Chemin de Feu; Peinture et Poesie de Bernard Grasset, Geneviève Roch (Dessin)

Chemin de Feu; Peinture et Poesie de Bernard Grasset, Geneviève Roch (Dessin)

Catégorie(s) : Théâtre et Poésie => Poésie , Arts, loisir, vie pratique => Arts (peinture, sculpture, etc...)

Critiqué par Gregory mion, le 14 décembre 2013 (Inscrit le 15 janvier 2011, 41 ans)
La note : 10 étoiles
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Vers le nulle part du chemin poétique.

Quel est ce « chemin de feu » qui donne son nom à cette compilation picturale ainsi qu’aux poésies en prose qui l’accompagnent ? Est-il un itinéraire d’ouverture, de jonction, d’intersection entre deux modalités expressives, avec d’un côté les tableaux de Geneviève Roch et de l’autre les textes poétiques de Bernard Grasset ? Est-il un point d’équilibre qui proportionne deux forces, et même, plus littéralement, une voie de circonstance pour deux méthodes qui se chercheraient une langue commune ? Ce serait affirmer que ce chemin est chaque fois un peu le même, chaque fois rebattu, officiellement cartographié dans ses grandes largeurs, or la confluence de la peinture et de l’écriture poétique suggère un peu plus que cela. Pour nous éclairer sur les directions possibles de ce cheminement, l’avant-propos de B. Grasset progresse selon la tradition intellectuelle du philosophe Martin Buber. L’héritage théorique de Buber a renouvelé la conception philosophique du dialogue, bien que celle-ci, en définitive, ne puisse jamais tout à fait se départir des premières secousses platoniciennes. Buber, en post-scriptum du platonisme, reconduit la scène du dialogue au cœur de la mémoire hassidique, et au lieu de parler d’un échange entre le φιλόσοφος et le λόγος (le philosophe qui ne peut s’exprimer qu’en fonction du Logos), il introduit une conversation entre le Ciel et la Terre, ce qui est au fond la même histoire, toutefois à quelques degrés près. Tandis que le philosophe platonicien sonde les âmes afin de les préparer à l’hypothèse supérieure des Formes, tandis que Socrate ne peut envisager la parole qu’à l’instar d’une suite d’hypothèses qui doivent être éprouvées, la conception bubérienne de la discussion ne fait pas du monde actuel un lieu transitoire de mise en condition de la pensée, pas plus qu’elle ne postule une préférence de conduite dans la mesure où elle veut s’affranchir de toute posture intellectuelle. Du reste, après le nazisme, Buber est sans doute conscient de l’état précaire dans lequel se trouve l’humanité, et puisque nous n’avons guère d’autres choix que de faire avec les hommes tels qu’ils sont, il convient davantage de réfléchir à l’aune de tous les relâchements humains plutôt que de concevoir un programme éthique inapplicable. Dans les faits, donc, Buber institue le dialogue entre Ciel et Terre non pas comme une transitivité conditionnée où Dieu commande ses créatures en les surplombant, mais comme un effort d’audition à deux niveaux, comme une relation cordiale qui succède à l’Alliance biblique fondatrice, traduisant un temps où les lois terrestres peuvent être considérées comme des propositions humaines recevables après l’époque des questions divines. Ce rapport proportionné réinvestit le principe dialogique en le débarrassant de ses catégories de domination (cf. Le Je et le Tu, un livre de Buber publié en 1923 et qui a posé les jalons de sa théorie du dialogue).

