Le Maître de Petersbourg de J. M. Coetzee
( The master of Petersburg)
Catégorie(s) : Littérature => Anglophone , Littérature => Africaine
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De l'autre côté du miroir
John Maxwell Coetzee occupe une place de choix parmi le grand nombre d'admirateurs de Fedor Mikhaïlovitch Dostoïevski et celui, un peu plus restreint, de ses émules. En 1994, celui qui deviendra le Prix Nobel de Littérature 2003 lui rend donc hommage avec la publication de ce Maître de Pétersbourg.
Lorsqu'il arrive de Dresde dans son cher Saint-Pétersbourg, en octobre 1869 et au début du roman, Dostoïevski n'a pourtant pas grand chose d'un maître. Endetté jusqu'au cou, il voyage sous un faux nom pour s'éviter les foudres de ses nombreux créanciers et un séjour prolongé dans la capitale impériale entre les murs trop connus de la forteresse Pierre et Paul. Pire encore est la raison même de ce retour : la mort de son beau-fils, Pavel Alexandrovitch Issaïev, le fils de sa première femme.
C'est donc comme un homme abattu que Coetzee nous présente d'abord Dostoïevski, un homme partagé entre la douleur de la perte de son fils et l'excitation que suscite en lui la logeuse de celui-ci, Anna Sergueïevna. L'ensemble est relativement crédible quand on connaît l'oeuvre et quelques éléments de l'écrivain russe - ce qui est certainement préférable pour apprécier ce roman. Pourtant, ce début sonne faux. Coetzee semble effrayé par la figure qui occupe le centre de son roman, trop la respecter - tout au long dudit roman, il s'abstiendra de nommer son personnage principal, employant constamment un "il" anonyme ; on n'apprendra qu'au détour d'un interrogatoire qu'il s'agit bien de Dostoïevski. Surtout, il semble vouloir truffer son oeuvre de clins d'oeil, citant au détour de phrases les titres d'oeuvres du maître, appuyant aussi ses traits de caractères jusqu'à la limite de la caricature. Alors, on tourne les pages mollement, on s'ennuie et l'on se prend à craindre que ce qu'on espérait un grand roman russe se transforme en épitaphe académique.
Heureusement, Dostoïevski, souhaitant récupérer les papiers de son défunt beau-fils, se rendra rapidement au bureau du conseiller Maximov qui le mettra au fait des liens unissant Pavel au groupe terroriste la Vengeance du Peuple dirigé par Sergueï Netchaïev, leader de ce mouvement étudiant anarchisto-nihiliste. Dès lors, le roman évolue en un face à face entre Dostoïevski et Netchaïev, le vieux conservateur et le jeune révolutionnaire.
Immédiatement, on sent l'influence des Possédés - de Père et Fils de Tourgueniev, aussi - derrière l'intrigue montée par Coetzee (car il s'agit bien d'une fiction : Pavel Issaïev était bien le beau-fils de Dostoïevski, mais il lui a survécu et il n'est pas fait état de liens entre lui et la Vengeance du Peuple ; de même, Dostoïevski ne semble jamais avoir rencontré personnellement Netchaïev). C'est alors que Coetzee, abandonnant l'hommage appuyé au point d'en être presque scolaire, se révèle comme le grand écrivain qu'il est : l'affrontement entre ces deux personnalités devenues personnages est cinglant, le dialogue est aussi maîtrisé que haletant et Saint-Pétersbourg vit presque autant sous la plume du Sud-africain que sous celle de son maître russe, un Pétersbourg froid et pluvieux, plongé dans des ténèbres qu'éclairent seuls les feux de la révolte qui oppose étudiants et policiers. Au fil de ces pages, on nage avec bonheur en plein roman russe du XIXème siècle.
