Vieillir, dit-elle : Une anthropologie littéraire de l'âge de Martine Boyer-Weinmann

Vieillir, dit-elle : Une anthropologie littéraire de l'âge de Martine Boyer-Weinmann

Catégorie(s) : Sciences humaines et exactes => Critiques et histoire littéraire , Sciences humaines et exactes => Essais

Critiqué par Cyclo, le 9 février 2014 (Bordeaux, Inscrit le 18 avril 2008, 78 ans)
La note : 10 étoiles
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N'ayons pas peur de vieillir !

Il y a des livres comme ça, qui vous donnent envie d'exister – et de durer. Je suis sorti revigoré de la lecture de "Vieillir, dit-elle : une anthropologie littéraire de l'âge", magnifique essai – ardu tout de même – de Martine Boyer-Weinmann. Grâce soit rendue à ma bibliothèque de quartier, dont le fonds est d'une richesse et d'une variété inouïes et qui ne se contente pas d'entasser des best-sellers pour habitués du « vu à la télé ».
Avant tout, c'est un livre qui m'a ouvert bien des pistes de lectures : Jean Améry, Bélinda Cannone, Antoine Vivaud (dont je n'avais jamais entendu parler), Noëlle Châtelet, Hélène Cixous, Régine Detambel, Serge Doubrovsky, André Gorz, Benoîte Groult, Nuala O'Faolain, Dominique Rolin, Olivia Rosenthal (que je n'avais jamais lus), Colette, Annie Ernaux (sur lesquelles j'écris, précisément), Simone de Beauvoir... J'ai presque de quoi lire pour plusieurs mois.
C'est au travers de la création littéraire, en utilisant l'anthropologie, la philosophie ou la psychologie, aussi bien que l'analyse littéraire, que Martine Boyer-Weinmann explore les mystères du vieillissement et de la vieillesse, surtout du point de vue de l'écriture des femmes écrivains. C'est qu'il y a une différence entre les sexes. Ainsi Bélinda Cannone, dans "La tentation de Pénélope" (Stock, 2010) note : "Il m'a donc expliqué, au bout de quelques phrases (je devais m'étonner de sa jeunesse conquérante), qu'il aimait « les femmes mûres ». Ça m'a fichu un petit coup. Bon, voilà où j'en étais. Séduisante (pour lui) mais (ou et) mûre. Fin de parenthèse". Alors qu'en général, l'homme mûrissant, avec ses tempes argentées (et son portefeuille supposé généreux), ne semble pas avoir de mal à franchir le cap de la cinquantaine. Il est vrai que dans le même livre, on trouve : "Avec toutes nos obligations, soyez belles, soyez désirables, avec tout notre propre désir d'être désirables, comment vieillir ? Comment prendre ce camouflet du temps, ces injures lentes puis qui s'accélèrent ?"
Si George Sand fut dès le XIXe siècle une pionnière de la reverdie sexagénaire : "Me voilà très vieille, je parcours gentiment ma soixante-cinquième année. Par une bizarrerie de ma destinée, je suis beaucoup mieux portante, beaucoup plus forte et plus agile que dans ma jeunesse ; je marche plus longtemps, je veille mieux ; je m'éveille sans effort après un sommeil excellent. Je suis restée souple comme un gant. […] Je me baigne dans l'eau glacée et courante avec un plaisir extrême, je ne m'enrhume plus. Je ne sais plus ce que c'est que les rhumatismes. Je suis calme absolument, une vieillesse aussi chaste d'esprit que de fait, aucun regret de la jeunesse" ("Journal intime", Slatkine, 1981), suivie par la formidable Colette (relisons "Chéri" ou surtout l'admirable "La naissance du jour"), aujourd'hui, on peut en voir la perpétuation à travers les œuvres d'Hélène Cixous, de Dominique Rolin ("Renoncer serait une erreur de plume que je corrige aussitôt. Renoncer est un des mots les plus ignobles qui soient", dans "Le futur immédiat", Gallimard, 2002) ou de Benoîte Groult ("L'essentiel est de se réveiller dans le silence de ses organes, R.A.S. constituant comme en 14-18 le plus beau bulletin de victoire sur la mort", dans "La touche étoile", Grasset, 2006), comme un réveil à la fois corporel et mental que procurent les plaisirs de l'écriture, comme conjuration à la décrépitude et à la mort.
