Traduit du silence de Joë Bousquet

Traduit du silence de Joë Bousquet

Catégorie(s) : Littérature => Biographies, chroniques et correspondances , Théâtre et Poésie => Poésie , Sciences humaines et exactes => Divers

Critiqué par Eric Eliès, le 14 août 2016 (Inscrit le 22 décembre 2011, 50 ans)
La note : 9 étoiles
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Journal d'une vie recluse en poésie

Joë Bousquet est l’un des poètes les plus singuliers du XXème siècle. Jeune officier volontairement affecté dans l’un des régiments les plus durs et les plus engagés au feu pendant les combats de la 1ère guerre mondiale, il est grièvement blessé en 1918 par une balle qui lui perfore le poumon et lui brise la colonne vertébrale, lui ôtant définitivement l’usage des membres inférieurs. Il passera le reste de ses jours et de ses nuits à Carcassonne, alité dans une chambre aux volets le plus souvent clos où il consacrera sa vie à l’écriture et recevra les visites de nombreux amis et amies, fascinés par son aura. Il sera un guide et un confident pour de nombreux écrivains et peintres surréalistes, ainsi que pour de jeunes poètes qui se rendront à Carcassonne comme en pèlerinage. Même si son écriture est très poétique, Joë Bousquet a peu publié de poèmes (j’ai fait un commentaire sur CL de son recueil le plus connu « La connaissance du soir ») ; son œuvre essentielle est constituée de romans (l’œuvre romanesque a été publiée en 4 volumes par Albin Michel) et, surtout, par un très long journal, consigné au fil des jours sur des cahiers, qui a été publié, pour sa plus grande partie, à titre posthume par Rougerie (un petit éditeur admirable, tout entier voué à la poésie).

« Traduit du silence » est la seule partie du journal qui fut publiée du vivant de Joë Bousquet, au cœur des années sombres de la seconde guerre mondiale. Il a été écrit à la fin des années 30 mais sa lecture n’est pas aisée car, même s’il enregistre quelques faits évènementiels (essentiellement des anecdotes du quotidien), il contient très peu de repères chronologiques et ne cite quasiment jamais nommément les personnes qui viennent visiter l'auteur.

Le titre admirable ce livre cristallise tout l’art poétique de Joë Bousquet, qui identifie l’écriture et la vie totale, qu’irriguent toutes les forces de l’imagination. Aucune mièvrerie dans cette conception : il s’agit de donner voix à tout ce qui se tait ou ne parle qu’à voix très basse dans les replis des rêves éveillés et des fantasmagories. Joë Bousquet luttait la nuit contre le sommeil, s’abandonnant aux visions nées de sa consommation des drogues (principalement l’opium) ou enregistrant dans ses cahiers ses pensées et ses sentiments sur l’amour et l’amitié, dont il approfondit toutes les nuances de manière quasi obsessionnelle. Joë Bousquet se montre parfaitement conscient de sa dépendance aux drogues, contre laquelle il exerce sa volonté pour, sans renoncer à l’usage de l’opium, ne pas en être l’esclave. Dans sa démarche d’écrivain, Bousquet va bien au-delà du discours d'intention des surréalistes et incarne concrètement, dans sa vie, la confusion du réel et du rêvé. L’écriture n’est pas pour Bousquet le simple médium de l’activité littéraire ; elle est devenue consubstantielle à son existence qui se réalise désormais dans ses écrits, qui justifient a posteriori la blessure qui l’a rendu infirme en lui donnant un sens autre que celui d'un accident du hasard. Pourtant, bien que « Traduit du silence » propose quelques éléments de théorie sur l’écriture et la création littéraire, Bousquet ne s’avoue pas écrivain ; évoquant la lettre d’un ami militaire décédé en Afrique, il écrit que sa vocation réelle était de devenir officier colonial. La blessure reçue en 1918 a changé son destin, à tel point qu’il lui semble qu’elle était inscrite dans sa destinée… Bousquet, qui analyse et intellectualise tous les évènements, cherche sans cesser à établir des correspondances révélatrices d’un ordre caché supérieur. Pour cette raison, Joë Bousquet, qui affronte une solitude ontologique et ne cesse de réfléchir la nuit à l’essence de la mort, des ténèbres et de la lumière, ne s’apitoie jamais sur son sort. Il assume cette blessure, qui marque une césure dans sa vie, même s'il pleure la vitalité de sa jeunesse et regrette la perte de sa force virile ; après le passage dans sa chambre d’amis en visite, il consigne son sentiment d’isolement et, mêlée à la peur de faire pitié, sa crainte d’être incompris et rejeté.

