Les démons de Gödel : Logique et folie de Pierre Cassou-Noguès
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Essai sur la philosophie de Kurt Godel, interrogeant les liens entre le génie et la folie...
Cet essai de Pierre Cassou-Noguès se distingue par le ton engagé de l’auteur qui, loin des conventions universitaires, assume d’écrire à la 1ère personne et, en même temps qu’il présente et analyse l’œuvre philosophique de Kurt Gödel, dévoile au lecteur ses interrogations, ses doutes et ses étonnements. Le livre contient de petits apartés qui permettent au lecteur de comprendre les difficultés d'un travail de recherches fait de longues heures à consulter les notes manuscrites de Gödel, qui n'a jamais exprimé de manière explicite sa pensée philosophique sauf auprès de H.Wang, qui fut un de ses étudiants et le principal interprète de sa pensée. Les écrits de Gödel sont conservés dans la bibliothèque de Princeton, dans une vingtaine de boîtes léguées à l’université par Adèle Gödel, l’épouse de Kurt, qui a préalablement détruit certains documents personnels (comme des lettres entre Gödel et sa mère). Un couple, John et Cheryl Dawson, a entrepris un recensement des notes, dont certaines sont écrites selon une méthode sténographique désuète fondée sur un codage des phonèmes allemands (le Gabelsberger), qui n’est plus enseignée et utilisée. La lecture est donc très difficile, d’autant que la masse des notes constitue un labyrinthe fait d’annotations, de considérations, de révisions, etc. qui se font parfois écho à des années d’écart… Pour le chercheur, cette lecture ardue est passionnante car elle lui donne le sentiment d’une proximité avec Gödel et lui permet de s’immiscer dans la genèse de sa pensée. L’auteur parsème ainsi son étude d’anecdotes, de récits de rêve et de réflexions personnelles sur Gödel ou l’écriture du livre. Le livre s’ouvre et s’achève de manière onirique sur des récits de rêve suscités par les « démons » de Gödel…
Au milieu du XIXème siècle, la logique, qui est une discipline de la philosophie, devient de plus en plus mathématique. Kurt Gödel est de ceux qui ont radicalisé cette transformation en faisant de la logique une branche des mathématiques. Néanmoins, Gödel a énormément écrit de textes philosophiques car les mathématiques, selon lui, ne suffisent pas à épuiser la logique ; il est des thèmes et des vérités logiques qui résistent au formalisme mathématique. En fait, Gödel est, à la fois, un logicien de génie et un être dont on dit usuellement qu’il est fou (phobie des gaz, peur constante d’être empoisonné, régime à base de beurre, croyance aux anges et aux démons et à la supériorité de ces derniers, etc.). Toute sa vie, il a essayé, par sa profondeur d’esprit et sa rigueur de logicien, d’étayer sa folie sur une base logique capable d’assurer la cohérence de ses certitudes. Ses textes philosophiques n’ont jamais été publiés car Gödel se méfiait de ses contemporains. A partir de 1940, après avoir quitté l’Autriche, il trouve refuge aux USA, à Princeton, dans une fondation financée par deux milliardaires qui cherchent à donner aux grands génies du siècle la possibilité de travailler librement sans souci matériel. Il y fréquente Einstein, qui aime se promener avec lui, et se consacrera, jusqu’à sa mort accélérée par un désordre alimentaire grave, à ses travaux philosophiques.
1. La philosophie de Gödel
Le théorème d’incomplétude, que Gödel énonce dans les années 30, démontre que tout système axiomatique formalisable (comme l’arithmétique) contient des propositions indécidables dont la vérité ou la fausseté ne peut être démontrée sur la base des axiomes du système considéré. Il révèle ainsi l’échec inéluctable des travaux de Russel, Whitehead et Hilbert pour établir la totalité des mathématiques sur des principes axiomatiques. La notion de système formalisable (sur laquelle avaient travaillé séparément différents mathématiciens dont Gödel) est clarifiée par Alan Turing, qui définit un système formalisable comme un système pouvant être utilisé par une machine ie un « dispositif » ne pouvant prendre qu’un nombre fini d’états et dont chaque changement d’état peut être régi par une convention de signes.
Gödel pense, comme Turing, que le cerveau est une machine car le nombre fini des neurones n'autorise qu’un nombre fini de configurations, ie un nombre fini d’états possibles. Néanmoins, il est persuadé qu’il existe un monde et des esprits capables d’une logique absolue, pour lesquels il n’y a pas de proposition indécidable. En outre, le théorème d’incomplétude démontre que l’esprit humain a l’intuition d’une réalité qui dépasse les limites d’une machine de Turing. Pour Gödel, cette intuition vient de Dieu, qui n’est pas trompeur : cette intuition qu’il place en l’homme n’a donc de sens que si l’esprit peut accéder à cette réalité supérieure. L’esprit, selon Gödel, se distingue par sa capacité à prendre potentiellement un nombre infini d’états possibles (il est toujours fini mais peut croître infiniment) et à transcender les limites mécaniques du cerveau. Gödel ne précise pas si l’esprit est capable d’une logique absolue en acte ou en puissance mais il déclare que l’homme, sous réserve de certaines conditions d’épanouissement (vie immortelle de l’esprit, accroissement infini des neurones, etc.) pourrait être capable d’accéder à une logique absolue.
