L'Ultime Auberge de Imre Kertész

L'Ultime Auberge de Imre Kertész
(A végsö kocsma)

Catégorie(s) : Littérature => Européenne non-francophone , Littérature => Biographies, chroniques et correspondances

Critiqué par Cyclo, le 26 juillet 2015 (Bordeaux, Inscrit le 18 avril 2008, 78 ans)
La note : 10 étoiles
Moyenne des notes : 9 étoiles (basée sur 2 avis)
Cote pondérée : 6 étoiles (13 295ème position).
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réflexions sur le vieillissement, l'écriture et la mort

Je viens d'achever "L'ultime auberge", le dernier livre traduit en français du Hongrois Imre Kertész, rescapé d'Auschwitz, et immense écrivain, même s'il se pose à moment donné, dans ce qui s'apparente à une sorte de journal la question : "Une question, dès le réveil : comment ai-je osé écrire des livres, et comment ai-je osé les publier ? L'écriture comme art de se taire". Sans me comparer à lui, je pense que nous nous posons tous la même question, pour peu qu'on ait essayé de publier ! Et il ajoute : "S'il est honnête, un écrivain ne possède rien. Il sait qu'il ne possède ni ne sait rien".
Dans cet étrange livre, on voit l'écrivain vieillissant essayer d'écrire une dernière fiction intitulée justement "L'ultime auberge", dont il nous livre deux versions très différentes, l'une après une première partie de notes de journal ("Secrets dévoilés"), l'autre après d'autres notes de journal, plus tardives, quand il devient octogénaire : "Le jardin des trivialités".
Au début, l'auteur a plus soixante-dix ans, il ressent durement le vieillissement : "Les humiliations physiques de la vieillesse. Je ne l'aurais jamais cru, mais la vieillesse arrive d'un coup. D'un jour à l'autre, presque d'une minute à l'autre. L'attitude physique change soudain, on ne peut rien y faire". Il craint par-dessus tout "le sentimentalisme sénile qui fait larmoyer à la moindre parole aimable". Or, on lui décerne le prix Nobel, ce qui lui vaut de nombreux voyages en Suède, en France, et surtout de séjourner longuement en Allemagne, où il se sent mieux que dans son propre pays, où il continue à souffrir de l'antisémitisme latent.
Il a l'impression parfois d'une sorte de nihilisme : "Rien n'a servi à rien ; je n'ai rien su créer ; la seule et unique réussite de ma vie a été de mesurer à quel point ma vie m'est étrangère". Il nous livre ses réflexions sur les difficultés de l'art littéraire : "en lisant Kafka, on peut avoir honte d'oser écrire soi-même". Surtout dans ce monde contemporain où "la créativité éthique finira probablement par disparaître en tant que valeur, puisqu'elle est le résultat d'une activité solitaire et aristocratique ; seule la bêtise est démocratique, ainsi que les statistiques de vente".
Il vitupère contre les "politiciens qui émergent des eaux troubles des émotions suscitées par la peur et l'hystérie générales [et qui] voudront plutôt exploiter la situation pour affermir leur pouvoir au lieu de chercher de véritables solutions. En d'autres termes : cela ouvre la porte à de nouvelles dictatures qui, sous prétexte de lutter contre une menace, constitueront en premier lieu une menace pour leurs propres citoyens" (tiens donc, on dirait qu'il nous parle de la nouvelle loi liberticide votée en France après les émotions suscitées par les attentats de janvier). Il en remet une couche sur le "grand fiasco européen. Bel ennemi, vilain ami. Les étrangers qu'ils ont accueillis à leur époque libérale sont devenus un fardeau pour eux ; ils se sont donc tournés vers la droite et attendent qu'elle mette de l'ordre, c'est-à-dire qu'elle assigne des limites à la démocratie". Il n'en peut plus du "colonialisme culturel américain qui détruit irrémédiablement l'esprit européen (il faudrait vérifier si ce dernier existe, s'il peut exister) et uniformise les esprits, les vies". Au point qu'il peut constater : "Je suis terrassé par une fatigue épouvantable. J'ai dormi presque toute la journée. J'ai regardé du tennis à la télévision, ce qui prouve la gravité de mon état".