Cela, Bachelard, cité par l'auteur, l'avait annoncé dès 1961 dans "La flamme d'une chandelle" : "En somme, tout compte fait des expériences de la vie, des expériences écartelées, écartelantes, c'est bien plutôt devant mon papier blanc, devant la page blanche placée sur la table à la juste distance de ma lampe, que je suis vraiment à ma table d'existence". Écrire, ajoutait-il, c'est se mettre "en tension vers un avant, vers un plus-avant, vers un au-dessus, […] dans l'invraisemblable besoin d'être un autre, un plus qu'être". À ce sujet, Martine Boyer-Weinmann suggère que écrire est supérieur à lire : "lire a trop directement partie liée avec la « passivité » méditante d'une durée pour permettre un soulagement régénérateur. Écrire engage plus de fonctions créatrices en assurant plus de suspens". Peut-être, pourtant, la lecture engage aussi, et tous ces vieux écrivains, parfois nonagénaires, sont aussi de grands liseurs.
J'ai noté cette question qui me concerne tout à fait : "quand faudra-t-il cesser d'acheter des livres avec l'espoir de les lire avant de mourir ? Le temps du retraité se compte en livres lus, mais surtout à spéculer sur le temps de lecture probable devant soi". Puisque non content de continuer à emprunter des livres à différentes bibliothèques, j'en achète effectivement beaucoup. Or, je sais que mon temps de vie – et donc de lecture – s'amenuise un peu plus chaque jour. Quelle importance ? Je sais bien qu'on ne peut pas tout lire, même si la lecture me semble d'une importance capitale pour ma survie. Et je sais que lecture et écriture sont absolument liées, entrelacées, enchevêtrées, imbriquées. Les journaux, lettres ou mémoires d'écrivains (George Sand, Gustave Flaubert, André Gide, Virginia Woolf, Charles Juliet, Simone de Beauvoir, par exemple) montrent que ce sont aussi de très grands lecteurs.
En tout cas, outre les nombreuses pistes de lectures offertes, ce livre m'aide à mieux comprendre mon état actuel, qui est celui du vieillissement – à ne pas confondre avec la vieillesse : "ma vieillesse m'attend, aucun moyen de lui échapper ; déjà je l'entrevois au fond du miroir", note l'héroïne du roman de Simone de Beauvoir, "Les Mandarins" (Gallimard, 1954). Gide, alors âgé de soixante-et-un ans, notait dans son "Journal" le 19 juin 1930 : "J'ai grand effort à faire pour me persuader que j'ai l'âge aujourd'hui de ceux qui me paraissaient vieux quand j'étais jeune".
À notre époque de « jeunisme » abusif, un tel livre peut montrer que rester vivant dans sa vieillesse, ce n'est pas forcément la nier en subissant des liftings nombreux (cela, c'est vouloir paraître jeune), c'est être encore capable de mener à bien des projets de toutes sortes (ainsi Dominique Rolin ne renonce pas à continuer à passer quelques mois chaque année à Venise, à plus de quatre-vingt-dix ans), c'est se rendre compte que "le vieillissement [peut être] un surplus de disponibilité à la sensation, à la caresse, un accroissement de condensation et d'attention donnée au monde extérieur, et surtout intérieur", c'est se "poser la question des limites, de la frontière entre Soi et l'Autre, entre l'Humain et le non Humain", c'est retrouver, par le don de soi (lire Hélène Cixous, et la façon dont elle s'occupe de sa mère), par l'art ou par l'écriture, "une danse rythmée du quotidien et une action de grâces, une autre façon d'aimer".
C'est aussi et sans doute surtout, "séparer ce qui est aujourd'hui de ce qui autrefois fut", que note Olivia Rosenthal dans "On n'est pas là pour disparaître" (Verticales, 2007). Et se placer dans « l'étonnement d'être » du peintre nonagénaire Jean Bazaine, cité aussi par l'auteur.

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