Si occasionnellement, notamment lorsqu'il abandonne Netchaïev pour revenir à la trouble relation de Dostoïevski et Anna Sergueïevna, Coetzee patine encore un peu, un véritable feu brûle dans ce roman. Mieux encore : d'hommage, Coetzee transforme son roman en genèse d'un chef d'oeuvre de l'écrivain russe.
On savait que Netchaïev avait servi de modèle à Piotr Verkhovensky, le leader du groupe de nihilistes des Possédés, mais c'est à un autre personnage de ce roman, à une des personnalités les plus troublantes et intrigantes de la littérature, que s'intéresse Coetzee : Nikolaï Stavroguine, homme revenu d'entre les morts, supra-humain, auquel rien n'est impossible, incarnation dostoïevskienne du mal d'une génération évoluant aux confins de l'Histoire et pour laquelle tout est permis.
Et Coetzee d'imaginer un Dostoïevski qui s'assoit à sa table de travail, enfin libéré du deuil du disparu et, comme pris de frénésie, se lance dans la rédaction de ce qui deviendra le chapitre (censuré lors de la parution des Possédés) des Confessions de Stavroguine.
A travers celles-ci et la relation de Dostoïevski avec Matriona, la fille d'Anna Sergueïevna, Coetzee ose même l'interrogation sur la pédophilie éventuelle de l'écrivain russe. Le mot est sûrement trop fort mais il a le mérite d'interpeller. De fait, on n'aura pas forcément de mal à s'imaginer un Dostoïevski en proie aux mêmes démons qu'un Humbert Humbert (éventuellement refoulé) quand on pense que sa seconde épouse était de vingt-cinq ans sa cadette et encore plus à ces nymphettes qui peuplent son oeuvre (la Pauline du Joueur est aussi espiègle qu'une enfant, Aglaé dans l'Idiot a une quinzaine d'années, Elena est encore plus jeune dans Humiliés et Offensés), évoluant à la frontière ténue de l'enfance et de la féminité, incarnations de Vierges un brin perverses.
La maladresse du début est définitivement oubliée. Plutôt que de lui rendre un hommage timoré, Coetzee saisit son sujet à bras le corps pour faire revivre l'univers de son maître et apporter sa contribution à son oeuvre et son étude ; Dostoïevski nous apparaît comme un personnage, comme un écrivain, comme un homme. Surtout - signe que le livre est réussi -, Coetzee nous donne une irrémédiable envie de nous replonger dans Les Possédés. J'y cède immédiatement !
Les éditions
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Le maître de Petersbourg [Texte imprimé], roman J. M. Coetzee trad. de l'anglais (Afrique du Sud) par Sophie Mayoux
de Coetzee, J. M. Mayoux, Sophie (Traducteur)
Seuil / Points (Paris)
ISBN : 9782020638920 ; 7,30 € ; 17/03/2004 ; 288 p. ; Poche
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La présence du Mal
Critique de Cyclo (Bordeaux, Inscrit le 18 avril 2008, 78 ans) - 2 janvier 2014
Quelques citations :
"Et ne me dites pas d'attendre d'être vieux pour être pris au sérieux. J'ai vu ce qui se passe quand on vieillit. Quand je serai vieux, je ne serai plus moi-même."
"Être votre fils, cela ne lui rendait pas la vie facile. Il se sentait seul, il n'était pas sûr de lui, il devait se débattre pour trouver son chemin."
"Eh bien, vous devez reconnaître que le chagrin dû à une telle perte est la règle et non l'exception. Et posez-vous une question : Êtes-vous en deuil de Pavel ou de vous-même ?"
"Si seulement j'avais de nouveau la vie devant moi, songe-t-il ; si seulement j'étais jeune !"
"Quand on est jeune, on supporte mal ce qui vous entoure. On supporte mal sa patrie, parce qu'elle vous semble vieille et usée. On veut du jamais vu, des idées nouvelles. On croit qu'en France, en Allemagne, en Angleterre, on trouvera l'avenir que votre propre pays, trop ennuyeux, semble vous refuser."
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