C’est en ces termes bubériens que se conçoit la rencontre de la peinture de Geneviève Roch avec la poésie de Bernard Grasset. Sans qu’un langage ne prenne l’ascendant sur un autre, les deux voix (et voies) créatrices convergent dans un regain de couleurs et de mots. Ce regain à la fois chromatique et linguistique peut être interprété comme l’affluent salutaire du dernier roman de G. Roch (Le Guetteur Halluciné), une histoire où il était question d’un peintre-poète qui avait tout perdu de son fonds créateur, tellement perdu qu’il en avait même égaré sa force et sa vie, sa gaieté, sa fierté, autant de choses qui constituent l’état de tristesse chez Musset. Mais à la froideur relative qui travaillait le roman de l’intérieur, s’oppose cette fois la chaleur susceptible de surmonter le moindre des désastres émotionnels. Caractéristique de la peinture et des chants qui ponctuent ce « chemin de feu », la chaleur se meut d’abord dans la couleur, en inflexions de rougeurs, puis elle se laisse appréhender par la célébration poétique, à travers une intensité verbale que le poète se prescrit naturellement, agent d’une lévitation nécessaire. Ce n’est pas que B. Grasset dérobe à la peinture ce que ses formes nous suggèrent ou ce que ses masses nous dissimulent ; ce n’est pas qu’il accède au niveau de ce que le trait était incapable de figurer ; c’est au contraire un échange de représentations, une passation provisoire de ressources esthétiques, lorsqu’un langage cède et qu’un autre reprend à l’endroit où cela pouvait poser problème, avant qu’un nouveau retrait ne s’effectue. Il s’agit à cet égard d’une collaboration continue qui se fixe l’infini comme sujet – c’est le moteur poétique par excellence. Le chemin embrasé ne mène nulle part, d’où son explosion en « lacis de routes » (pp. 22-23), telle une préfiguration du détour, du retour en arrière, de la permutation des rythmes de progression, signes distinctifs d’un dialogue où les interlocuteurs peuvent aussi bien questionner que répondre, voire se distancer les uns les autres avant de revenir ensemble, à l’unisson d’une même intention créatrice – poïétique faudrait-il écrire cette fois.
Le chemin, apprend-on en outre, est une préoccupation esthétique pour G. Roch. C’est un chemin souvent rouge qu’elle peint, aortique (p. 14), mais parfois il se rapetisse, il se désépaissit en veinule (p. 34), quand il n’est pas tout à fait autre, jaune-paille et escarpé, ceinturon d’un village aux façades blanchies de soleil (p. 64), ou encore présent dans le hors-champ d’un inquiétant soleil vert. Quoi qu’il en soit, c’est le rouge qui gouverne cette œuvre, c’est lui qui maintient l’incandescence, fût-ce dans une estafilade qui dérange la nuit noire (p. 12) ou dans la douleur grise qui inspire une lancinance (p. 56). Ce lexique de rouge tient lieu de classement formel des tableaux : nous allons de la nuit à l’aube, des ténèbres chahutées à l’aurore grisante, comme Hugo, autrefois dans ses Châtiments, était parti de « Nux » pour aboutir à « Lux ».
S’il y a un cheminement, il est par conséquent plus ambitieux qu’une simple route à suivre. Il se peut que B. Grasset nous en fournisse la destination espérée mais forcément jamais atteinte : « Retrouver le langage du feu » (p. 49), ceci étant écrit en contrepoint d’un tableau qui s’intitule « Fort Janus ». Ce tableau est comme représentatif d’une dualité intrinsèque à la race des hommes, un genre de dédoublement qui nous affaiblit, qui nous fait penser à tout et à rien, agir à tort et à travers, alors même qu’il faudrait avoir le courage de s’acheminer dans la puissance des flammes, non pas tant là où nous brûlons d’un feu punitif, mais là où nous pourrions nous-mêmes porter la torche, et pourquoi pas, ensuite, regagner un état vigoureux de la parole après les longues « années d’effroi » (p. 47), période pendant laquelle le monde vivace s’est congédié au triste profit d’un monde mourant, blafard, aussi pâle qu’un cadavre. C’est pourquoi le parcours ne peut commencer que dans la nuit, en l’occurrence la « nuit blanche » (pp. 60-1), celle où nous impressionne une pressante pleine lune, celle qui réveille le poète des sommeils dangereux qui ne savent plus accoucher de ce dont ils ont été gros, cela parce que le psychisme est sec, vide de rêves et de cauchemars, pris dans l’étau monochrome d’une existence si passée d’énergie qu’elle en a presque trépassé.

