Les vieux fous de Mathieu Belezi

Les vieux fous de Mathieu Belezi

Catégorie(s) : Littérature => Francophone , Littérature => Romans historiques

Critiqué par Kaftoli, le 1 juillet 2015 (Laval, Inscrit le 29 mai 2010, 59 ans)
La note : 8 étoiles
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La démesure coloniale d'Albert Vandel ou une histoire de la domination française en Algérie

J'ai découvert Mathieu Belezi, en 2008, avec son magnifique roman C'était notre terre, dont le rythme, l'écriture, la narration à multiple point de vue m'avaient conquis. L'histoire se concentrait sur le destin d'une famille de colons français, riches propriétaires terriens, en Algérie. Cette fois, avec Les vieux fous, Belezi propose un autre point de vue, unique, celui d'Albert Vandel, être extravagant, imposant, qui incarne toute la barbarie de l'histoire coloniale française. Les diverses époques communiquent entre elles, grâce à la longévité fantasmée du protagoniste.
Résumer les 500 pages ne peut rendre complètement justice à cette œuvre. Disons que le délire romanesque se concentre sur le point de vue singulier d'un puissant colon français qui, aux tout derniers jours du règne colonial français, s'enlise dans une résistance folle au changement. Il est sourd aux conseils que se risque à formuler la servante soumise, au tout début du roman : « Arrêtez de délirer , monsieur Albert, et laissez plutôt l’Algérie redevenir algérienne. » (p. 62) Il raconte avec une fierté terrible ses 132 années de règne, de cruauté, d’abus… Sa déchéance est soulignée par les 140 kilos qui gonflent ses formes, comme si sa propre chair voulait en imposer encore et encore; elle est soulignée aussi par les vieux, qui se sont barricadés avec lui dans la forteresse Saint-Léon et dont le corps supporte à peine le poids des années, se déglingue, pour l’un, c’est la surdité; pour l’autre, c’est la mâchoire qu’il faut replacer; pour Vandel, c’est tout le corps qui est cloué à un fauteuil roulant. Ironiquement, le quotidien de ces fous dépend exclusivement des soins attentionnés des personnes à qui ils ont tout pris. Ouhria, la fidèle servante de Vandel, est la principale destinataire du récit que fait l’ogre décati, jadis tout puissant.

Comme dans C’était notre terre, le travail textuel se caractérise par un usage singulier de la ponctuation. Le point qui devrait ponctuer la fin de la phrase vient marquer la fin des différentes sections ou chapitres du roman (on le retrouve aussi très rarement, dans quelque dialogue, si rarement d’ailleurs qu’on aurait l’impression qu’il s’agit là d’une coquille). Mais dans Les vieux fous, c’est un narrateur qui s’exprime au je, c’est Albert Vandel… La seule exception à ce point de vue narratif survient au milieu du roman (p. 172 à 298); la narration devient alors extérieure, à la troisième personne, tout en se concentrant toutefois à la description des frasques et la description de la folie cruelle de Vandel Ier et les tout débuts de la colonisation. Le témoin principal des horreurs décrites n’est plus Ouhria, mais les palmiers, les oiseaux, les alligators, la terre algérienne…
On comprend bien ici qu’il y a peu de nuances dans le propos dur, ce qui rend l’expérience de lecture exigeante. Il y a bien quelques passages hyperboliques qui font sourire, quelques anecdotes grotesques (Vandel dont le derrière enflé est prisonnier d’un fauteuil) qui modulent un peu le ton d’ensemble, mais le tout étourdit, prend aux tripes, provoque. Bélezi offre un texte qui ne fait pas dans la dentelle ni dans la demi-mesure. Il plonge le lecteur dans la fange, lui fait sentir l’odeur de la corruption, du sang, de la cruauté. Si certains passages semblent surréalistes tant le discours raciste est révoltant, tant la violence est répugnante, il faut savoir qu’ils proposent une mise en scène de ce qui s’est réellement dit ou commis. Une note de l’auteur nous en informe, à la toute fin : « Découverts dans les deux volumes du Centenaire de l’Algérie, de Gustave Mercier, les discours prononcés par les personnalités de tous bords à l’occasion de la visite du président de la République française m’ont paru si édifiants que je n’ai pas résisté à la tentation d’en reproduire quelques extraits dans mon roman.» Dans un article paru dans le site Jeune Afrique en 2011, la journaliste Leïla Slimani cite Belezi : « Et pourtant, je n’en ai absolument pas rajouté. Tout ce que je raconte a existé, je n’ai rien inventé. On coupait des têtes pour impressionner les villageois, on enfumait des tribus dans les grottes, on vendait les femmes. La colonisation a été une effroyable tragédie ». (http://jeuneafrique.com/189713/culture/… )
Pour lecteur averti : une écriture solide au service d’un récit d’une grande violence. Un personnage gargantuesque, au discours interminable, qu’on voudrait faire taire, comme Ouhria, qui n’en peut plus et qui réclame ponctuellement le silence : « Foutez-moi la paix, monsieur Albert. » Certains reprocheront au romancier d’avoir opté pour un point de vue à la limite du caricatural; personnellement, je sors du roman, bouleversé par le sort réservé aux populations autochtones.

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