Manquer de force, c’est un reproche que l’on peut me faire. Quelle pauvre figure je ferais devant une femme capable de n’aimer que les hommes forts ! J’étais fort, autrefois.


De même, il s’exprime ainsi dans un projet de lettre à une femme qui s’est montré cruellement indifférente à son égard :

Ma chère amie, vous n’aurez jamais assez de mépris pour un homme réduit à mendier, surtout s’il est un infirme et que cet avilissement supplémentaire soit comme auguré dans sa déchéance, car ses supplications confirment qu’il s’est mis moralement à l’échelle de son malheur. J’ai mendié et vous concevez sans peine que ce fait est de beaucoup le plus saillant de toute mon existence et que je ne peux rien évoquer pour me défendre de la honte qu’il laisse en moi.


Davantage que l’amitié, c’est l’amour qui obsède Joë Bousquet et hante toutes les pages de « Traduit du silence ». Au nom de sa conception métaphysique de l’amour, Bousquet veut être tout pour la femme qu’il aime et convoite, qu’il cherche à élever au-dessus de sa condition contingente et à dissoudre dans son idéal d’absolu où le vécu et le fantasme (consigné dans le fameux cahier noir, que Joë Bousquet évoque de temps à autre) se confondent. La moindre étincelle, dans le regard ou le geste d’une belle femme, est susceptible d’embraser le feu passionnel qui brûle en permanence dans le cœur de Joë Bousquet, qui a eu une adolescence dissolue : il se souvient, surtout dans la fin de l’ouvrage, des femmes qui se sont données à lui, des prostituées qu’il a fréquentées dans les maisons closes d’avant-guerre et des partouzes (c’est le mot qu’il emploie) auxquelles il aimait participer. On a l’impression que sa blessure l’a obligé à spiritualiser son désir sexuel et à le transformer, comme au temps de la « fine amor » de l’amour courtois, en communion d’âme dont l’assouvissement physique est impossible. A la limite, peu importe la femme réelle, qui se renouvelle sans cesse et n’est au fond qu’un prétexte qui se dérobe : c’est l’Amour et son inaccessibilité que Joë Bousquet ne cesse de célébrer (« Traduit du silence » est un merveilleux catalogue de métaphores et de contes aux images poétiques) comme si c’était en fait de l’Amour lui-même dont il était réellement amoureux, avec une ferveur quasi-mystique.

Je l’entourerai de tant d’amour que les ombres du jour s’écarteront sur son passage, le bonheur sera dans ses yeux comme la couleur bleue dans la transparence du ciel, je la veux heureuse afin de rendre aimable le bonheur. Je ne saurai plus écrire que des prières (…) Au lieu de l’exalter, mon amour l’a humiliée. Elle a rabaissé cet amour, refusant de le juger à la lumière de ce qu’il y avait d’unique en elle et d’unique en moi. Elle ne sait pas que selon un certain ordre que le temps fait toujours régner, cet amour est grand et qu’il est la dignité de tout ce que j’ai pu connaître et vénérer. Il n’y aura pas eu une action dans ma vie dont elle n’ait été la raison d’être et l’éclat ; elle est ma force devant la douleur et devant la mort, le principe capable de faire de la gloire et du soleil avec tout ce qui me mettait au-dessous de l’humain.


Néanmoins, en cherchant perpétuellement à transcender la femme réelle pour atteindre l’archétype de son amour idéal, sa quête emprunte des chemins détournés parfois surprenants ; par exemple, il est fasciné par l’innocence de la jeune fille, s’étonnant, dans un songe suscité par l’opium, de la vision d’une femme très belle dont il n’a pas le désir de fouiller le corps de ses doigts, et confesse, à la fin de son journal, qu’il n’a le sentiment de pleinement posséder une femme que par la sodomie, quand elle consent à dépasser la part purement féminine de son sexe. En fait, Joë Bousquet ne cesse de se plaindre de l’incapacité des femmes à s’élever à la hauteur de son amour, qui suppose de leur part de renoncer à leur identité pour se conformer aux attentes de son idéal.

Peu à peu, je me suis convaincu que cette amie ne m’aimait pas. J’ai pensé à lui crever le cœur pour m’assurer qu’elle n’était pas insensible. (…) Elle connaît mon amour pour elle. Elle ne sait pas se connaître en lui. Je la rendrai à elle-même à force de l’aimer.


