Qu'est-ce que le mal, monsieur Haneke ? de Eric Dufour

Qu'est-ce que le mal, monsieur Haneke ? de Eric Dufour

Catégorie(s) : Sciences humaines et exactes => Philosophie

Critiqué par Gregory mion, le 20 avril 2014 (Inscrit le 15 janvier 2011, 41 ans)
La note : 10 étoiles
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La critique sociale dans l'oeil de Michael Haneke.

Consacré ces dernières années au Festival de Cannes, Michael Haneke méritait une étude aussi sérieuse et exhaustive que celle que vient de publier Éric Dufour. Ce livre fait coexister des problèmes de cinéma et de philosophie, partant du principe simple que Michael Haneke, à la base, a été formé à la discipline philosophique lorsqu’il était étudiant. Ainsi n’est-il pas incongru d’imputer aux films du cinéaste des intentions et des idées, d’autant qu’elles sont appuyées ou bien par les propos mêmes du réalisateur, ou bien par d’autres examens significatifs de l’œuvre, le tout étant soigneusement indexé par É. Dufour. Certes les possibilités de commentaires étaient grandes, sinon infinies devant une œuvre aussi aboutie, mais les connaisseurs ne contesteront pas l’angle d’attaque choisi : l’axe dominant du cinéma de Haneke se préoccupe d’établir un site esthétique de la critique sociale afin de prélever dans le monde les différentes modalités du Mal.
La première manifestation d’une critique sociale dans le cinéma de Haneke repose sur un important dispositif de réification, à savoir que les personnages sont démunis de ce qui d’ordinaire constitue la subjectivité d’un individu. Réduits au mouvement des circonstances et aux humeurs du monde, les personnages ne sont plus des personnes, ce sont des agents inertes, des êtres qui accusent la pesanteur des événements (pp. 13-5). Pour illustrer cet appareil réifiant, É. Dufour s’attarde à juste titre sur le film Le Septième Continent, qui insiste sur la décroissance de toute intersubjectivité, mettant en scène des relations de plus en plus catatoniques, ce qui revient à montrer des relations qui s’inscrivent progressivement en dehors des repères de l’humanité (p. 18). Il s’agit de faire le constat de la société néolibérale. En transformant de fond en comble les relations humaines, le néolibéralisme, au fur et à mesure que son pouvoir de gouvernance tacite s’est agrandi, a jeté dans les esprits la certitude que ce modèle ne pouvait plus être renversé, voire qu’il était le modèle le plus souhaitable pour cohabiter. Par conséquent, si la société est devenue indestructible, la seule option possible qui se détache est celle de la mort volontaire (p. 30). Avec Le Septième Continent, Haneke nous dévoile une famille qui décide de se suicider, avec cette nuance terrible que ce sont les parents qui décident à la place de leur petite fille, justifiant de ce point de vue une certaine conception du libre arbitre : ce sont les adultes qui ont les responsabilités, autrement dit ce sont les forts qui sont toujours habilités à prendre une décision au nom de ceux qui n’y ont pas droit ou qui ne sont pas en état de décider. Cette distribution des pouvoirs, typique des sociétés néolibérales, se retrouve pratiquement dans tous les films de Haneke (le mari qui tue sa femme impotente dans Amour, l’enfant qui se fait assassiner en premier dans Funny Games, et plus globalement encore les animaux qui sont constamment en situation de vulnérabilité, de même que les immigrés qui essaient de se frayer une trajectoire au sein d’une Europe politiquement souffrante).
Pour autant, la représentation de ces chosifications n’obéit pas à quelque chose de systématique dans la manière de filmer. Même si les films sont formellement parfaits, leur perfection dépend moins d’une impression d’enchaînement des péripéties que d’une capacité à mettre le hasard en scène, ceci par le biais d’un rassemblement inattendu de chaînes causales disparates. Cette confluence de personnages et d’événements est en partie facilitée par le fait même que les personnages relèvent d’une psychologie rudimentaire. Ce sont des gens qui vont et qui viennent ; ils ne sont pas surchargés d’indices biographiques, pas plus qu’ils ne sont sur-catégorisés par la place qu’ils occupent dans les plans. À l’inverse du cinéma standard où la figure du meurtrier, par exemple, sera presque toujours explicitée par de longues incursions dans son passé, le cinéma de Haneke fait surgir la violence hors de toute épaisseur temporelle. À la limite, on pourrait dire de ce cinéma qu’il a congédié le temps long de l’Histoire, sans doute à dessein de se localiser dans la brièveté du temps de la vie, avec ses fragmentations, ses irrégularités et ses hasards concomitants. É. Dufour se concentre d’ailleurs fortement sur la nécessité d’une narration fragmentée chez Haneke (p. 30 et pp. 87-105). On est en présence d’un cinéma qui se règle sur la dynamique accidentée de la vie. Dans cette perspective, l’objectif n’est pas tant de présenter une série de questions accompagnées de leurs réponses, mais plutôt d’accumuler les énigmes, de spatialiser les personnages dans des lieux qui ne se donnent pas comme des solutions narratives patentes, et partant de désorienter le spectateur pour que celui-ci ait la sensation que ce qu’il regarde dans le film s’ajuste aux séquences d’une vie réelle (p. 95). Au final, il y a bien quelque chose comme une totalité qui émerge, mais elle ne se délivre pas entièrement (p. 105). Ce que les personnages ont perdu d’autonomie et de psychologie par l’entremise de la densité sociale, les spectateurs en bénéficient. C’est au spectateur de se figurer les manquements de la narration ou les interrogations des personnages, parce que les questions de société n’appellent ni des réponses définitives, ni l’application d’une thèse. É. Dufour parle avec raison d’un cinéma de l’ouverture, ce que nous complétons volontiers en arguant d’un cinéma de la compossibilité – le contenu de la fiction participe aux archétypes de chaque monde que transporte en lui chaque spectateur.