En tout état de cause, le geste poétique, redoublé par la peinture (ou l’inverse), exige une geste intempestive, une certaine audace. Car il faut pouvoir tourner le dos aux plus pesantes croyances pour s’aventurer sur le « chemin de feu », quelque part dans l’inachevé et le toujours-vif ! Ce n’est pas une sinécure de s’approcher de la « voix des sources » (p.65), d’aller « habiter au creux » (p. 73), de s’enfoncer dans un « puits de silence » (p. 77) ; en un mot, ce n’est pas simple de prendre la décision de descendre au fond de son verbe. On aurait vraiment besoin de l’aplomb d’un Descartes qui s’engage dans sa méthode, et plus encore, on aurait besoin de la force d’entrer en solitude. Consentir à la solitude, accepter le désert en pleine urbanité rampante, ce n’est rien d’autre que la nécessité poétique, à vrai dire le seul choix possible de l’artiste lorsqu’il se donne l’indicible pour aboutissement hypothétique, à savoir ce qui n’a pu se dire dans le langage quotidien de la frigidité. L’incandescence est le noyau dur de l’évolution artistique. Si cette incandescence peut, au tout début, être localisée dans un puits, il faudra par la suite aller la chercher sur les cimes (le terme revient de nombreuses fois dans les textes de B. Grasset : pp. 23, 31, 39, 53, 75 et 79). L’incandescence et la cime, c’était d’ailleurs l’association primordiale de Cioran dans son premier texte notable écrit à l’âge de vingt-deux ans – Sur les Cimes du Désespoir. Est-ce à dire qu’un désespoir s’emparera de l’artiste dans sa quête de chaleur et d’effervescence ? Est-ce à dire que toute extase est contemporaine d’une affliction ? Peut-être. Dans la mesure où l’extase pouvait être une révélation ultime pour les poètes romantiques, on est en droit de croire que cette révélation était double, qu’elle était aussi bien la vision d’un monde fatigué que celle d’un monde plus intense qui restait à conquérir, comme en suspens derrière des langages impensés et quasiment imprononçables.
G. Roch et B. Grasset tentent de concevoir un duo de solitudes consenties – nous écrivons « tenter » parce qu’il n’y a pas de résultat définitif en pareille expérience. L’une peint et l’autre écrit, ils essaient alternativement de représenter et de fragmenter, de dire et de dédire, si bien qu’il est permis d’inventorier n’importe laquelle des profusions qui se détache de cette constellation suggestive. Selon ce principe d’épuisement impossible du sens, nous avons pu repérer, dans le sillage de B. Grasset, « l’oiseau blanc » qui survole la terre d’Israël (p. 38), et nous avons voulu amalgamer ce vol d’oiseau avec la station d’un improbable regard de chouette, deux yeux comme gravés à flanc de colline dans la pierre grise (p. 30), comme si la grâce de l’oiseau immaculé d’Israël avait d’abord été retenue dans la roche des Cévennes – il faut ici envisager cette interprétation en termes chronologiques, en acceptant que les toiles et les textes se suivent puisqu’ils ont été classés selon le principe d’une nuit, d’un figement, qui peu à peu rejoignent la lueur matinale d’une aube.
En procédant selon l’intensité d’un jeu de diastole et de systole, en suivant la plénitude et son écoulement toujours renouvelés, les deux artistes s’offrent la possibilité, au moins, de percevoir le spectacle sonore de « ceux qui se grisent de bruits » (p. 65) ; ils peuvent entrer dans ce silence paradoxal de la poésie, dans cet angle vivant où la solitude se transforme en immense disponibilité, en terrain d’écoute hypertrophiée, quelque part entre le Ciel et la Terre de Buber, quelque part, également, où habitait Rainer Maria Rilke lorsqu’il écrivait à Kappus les grands sacrifices et les hautes pauvretés qui président à toute vie poétique. C’est à ce prix que pourra se montrer l’Être dans l’œuvre d’art, après quoi il faudra tolérer sa dérobade, il faudra réécouter autrement la voix de l’Être, car c’est lui, toujours, qui innove ; c’est lui, selon Heidegger, qui sait se faire entendre de l’artiste, qui sait se faire réceptionner, lui qui sait un instant s’enclaver dans une œuvre pour momentanément délivrer une manifestation profonde du monde (cf. Chemins qui ne mènent nulle part, « L’origine de l’œuvre d’art »).

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