Il considère comme une trahison la moindre marque d’indifférence à son égard (par exemple, il s’offusque qu’une femme ne vienne pas le retrouver dans sa chambre parce qu’il fait trop chaud pour marcher dans les rues de Carcassonne). Par l'intransigeance de sa conception de l'amour s'appuyant sur sa capacité à disserter avec élégance en enveloppant le lecteur dans un filet d'images et d'assertions, Joë Bousquet m’apparaît, à travers son journal, comme une sorte de « gourou » qui s’efforce, en usant de son éloquence, d’attirer les femmes pour les asservir à ses désirs ou, à défaut, de les rendre aptes à fertiliser son imagination pour alimenter les rêves et pensées qu’il consigne dans ses cahiers.

J’ai commis la folie d’aimer une femme qui a mis le temps entre nous. D’autant plus grave que, belle comme elle était, elle était l’image de ce qui ne passe pas. Comme je ne peux espérer qu’elle changera, j’aimerai quelqu’un que j’aurai tiré d’elle. Je la volerai à elle-même. Un rapt comme on n’en a jamais vu. Je noterai ici, non pas ce qu’elle m’a dit, mais les paroles que je lui prêterai.


Cette conception de l’amour peut s’apparenter à celle d’un séducteur prédateur. Joë Bosquet lui-même en est conscient puisqu’il s’identifie parfois, avec une sincérité lucide, à une mygale embusqué dans la tanière de sa chambre qui englue les femmes dans la toile de ses fantasmes… Par moments, la lecture de « Traduit du silence » est un peu pénible, voire presque insupportable, en raison de la propension de Joë Bousquet à tout théoriser et de l'afféteries de ses soliloques lyriques sur la solitude, la mort et l’amour. Néanmoins, malgré ses excès de grandiloquence, il s’agit d’une œuvre minutieusement ciselée, d’une grande beauté, aux nombreuses images oniriques et poétiques, et d’une grande densité, traversée d’illuminations portée par un immense sentiment d’amour envers le monde.

Après un certain nombre d’années j’ai fini par comprendre que la nature des choses me faisait une loi d’aspirer à la mort. (…) Certains soirs, je me sens effleuré par une espèce de mélancolie, une insensibilité qui est triste. Je me sens inférieur, alors, digne d’une médiocrité à laquelle je vérifie que ma vie se conforme. Je me sens retranché du monde par une idée que je me fais de sa beauté. Je ne souffre pas ; mais je savoure et je pense mon silence comme s’il était l’expression parfaitement appropriée de mon néant intérieur. (…) Dans des moments comme celui-ci je me suis senti parfaitement heureux, plein d’une joie calme où nulle exaltation factice de la personnalité n’apportait un élément d’erreur. Je me sentais par la profondeur de mon bien-être moral si parfaitement uni à tout ce qui est sans limites, que mon être même, dans l’amour du monde qui l’occupait, perdait de son poids, ne se survivait enfin que dans l’illusion de devoir à l’existence des choses les plus insignifiantes la faveur d’exister lui-même. Pourquoi, nécessairement extérieur, soudain, à toute curiosité, à toute inquiétude, me semblait-il si rafraîchissant pour mon esprit de trouver sa source dans le bruit de la pluie aussi naturellement que dans l’étincelle étoilant un objet de métal ? Pourquoi mon bonheur était-il accru de ne faire aucun cas de moi-même ?… Oh ! je sais : à force de comprendre et d’aimer le monde je le rendais comme étranger à la mort, j’installais si bien entre ma vie et moi la toute-puissance des choses que la mort ne pouvait se rappeler à mes pensées que comme une fatalité sans emploi et réduite par le progrès de ma conscience à ne plus atteindre jamais qu’elle-même… (…) La joie dont je parlais tout à l’heure, considérez qu’elle n’est que le nom que je donne à la vie


L'œuvre de Joë Bousquet, n'ayant que quelques rares amis auxquels il peut ouvrir son cœur ( Ecris pour ceux qui riront de ton cœur et ne sauront pas qu’ils sont ton amour ), tente d’illuminer les ténèbres d’une époque et de vaincre le silence de ses contemporains, avec l’espoir que d’autres, plus tard, en le lisant, sauront le comprendre. A cet égard, le témoignage le plus émouvant est sa réaction à une lettre adressée par Max Jacob, qui lui procure le sentiment d’une communauté d’esprit au-delà du cercle de ses amis proches.

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