Voyages chez les morts : Thèmes et variations, Théâtre VII de Eugène Ionesco

Voyages chez les morts : Thèmes et variations, Théâtre VII de Eugène Ionesco

Catégorie(s) : Théâtre et Poésie => Théâtre , Littérature => Francophone

Critiqué par Eric Eliès, le 25 juin 2012 (Inscrit le 22 décembre 2011, 50 ans)
La note : 10 étoiles
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Un voyage désespéré et sans issue

« Voyage chez les morts » est l’une des dernières pièces d’Eugène Ionesco. Bien moins connue que « Rhinocéros » ou « La cantatrice chauve», elle constitue pourtant un point culminant dans l’œuvre de Ionesco car, riche de nombreuses allusions autobiographiques et de dialogues où éclatent toutes les angoisses métaphysiques de Ionesco, elle rassemble en une pièce tous les pans de son œuvre, de son art (immense et varié) et de sa pensée, éparse dans ses notes et journaux…

A la lecture, « Voyage chez les morts » apparaît comme une pièce extrêmement ambitieuse, aux nombreux échos : jamais aucune pièce du répertoire moderne (du moins parmi celles que je connais) ne s’est autant approchée du substrat mythologique où puisent les légendes et les religions. Comme une sorte d’Orphée qui ne saurait pas chanter, Jean, le personnage principal et double évident de Ionesco, erre chez les morts à la recherche de sa mère, qu’il n’a pas vue depuis très longtemps et qui a vécu dans la misère après que son mari (le père de Jean) a divorcé pour se remarier avec une femme de meilleure famille, qu’il a d’ailleurs rapidement trompée avec une servante tzigane… Jean est quelque part dans un entre-deux monde, qui évoque vaguement les lieux d’un quotidien connu, qui pourrait être en Roumanie ou en France ; il rencontre des hommes et des femmes (membres de sa famille disparus, anciens amis ou ennemis, etc.) aux identités incertaines, souvent floues et glissantes comme en rêve les personnages parfois se confondent. D’autant que tous les morts ont conservé l’âge qu’ils avaient à leur décès (ou ont parfois continué à vieillir), ce qui fait enfants et parents apparaissent plus ou moins avoir le même âge.

L’argent, nécessaire pour régler les dettes de famille, est un leitmotiv qui hante les rencontres de Jean. Jean en veut énormément son père, qu’il hait et méprise en même temps pour sa veulerie et son souci du prestige et des apparences : les termes qu’emploie Jean à son égard rappellent très fortement ceux de Ionesco envers son propre père, qui l’abandonna avec sa mère… Jean va finir par retrouver sa mère, au terme d’un périple incertain et plein d’angoisse : elle habite toujours le taudis où elle a vécu. Après avoir reproché à Jean (qui cherche maladroitement des excuses) de n’avoir pas su la retrouver, elle se transforme en une sorte de juge des morts, à la haine implacable, qui ne pardonne pas les fautes qui furent commises par les membres de la famille lorsqu'ils étaient vivants… L’amertume ruisselle des dialogues, pleins de hargne et d’invectives, et les châtiments physiques sont violents et cruels. A tel point qu’on peut légitimement s’interroger sur la faisabilité d’une mise en scène conforme aux notes de Ionesco…

L’autre thème majeur de la pièce est le rapport au langage et la vanité du pouvoir d’évocation des mots. Jean a tenté d’être écrivain, a obtenu un certain succès (à la surprise de son père qui l’avait longtemps méprisé de n’avoir pas su faire carrière) mais ses œuvres, qu’il retrouve au cours de son voyage, ne sont au final que des papiers amassés dans un tiroir, sans valeur comme les billets de banque et assignats périmés que les personnages ne cessent d’échanger, ou tombés en poussière. Le long monologue final de Jean appartient clairement au théâtre de l’absurde tel que Ionesco l’a, à de nombreuses reprises, mis en scène. Mais ce qui suscitait le rire dans « La cantatrice chauve » provoque ici l’angoisse et le désespoir : les mots ne sont que des mots, des coquilles creuses et sonores sans prise sur la réalité… Qu’est-ce qui est vrai ? Les derniers mots de Jean, prononcés dans le brouillard blanc qui a avalé la scène, sont : « Je ne sais pas ».

Cette pièce est importante. J'ignore si elle est fréquemment jouée : dans tous les cas, elle démontre que le théâtre de l'absurde brasse les thèmes essentiels de la condition humaine et n'est pas un théâtre de fantaisie gratuite. Par la densité et l'inventivité de son oeuvre, Ionesco aurait mérité le prix Nobel dont il est l'un des grands oubliés... Il y fait d'ailleurs une discrète allusion dans la pièce (du moins c'est ce que j'ai compris quand Jean évoque ses ambitions déçues).

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