui ont rongé (et rongent encore) nombre de pays africains.
Les guerres ethniques, les dictatures militaires, les massacres, les tensions entre Christianisme et religions traditionnelles, les croyances populaires, les sorts jetés, le désir d'exil (Canada, ... ) mais aussi le football comme une religion (victoire de l'équipe du Nigeria aux JO d'Atlanta en 1996), la Famille comme radeau de sauvetage quand le destin fait des siennes.

Tout comme Ikenna, j'ai été "envoûté" par ce roman qui brosse le tableau du Nigeria moderne et plus largement d'une Afrique qui peine à sortir de ses croyances.
L'auteur réussit un véritable tour de force en identifiant ses personnages aux animaux du continent avec leurs forces et leurs faiblesses.
Un premier roman puissant qui révèle un auteur terriblement doué.
Une belle découverte.

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