La tentation du vide: Shunyata (mutus liber) de Christos Chryssopoulos
Catégorie(s) : Littérature => Européenne non-francophone , Littérature => Policiers et thrillers
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Mortal Kombat.
Coincée dans un anonymat historique et géographique, Williamstown est une petite ville de l’état de l’Oregon (du moins dans le roman) qui se tient à l’écart de toute activité notoire. On dit qu’elle « se laisse aller », qu’elle prend la couleur de la rouille et qu’elle vieillit doucement, semblable à une vieille femme qui attend la mort dans un branlant rocking-chair. Cette présentation standard d’une ville flegmatique laisse augurer des perturbations conséquentes, puisque chaque événement prend des tournures dramatiques dans un endroit pareil. Au cœur des communautés réduites, la mort a par exemple toujours plus d’impact que dans les métropoles parce que la rubrique nécrologique semble concerner toute la population – parallèlement, il en va de même pour les mariages ou les flirts. Les deuils de village ont des allures de charivari tenace, les fleurs et les couronnes s’accumulent sur les sépultures fraîchement inaugurées ; chacun se sent l’obligé du défunt et il ferait mauvais genre de ne pas y aller personnellement de sa dégaine d’enterrement.
D’un point de vue narratif, le talentueux Grec Christos Chryssopoulos réussit admirablement à concilier l’ambiance quotidienne de Williamstown avec le sous-entendu d’une menace qui rôde. L’inquiétude nous saisit à vrai dire dès le premier paragraphe du livre, où il est mentionné qu’un « événement inédit […] se répéta à quatorze reprises » dans la nuit du 20 au 21 mars 1951. S’ensuit un compte-rendu journalistique du passé de Williamstown, sorte de biographie urbaine succincte, qui remonte la modeste pente événementielle du lieu jusqu’à nous faire pressentir le basculement, le point de chute fondateur qui va modifier de fond en comble les êtres et leur manière d’exister.
Ensuite, alors qu’on s’attendrait à une montée en puissance romanesque de ce réseau d’angoisses contenues, ce n’est pas tant en romancier qu’en documentaliste que Chryssopoulos entretient son sujet. En effet, la construction du roman s’affranchit des sentiers battus du genre puisqu’elle propose non pas une évolution de l’intrigue classiquement chapitrée, mais une succession de variations formelles qui enrichissent l’objet des tourments de Williamstown (comptes rendus, essai de biographie, éphéméride, inventaire de photographies, relation épistolaire et interprétation universitaire). On bénéficie donc d’une multitude d’angles d’attaque pour essayer de comprendre pourquoi, dans la nuit malheureuse du 20 au 21 mars 1951, quatorze adolescents se sont donné la mort. Sans que l’on ne puisse trouver quelque motif convaincant dans le passé de ces jeunes, nous nous en remettons à l’interprétation dans l’espoir de faire parler le moindre indice. Dans cette perspective, c’est moins l’auteur qui travaille à la résolution de ce mystère que le lecteur qui participe activement à la quête de sens impliquée par cette tragédie collective. C’est d’ailleurs toute l’originalité de Chryssopoulos, qui ne tombe pas dans l’écueil du roman qui veut à tout prix apporter des réponses à des questions qui méritent amplement d’être reformulées plutôt que résolues. Nous sommes à ce titre confrontés à un roman aporétique, sans éclairage final, à tout le moins pour ceux qui ne feraient pas l’effort de lire entre les lignes. Certes il n’est pas explicitement fait état des raisons qui ont conduit ces jeunes gens à la mort volontaire, mais il n’empêche que l’étau ne cesse de se resserrer et que l’on termine cette lecture avec l’impression d’avoir mis le doigt sur quelque chose de très malsain. Par esprit de parenté grecque, on pourrait d’ailleurs comparer l’atmosphère de ce roman avec celle que le cinéaste Yorgos Lanthimos met en scène dans ses films – une espèce de placidité bizarre qui souffre de se savoir incertaine et vouée aux plus insistants périls.