Le modèle de ce cinéma pour ainsi dire participatif est soutenu par un ensemble de personnages récurrents (pp. 31-48). Il y a d’abord les immigrés, qui sont des curseurs de la différence, qui sont toujours culturellement situés, et qui de surcroît incarnent des occasions d’altérité (p. 33). Ce sont des exclus qui nous renseignent sur le degré de flexibilité de l’Europe. Vecteurs d’une « petite histoire », les immigrés, comme tous les autres exclus des films, conspirent à la « grande Histoire » du Vieux Continent (pp. 61-2). C’est pourquoi Haneke adopte souvent une stratégie de redoublement des images : au-delà de ce que l’on voit à l’écran, il y a également les images indépendantes de la narration, en l’occurrence les images des informations télévisées, qui fonctionnent à l’instar d’un régime iconographique objectivant. Les images des actualités se superposent à la critique sociale du film ; elles définissent le discours officiel des normes en vigueur, accentuant d’autant plus le processus de réification qui vide les singularités de leur substance. Et puisque les informations télévisées ont tendance à filmer la guerre, elles proposent de la sorte des images qui suggèrent une extension de ce qui se passe dans les micro-relations de chaque film – les gens sont à la peine parce que le monde est malportant, sans compter que la caméra de la télévision restitue ce qui est loin, alors même qu’on s’évertue à ignorer les calamités de proximité (p. 63). Ce déséquilibre de la vision des malheurs est particulièrement mis en exergue dans le film Code Inconnu. L’incommunicabilité qui caractérise les sociétés néolibérales repose sur le paradoxe suivant : alors que nous n’avons jamais autant eu accès à l’information, nous n’avons jamais paru aussi isolés et aussi inhibés dans les relations humaines.
En outre, la situation précaire des immigrés se complète par le portrait de ceux qui sont catalogués comme étant des êtres sans défense (les enfants, les animaux et les vieillards). Tous ces personnages sont expulsés a priori des lignes de force qui fondent la société. Ils sont en quelque sorte pré-déshumanisés, désignés comme les « autres » d’un monde qui ne tolère que les individus censément actifs. Il y aurait d’un côté les agents, et d’un autre côté les agis. Virtuellement dépourvus de parole, de mémoire et d’Histoire, les enfants, les animaux et les vieillards sont niés en tant que valeurs humaines. Ce sont les « immondes », les gens du hors-monde, ceux qui dépendent des organisations et des institutions fomentées par les forts, par ceux qui peuvent se réclamer d’un indice suffisant de vitalité. En pareil contexte, il va de soi que les personnages féminins sont minorés. Les hommes sont les seuls « arbitres régulateurs » (p. 41). Ils jouent les règles d’une société traditionnellement patriarcale, et lorsque les rôles s’inversent parfois, comme c’est un moment le cas dans La Pianiste, la situation apparaît très vite intenable pour l’agent masculin à qui il revient de délimiter les lois de la sexualité, c’est-à-dire les normes de la domination (p. 45). Ces dispositifs d’exclusion tendent à se focaliser sur « l’obscène », donc sur ce qui est situé à rebours de la norme et des standards bourgeois (p. 48). En délimitant de façon aussi abrupte et aussi régulée ses « autres », la société néolibérale formule ses représentations du Mal, elle pose des discours qui s’intériorisent et qui finissent par créer dans les mots une insupportable violence symbolique.
