Un même silence de Bernard Vargaftig
Catégorie(s) : Théâtre et Poésie => Poésie , Littérature => Biographies, chroniques et correspondances
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Evocation des lieux où le poète vécut son enfance pendant l'Occupation
Ce recueil (joliment édité par André Dimanche) se compose de 8 textes indépendants, écrits en prose, qui ont fait l’objet de publications dans des revues poétiques (Ralentir travaux, Po&sie, etc.). Liés par une thématique commune, ils évoquent les lieux de l’enfance de Bernard Vargaftig qui vécut, pendant l’Occupation allemande, avec la crainte permanente des rafles. Obligé de cacher son identité et de se méfier de tous (et notamment des miliciens), il dut apprendre à porter un autre nom que le sien. Ses parents prêtaient constamment attention aux issues et aux possibilités de fuite dans tous les lieux qu’ils fréquentaient et sa mère l’obligeait, lorsqu’ils marchaient tous deux dans la rue, à faire semblant de ne pas la connaître pour qu’il ne soit pas embarqué avec elle dans le cas où elle aurait été arrêtée. Vargaftig ne précise jamais, dans ces textes, si ses parents portaient ou non l’étoile jaune. En tout cas, il exprima toujours un étonnement d’avoir survécu.
Les textes sont très peu narratifs, même s’ils évoquent la vie quotidienne sous l’Occupation d’un enfant qui ne cesse de courir, de se cacher et cherche malgré tout, solitairement ou en groupe, à s’évader par le jeu. Vargaftig ne cherche pas à raconter ou à ressusciter les lieux de son enfance (Toul, Limoges, Nancy, etc.). Dans un va-et-vient permanent entre le passé et le présent, il s’interroge, malgré tout ce qui ne se laisse pas saisir et lui échappe, et malgré aussi l’impossibilité de dire « ce que les phrases ne disent pas », sur ce qui meurt et ce qui reste. La mémoire est pleine de trous et les mots, impuissants à tout dire, ont leur existence propre qui s’impose au poète et l’empêche de ressusciter la présence qui effacerait l’oubli : Il y a dans chaque mot, comme un souffle, comme une étendue de neige, comme quand une craillée d’oiseaux emporte la ville. Je te touche dans chaque mot, je touche ton nom et je touche l’oubli. La poésie naît de ce questionnement sur l’essence du souvenir et du langage, sur le lien particulier qui s’est noué entre lui et des lieux encore hantés par la présence des amis avec lesquels il a joués et des personnes avec lesquelles il a grandi, dans la crainte mais aussi dans la joie d’instants de bonheur partagés.
Le 7ème texte est celui qui évoque le plus explicitement ce désir de retrouver les lieux perdus de l’enfance. Vargaftig adulte se perd dans la petite ville de Buzainces où il cherche, en questionnant fébrilement les passants, à reconnaître les lieux et à retrouver la trace des personnes (notamment Mme Fourré, ouvrière en confection), qui l’accueillirent et l’hébergèrent.
Le rythme de son écriture, aux phrases courtes et pleines de répétition, est haletant comme celui d’une course effrénée. Souvent, les choses sont décrites en mouvement de fuite, comme si elles se dérobaient : l’échappement, le renversement, l’envol, la fuite sont des thèmes obsessionnels, qui font écho aux angoisses, aux tremblements et aux renversements qui saccadent la course du narrateur. Même la lumière est évoquée comme un gouffre qui engloutit ou comme un aveuglement qui dissout la vision. La blancheur d’un drap dans la mémoire. Il n’y a jamais trop de lumière pour de vrai. Quel gouffre tremble dans chaque mot. Je renverse la tête. Tout s’envolait. Nous faisons les oiseaux en V. (…) Il y a les oiseaux dont seule l’ombre bouge. Le gouffre bouge. Chaque mot tremble jusqu’au gouffre. La peur se renverse.