En première instance, on part du principe que c’est la ville elle-même qui a suscité l’énergie négative des suicides. On présume qu’il s’agit d’une indolence qui a trop longtemps duré, d’une lassitude redondante qui n’a pu engendrer que l’ennui de vivre. De plus, l’aspect retiré de la ville a pu provoquer la naissance d’un spleen localisé qui se sera peu à peu disséminé dans les plus fragiles consciences. Cette explication de surface n’est évidemment pas satisfaisante. Bien que les suicides aient eu lieu la même nuit, ils ont été commis avec des techniques différentes et rien n’indique qu’il y a eu concertation en amont (il est néanmoins difficile de penser le contraire). Au reste, ce qui se distingue de cette abominable série, c’est que le suicide demeure une affaire personnelle et que les raisons fondamentales qui pourraient l’expliquer sont indécelables. Il est toutefois possible de traiter le suicide comme un fait social passible d’une appréhension objective, et l’on pourrait à cet égard compléter le roman de Chryssopoulos en y ajoutant une étude sociologiquement inspirée de la méthode préconisée par Durkheim (examiner les faits sociaux comme on examine l’environnement dans les sciences de la nature).
Ceci étant, l’auteur ne se perd pas en spéculations sociales. Il nous propose plutôt une incursion plus poussée dans la vie de l’une des victimes de l’épidémie suicidaire. Ainsi le roman nous offre un bref essai biographique de la vie de Betty Carter, suicidée à l’aube de ses dix-neuf ans. La brièveté de ce récit ne fait cependant pas obstacle à la profusion des informations, si bien que plusieurs pistes sont exploitables pour donner une raison valable au geste désespéré de Betty. Il y a peut-être deux raisons essentielles que l’on peut retenir : d’une part Betty a dû affronter la mort précoce de sa sœur Hillary, et d’autre part elle n’a cessé par la suite de confirmer un penchant pour les activités morbides (collection d’insectes morts, rituels afférents, etc.). On apprend du reste que Betty a nourri une passion immodérée pour les âmes, allant même jusqu’à esquisser une théorie des couleurs (les âmes changent de couleur selon qu’elles sont rapprochées ou éloignées d’une âme sœur). Cette appétence pour les âmes n’est en outre pas sans rappeler certains moments de la philosophie de Platon, notamment le mythe d’Er le Pamphylien qui clôture le dernier livre de La République et qui raconte comment les âmes ont à choisir leur vie future. En invoquant une relation privilégiée avec les âmes, Betty se construit les fondations d’un monde intelligible qui suggère une possibilité supérieure, sans doute meilleure que les conditions d’ici-bas. Elle est par conséquent décrite comme étant prise d’une « religiosité envoûtante », laquelle se combine facilement avec ses « macabre[s] occupation[s] ». Amie des morts et intéressée par le « passage de l’au-delà », Betty s’interroge sur la continuation de la vie après l’existence terrestre. Elle fait des âmes des interlocuteurs favoris, mais ceux-ci ne peuvent correctement répondre à ses questions sur le mourir dans la mesure où les réponses seraient inconcevables pour un esprit humain. Cette incapacité, de notre vivant, à pouvoir apprendre quelque chose de décisif sur la mort constitue en outre la trame conceptuelle du roman. On ne renie pas le fait d’avoir mis la main sur plusieurs évidences, mais notre anthologie du savoir de la mort se maintient dans une certaine faiblesse, d’où la frustration consécutive à nos questions laissées en suspens. Néanmoins, puisque la mort est la certitude la plus certaine de la vie et que l’on suppose à bon droit qu’elle contient en elle de quoi nous faire vivre après notre dernier souffle, peut-être qu’il vaut la peine d’aller à sa rencontre plus vite que prévu. Il y aurait ainsi deux éléments de connivence dans le suicide de Betty : d’abord un suicide pour savoir, comme un joueur de poker allonge une mise « pour voir », et ensuite un suicide de certitude, une mise à mort de soi encouragée par la conviction d’un prolongement plus intense de la vie.