On entre par conséquent dans le registre de la violence ordinaire qui se perçoit comme une collaboration de tout le monde (p. 51). L’intériorisation de ce schéma de violence empêche quiconque d’agir en opposition. La continuité de la réification est telle que le personnage se transforme en spectateur amorphe du monde (p. 54). Ceci engendre un phénomène massif de désengagement de soi. Non seulement les personnages sont condamnés à se percevoir en fonction de ce qui les arrache d’eux-mêmes, mais ils sont aussi condamnés à ne plus du tout pouvoir revenir à ce qu’ils ont pu être (p. 58). Ils sont contemporains de l’époque des rapports strictement marchands. Une main invisible les actionne et les valorise. Étant donné que leur vie est à faible prix, leur mort procède d’une disparition qui n’a guère de conséquence que dans la tête du spectateur, puisque c’est à nous de réinvestir la valeur de l’humain à l’endroit même où le cinéma nous en exhibe la négation. De plus, l’acte de revalorisation du critère humain prend une importance capitale dès lors que la mort est susceptible d’être causée par un Mal totalement irrationnel, totalement incommensurable à ce qui nous rassure. C’est ce qui arrive dans Funny Games : les deux assassins donnent la mort comme si c’était un jeu d’une banalité affligeante, d’où leur envie constante de rendre les règles de la mort chaque fois plus attractives (p. 69). Ils font de l’assassinat un jeu très perturbant car ils savent pertinemment qu’ils font le Mal conformément à la loi morale, toutefois ils s’en délectent – ils repoussent l’instant de la mort afin de mieux profiter de la peur des victimes, comme s’ils voulaient épuiser les ressources d’un coffre de jouets vivants. Mais dans la mesure où Haneke fait de la société l’agent principalement destructeur de ses personnages, il n’a pas besoin de filmer la mort les yeux dans les yeux. La dernière extrémité de la violence, à savoir la mort, est laissée dans le hors-champ. Ce sont les actes mentaux des spectateurs qui doivent reconstruire ce que les films ne montrent pas (p. 74). Qui plus est, selon Haneke, la mort filmée en direct sonne toujours faux (p. 75). Il s’ensuit que la violence physique ne compte pas car l’essentiel de la violence repose dans les discours. Ce sont les discours des psychopathes de Funny Games, les mots épistolaires de la pianiste, les règles de conduite dans Le Ruban Blanc, les silences de Code Inconnu, autant de manifestations d’un λόγος de la violence qui irriguent la société et qui débordent dans les consciences de ceux qui tentent vaille que vaille de se faire citoyens.

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  Contre le cinéma d'Haneke 1 Dimitriweb 10 juin 2015 @ 21:56

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