Puisque les mathématiques possèdent des propriétés inconnues ou incompréhensibles, elles ne peuvent pas être le fruit de l’intelligence humaine (cf argument de Descartes) et sont nécessairement le reflet d’une réalité autre que celle du monde sensible. Pour Gödel, le monde des mathématiques est immatériel, constitué d’objets inertes (les concepts) et habité par des présences (anges et démons) qui peuvent se manifester à nous ; ce sont les voix de l’intuition qui peuvent provoquer l’illumination et la compréhension de problèmes normalement insolubles pour l’intelligence limitée de l’homme. Il importe peu que la réalité mathématique soit une réalité objective ou une réalité produite par notre inconscient car, dans tous les cas, cette réalité est le reflet de l’ordre divin perceptible par un organe interne au cerveau (l’œil pinéal, sorte de 3ème œil), qui permet à l’esprit d’accéder, plus ou moins fugacement, à cette réalité supérieure et de recevoir (dans l’intuition ou dans les rêves) les messages des êtres qui la peuplent.
Godel s’est intéressé à la psychanalyse jungienne et a été marqué par ses lectures (Husserl) et par des discussions, notamment avec Richard Huelsenbeck (psychanalyste et poète dadaïste exilé aux USA). Néanmoins, c’est Leibniz (il s’inscrit résolument et fortement dans son sillage) qui influence profondément sa philosophie : tout être est une monade dont le rapport au monde (situation, perception et attitude) est défini par des caractéristiques dont l’harmonie a été établie par Dieu, qui a créé le meilleur monde possible dans les limites permises par les lois régissant le monde matériel. L’homme, étant un être matériel, est soumis aux lois physiques mais est aussi un être spirituel capable, par le truchement de l’œil pinéal (Godel ne détaille pas le paradoxe d’un organe matériel pouvant interférer avec le monde immatériel), de communiquer avec Dieu dont les mathématiques sont un reflet, imparfaitement comprises par l’homme mais totalement réalisées en Dieu. L’intuition mathématique apparaît ainsi comme un sacrilège car elle outrepasse les limites divines pour assurer l’harmonie entre l’esprit et le cerveau. Ce n’est que dans la mort, après la séparation avec le corps, que l’esprit pourra pleinement accéder à cet ordre supérieur et embrasser la totalité des mathématiques.
2. La folie de Gödel
Gödel est convaincu que la structure du monde est cachée et que des êtres œuvrent à protéger son secret, en agissant contre les initiés qui sont parvenus à l’approcher. Pour Gödel, qui a toujours craint d’être tué ou empoisonné, la destruction des manuscrits de Leibniz est la preuve de l’agissement des anges ou des démons qui ont empêché la divulgation du savoir acquis par Leibniz. Gödel, inspiré par le concept de monade inventé par Leibniz, a développé une théorie où l’esprit humain est une monade aveuglée par une fausse représentation du monde, qui l’empêche de voir les liens entre les choses. Pour Gödel, le hasard n’existe pas : toutes les monades sont liées et l’ordre établi entre elles, qui permet leur co-existence, est une preuve de l’existence de Dieu. Mais Gödel considère qu’il y a également des esprits invisibles, d’essence démoniaque, qui agissent contre Dieu et permettent l’existence du Mal qui hante le monde. Gödel voit, dans tous les évènements quotidiens, une manifestation de ces esprits maléfiques et puissants ; il ne croit pas dans les coïncidences et ne cesse de tisser, de manière obsessionnelle et paranoïaque, des liens de causalité entre toute chose. Enfin, Gödel a étudié la Relativité d’Einstein et a imaginé des univers où le voyage dans le temps est possible : en conséquence, Gödel considère que le temps n’existe pas et n’est que la manière, souhaitée par Dieu, dont les monades perçoivent le monde afin qu’elles puissent évoluer dans la vie infinie de l’esprit (qui n’est pas réductible au cerveau), qui a besoin que le temps existe pour se révéler et apprendre.
L’auteur développe longuement la folie de Gödel et lui donne un écho singulier en détaillant le cas d’Emil Post, mathématicien américain qui travailla également sur les mécanismes de formalisation du calcul et sur les limites de l’intelligence humaine. Emil Post, qui avait l’ambition de dépasser Gödel et Turing, bascula dans la folie de manière tragique car il eut conscience de l’ébranlement de son esprit et s’astreint à ne travailler que quelques heures par semaine lors des phases de rémission, pour éviter de déclencher les crises. Contrairement à Gödel, Post a subi à plusieurs reprises des traitements par électrochocs et mourut en hôpital psychiatrique.
Les éditions
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Les démons de Gödel [Texte imprimé], logique et folie Pierre Cassou-Noguès
de Cassou-Noguès, Pierre
Seuil / Science ouverte
ISBN : 9782020923392 ; 21,30 € ; 20/09/2007 ; 279 p. ; Broché
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Demande de modification d'une catégorie | 2 | Eric Eliès | 7 janvier 2014 @ 12:17 |
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