Par ailleurs, le suicide de Betty est aussi la preuve que l’on ne peut pas se satisfaire du principe de Montaigne, à savoir que pour connaître une chose, il suffirait de « s’en avoisiner ». Or l’on ne s’avoisine de la mort qu’en troisième personne – si l’on veut savoir réellement ce qui se passe, il faut y aller en première personne, et le moyen le plus radical d’y parvenir est encore de mettre fin à ses jours. Derrière ce fanatisme du suicide, on pense évidemment à plusieurs personnages illuminés de Dostoïevski, à commencer par Kirilov, dans Les Démons, qui argumente longuement sur les raisons qui le poussent à vouloir se brûler la cervelle.
Cette cogitation subjective sur le suicide de Betty est de surcroît augmentée par l’insistance qui est faite sur un autre personnage : Antonios Pearl. Très énigmatique et symbole du modèle de l’errance, Pearl a partagé sa vie entre des considérations métaphysiques oiseuses et une existence de nomade qui l’a vu parcourir bon nombre des états américains. L’examen de ses photographies personnelles est troublant parce que quelques-unes d’entre elles montrent les enfants et les jeunes qui se sont suicidés. On a donc très envie de conclure que les deux séjours de Pearl à Williamstown ont été déterminants dans le cadre de cette tragédie, d’autant qu’il a mis les voiles définitivement le 12 mars 1951, soit quelques jours à peine avant les suicides. Quoi qu’il en soit, ce ne sont là que des hypothèses commodes ; Chryssopoulos nous laisse suffisamment de matière pour nous faire réfléchir un peu plus spécifiquement.
Le roman s’achève d’ailleurs par une longue lettre de Pearl à destination de Betty. Cette lettre est censée répondre à une question de Betty, mais on ne nous en précise pas la nature. On peut toutefois imaginer que l’interrogation portait sur la mort et son horizon infini tant le courrier de Pearl est saturé de propositions simili-philosophiques et d’arguments étranges. Il fait ni plus ni moins l’apologie de la mort, posant que cette dernière incarne la loi de toutes choses, comme si elle était le nomothète ultime du monde. Amant invétéré de la mort, Pearl a sans doute été l’amant intellectuel de Betty, aussi bien qu’il a pu être le porte-parole sépulcral de tous les autres jeunes misérables. Il a entretenu avec eux une « unio mystica » d’un genre particulier, un lien d’élection entériné par une photo datée du 4 août 1950 et sur laquelle on voit les quatorze adolescents qui n’existeront plus d’ici quelques mois. Amant également des théories de la transcendance, Pearl a fait de Betty sa « douce Shunyata » (terminologie du sanscrit qui évoque l’idée de « vacuité », sachant qu’il s’agit d’une vacuité dont la négation renvoie à la « nature absolue de la réalité »).
En fin de compte, tous ces documents aboutissent à une impasse étant donné qu’il est impensable de formuler une explication définitive sur cette cascade de suicides. Retenons éventuellement une alternative : soit Pearl était sincère et les enfants qu’il a côtoyés à Williamstown ont choisi de le suivre dans ses enseignements, soit il n’était qu’un vulgaire gourou qui a semé la mort en abusant d’esprits malléables et il a pris la fuite en reniflant la catastrophe imminente. On ne saurait de toute façon pencher pour l’une ou l’autre de ces suppositions, et la grande générosité de ce roman appelle bien d’autres méditations tant les évidences qui découlent du personnage de Pearl paraissent trop pratiques.
Les éditions
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La tentation du vide, shunyata / trad. du grec par Anne-Laure Brisac
de Chryssopoulos, Christos Brisac, Anne-Laure (Traducteur)
Actes Sud
ISBN : 9782330060633 ; 18,00 € ; 04/05/2016 ; 176 p. ; Format Kindle
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