Pour s’apaiser, l’enfant compte : Les mots se cognent contre les murs et le miroir. Je multiplie le silence. Les hirondelles se renversent, l’enfance se renverse, c’est comme la stupeur au milieu de toi, comme ce que fait voir ton nom multiplié par 340, comme où les mots eux aussi se renversent.. Des phrases ou des bribes de phrases récurrentes se répètent inlassablement tout au long du recueil : « je t’aime » « courir et ouvrir les bras » « je t’embrasse » « les oiseaux en V » « j’embrasse ton V » (qui évoque à la fois les oiseaux en vol, les bras levés des enfants, mais aussi l’initiale de ce nom qu’il lui était interdit d’assumer) avec un usage ambigu du « tu », dont on ne sait trop s’il est adressé aux personnes aimées ou aux villes pleines de présence aimées. Les sentiments sont mélangés : le désir de l’homme adulte (« le soulèvement de ta jupe ») se confond aussi, dans l’élan du texte, avec ceux de l’enfance.
Vargaftig sait que son écriture poétique prend source dans ce rapport au monde façonné par les années de guerre, qui ont tissé un lien profondément intime et personnel entre lui et les lieux, entre lui et les personnes aimées.
Il y a si longtemps que les places me traversent. Qu’est-ce que la « poésie » ? Une ville ? Les arcades disparaissent, comme celles de la place des Vosges, à Nancy. Puis son nom. Et ton nom lui-même disparaît dans le langage. Est-ce où ton nom disparaît, et ton foulard ? (…) Alors j’ai su, et toujours plus profondément que jamais je ne te comparerais, que jamais tu ne serais « comme », que rien, pas même un foulard, ne te représenterait. Si la « poésie » existe, c’est ça. (le foulard ici évoqué est celui du jeu de la lune : les enfants sont assis et forment un cercle tandis qu’un autre court autour d’eux avec un foulard qu’il dépose dans le dos d’un enfant assis, qui doit alors se lever et courir à son tour pour rattraper l’autre enfant).
Un seul texte échappe partiellement à cette logique. « Voir la mer » évoque la première fois où l’auteur, à 29 ans, découvre la mer « béante entre le mot qui la désigne et ce qu’il y a d’insaisissable dans son image ». La mer impose sa présence, qui tient à distance celui qui la contemple sans pouvoir la saisir tout entière. Rien ne l’arrête, rien ne l’arrête. Voici toujours, dans cette distance vers toi, un gouffre sans langage et sans image, quand les mots ne disent pas tout ce qui est dit, et quand l’image devient mouvement, échappée, incomparable. / Tellement incomparable qu’elle cesse d’être une image. / Tout tremble à nouveau. Le langage surgit sans dire tout ce qu’il dit, l’insaisissable dans l’image devient comme quand je ferme les yeux. / J’aime cette distance qui n’est d’abord ni langage ni image mais te connaître. Ainsi, la leçon de poésie que la mer enseigne au poète rejoint et prolonge celle dispensée par les villes sur l’acte de nommer : Dire ton nom, c’est brusquement savoir que rien n’a d’image.
Plus qu’un ouvrage poétique, ce recueil est un ouvrage sur la poésie, utilisant les moyens de la poésie. Néanmoins, je le trouve assez éloigné de la poésie de Vargaftig, souvent d’une grande densité et d’une grande économie de moyens, un peu comme celle de par exemple Marcel Migozzi, autre poète dont l’œuvre se nourrit des expériences d’une enfance vécue pendant la seconde guerre mondiale… Même si le procédé d’écriture restitue bien le questionnement et les doutes de l’auteur, il créé aussi des répétitions et un ressassement qui génèrent un peu de verbosité, inhabituelle chez Vargaftif, et de lassitude chez le lecteur. Le recueil est suffisamment court pour être lu d’un trait mais se prête en fait assez mal à une lecture continue.
Les éditions
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Un même silence [Texte imprimé], prose Bernard Vargaftig
de Vargaftig, Bernard
A. Dimanche / Collection Ryôan-ji (Marseille)
ISBN : 9782869160774 ; 18,14 € ; 29/01/2001 ; 73 p. p. ; Broché
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