Et surtout, il évoque le vieillissement et "le souffle froid de la mort" à maintes reprises. Il est effrayé par "la laideur de la vieillesse", quand "l'inutilité te cerne de toute part", véritable "mort spirituelle [par] raréfaction des contacts humains, absence de stimulation, aplatissement". Il note qu'il "est difficile de continuer, difficile de retrouver une vie ordinaire, d'accepter les jours qui s'abrègent, quand l'aube contient déjà le crépuscule proche". Il se sent pourtant toujours vivant, mais que faire contre "la vieillesse, cet état insupportable du corps, alors qu'on est habitué longuement à la jeunesse, puis à l'âge mûr, où les changements se produisent assez lentement pour passer inaperçus. […] vous constatez pour ainsi dire d'une minute à l'autre que vous ne pouvez plus marcher que voûté, que vous avez mal aux genoux, que vous ne pouvez pas dormir, que votre capacité de concentration diminue, que votre érection est déficient ; […] les années sont comptées, le verdict est tombé, il dit qu'on vous a assez vu et qu'il vaudrait mieux ne pas faire appel, ce serait gaspiller le temps qui reste, et d'ailleurs que feriez-vous de ce corps devenu étranger, de désirs inassouvissables ?"
On devient dépendant des autres : lui qui n'a jamais voulu avoir d'enfants, il se trouve malgré lui embringué dans les affaires familiales de sa compagne, et on croirait lire André Gide : "La famille comme clan, les psychoses causées par la famille, le "sang", la descendance, la continuité, tout cela m'énerve". Finalement, la vie de couple est difficile : "Entre deux personnes qui vivent ensemble depuis longtemps s'élabore peu à peu un mécanisme de contact, outil parfait de malentendus et de méconnaissance mutuelle qu'on ne peut ni ne veut plus changer. Car on utilise toujours l'autre et ainsi, on ne le connaît que pour autant qu'il est utilisable, voire manipulable. Tout changement signifierait une révolution et il est rare qu'on soit d'humeur révolutionnaire ; sans parler des risques et fatigues qui vont de pair avec la connaissance de l'autre".
Reste l'art pourtant, même s'il dit avoir "toujours considéré [son] art comme une distraction solitaire qui ne concerne que dans une très faible mesure le prétendu et inexistant lecteur". Et la vie qui continue : "On emporte partout sa vie avec soi. Diriger la barque vers la fin. Mesurer l'importance de toute chose à l'aune de la mort". Et peut-être le pessimisme du vieillard qui en a peut-être trop vu (Auschwitz, le communisme) : "sur cette terre, le destin de l'homme se résume à détruire toute tendresse, toute beauté, tout ce qui est plus faible et plus fragile que lui". Et enfin, l'approche de la mort, qui devient dans le grand âge "une réalité, une simple question pratique", qui exige de chaque individu "un style particulier" pour établir un rapport avec elle. Le vieil écrivain garde encore toute sa lucidité quant au "sentiment d'inutilité" : sans doute "il ressemble à de la modestie, mais en définitive, c'est comme quand on se surestime".
Et c'est dans les notes que l'auteur puise les idées – et même les phrases – qui vont nourrir son essai de fiction, dans ses deux avatars : "L'ultime auberge", qu'on savourera en contrepoint des notes de journal. Un très grand livre. Attention, d'une lecture austère...

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Sombre regard

8 étoiles

Critique de Poet75 (Paris, Inscrit le 13 janvier 2006, 68 ans) - 8 juillet 2023

À l’instar d’un Thomas Bernhard (1931-1989) en Autriche, le hongrois Imre Kertész (1929-2016) se distingua, entre autres, par sa critique acerbe de son propre pays et de ses propres compatriotes. Juif, déporté en 1944 à Auschwitz puis transféré à Buchenwald, il écrivit, au cours des années 1960, son « roman autobiographique » sur l’expérience des camps de la mort, intitulé Être sans destin, livre qui, après avoir été accueilli petitement à sa sortie, fut véritablement découvert à sa réédition en 1985 pour devenir son ouvrage le plus célèbre.
Néanmoins, on doit à Imre Kertész bien d’autres livres que celui que je viens de citer. L’ultime Auberge est son ouvrage testament, le dernier livre qu’il fit paraître, en 2014, deux ans avant sa mort. Âgé et atteint de la maladie de Parkinson, l’écrivain s’était cependant attelé à la rédaction d’un nouveau roman, un roman qu’il n’eut pas la force d’achever. Le livre qu’il fit, en fin de compte, paraître, rassemble donc, en un tout, les ébauches du roman en projet et des fragments d’un journal qu’il tint durant ces années-là. Or, ce qui aurait pu n’être qu’un objet hybride se présente, au contraire, à nous lecteurs, comme un témoignage harmonieux et touchant sur les dernières années d’un grand écrivain incapable de mener à terme son ultime projet.
Pas de faux-semblants, pas de détours inutiles, pas de fausses hontes chez Imre Kertész : « les humiliations physiques de la vieillesse », « le combat acharné contre la déchéance », il les enregistre, tout comme il consigne combien il lui devient difficile d’écrire : « Mes pensées grelottent, écrit-il. Le roman est au point mort. » Mais ces limites, si elles sont réelles, ne le restreignent pas au point de ne plus pouvoir rien exprimer de pertinent. Au contraire, que ce soit dans les fragments du journal ou dans l’ébauche du roman, le regard de Kertész reste d’une rare acuité, en particulier chaque fois qu’il est question des Juifs et du sort qui leur est réservé. Car, et il revient souvent sur ce sujet, de manière obsessionnelle, pour lui, le projet d’extermination des Juifs n’est pas du domaine de l’histoire, du passé, mais aussi du présent et du futur. « Quand Israël sera détruit, écrit-il par exemple, viendra le tour des autres Juifs ».
Il faut le préciser, le regard d’Imre Kertész sur le monde, tout comme sur lui-même, est sans aménité, presque uniformément sombre, pour ne pas dire désespéré. Pour lui, « l’histoire ressemble de plus en plus à un scénario américain débile », comme celui de Goldfinger, le film de la série des James Bond. Sa philosophie, si l’on peut employer ce mot, il la résume plus ou moins à la page 44 de L’ultime Auberge en ces termes : « Il n’y a aucune miséricorde, ni dans Dieu ni dans ses créatures. Le principe fondamental de la vie, c’est la méchanceté. Et l’homme se berce de l’illusion qu’il aura la vie éternelle pour avoir œuvré à la survie de l’espèce. »
Il convient, cependant, de ne pas trop se laisser impressionner par la noirceur de propos de ce genre. Un lecteur attentif remarquera que les déclarations très pessimistes de Kertész sur l’état du monde ou sur le devenir de l’humanité sont tempérées, de manière très concrète, par de nombreuses notes sur ce qu’observe l’auteur ou sur ce qu’il apprécie en dépit de tout. Ainsi, à Berlin, où il séjourne de plus en plus souvent, plutôt qu’à Budapest, il observe la présence d’un clochard et s’inquiète de lui lorsque, pendant plusieurs jours, celui-ci disparaît. Ou, dans un tout autre registre, on remarquera combien Kertész continue d’apprécier la musique, celle de Bartok, celle de Beethoven, celle de Mahler, et combien il aime à fréquenter Ligeti et, surtout, Daniel Barenboïm. Et puis, l’on sera certainement touché par les marques d’attention de Kertész envers sa femme Magda.
Avec Ligeti, curieusement, les relations se font plus distantes à partir du jour où Kertész reçoit le prix Nobel de Littérature (2002). Quoi qu’il en soit, on ne saurait définir une personnalité comme la sienne uniquement sous l’expression d’ « homme atrabilaire ». Ce serait injuste, même s’il est vrai que nous avons affaire à quelqu’un qui voit presque tout en noir. Pour lui, par exemple, l’Europe se suicide en ouvrant trop grande la porte aux musulmans. La démocratie lui paraît « stupide » et, cependant, il s’inquiète de la montée du nationalisme et du racisme, entre autres dans son pays, la Hongrie. Qu’écrirait-il aujourd’hui en constatant combien l’état du monde s’est encore dégradé ?

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