La Niche de la Honte de Ismaïl Kadaré

La Niche de la Honte de Ismaïl Kadaré

Catégorie(s) : Littérature => Européenne non-francophone , Littérature => Romans historiques

Critiqué par Jules, le 3 mars 2005 (Bruxelles, Inscrit le 1 décembre 2000, 80 ans)
La note : 8 étoiles
Moyenne des notes : 8 étoiles (basée sur 4 avis)
Cote pondérée : 6 étoiles (24 344ème position).
Visites : 7 707  (depuis Novembre 2007)

De la dictature profonde

Les éditions Fayard ont rassemblé toutes les œuvres écrites à ce jour par Ismaïl Kadaré en une collection de luxe de onze volumes (http://www.critiqueslibres.com/i.php/vcrit/51683) . Ceci m’a permis de découvrir plusieurs œuvres écrites par cet auteur, dont celle-ci.

Nous sommes en Turquie dans les années 1820 et l’empire turc s’étend sur de très nombreux territoires d’Est en Ouest, ce qui permet à ses citoyens de dire que le soleil ne se couche jamais sur la totalité de ses possessions.

Qu’est ce que « La niche de la honte » ? Sur une place importante de la capitale il y a un mur. Dans ce mur, on a creusé un renfoncement qui permet d’exposer la tête coupée des hauts dignitaires qui ont trahi ou déplut au grand Padicha. Les promeneurs sont très nombreux sur cette place et ce spectacle frappe terriblement les esprits. La niche ne peut contenir qu’une seule tête à la fois.

L’Albanie vient de se révolter une fois de plus et la tête occupant la niche en ce moment est celle de Bugrahan pacha, général turc qui vient de se faire battre par Ali pacha gouverneur actuel de cette partie de l’empire. Garder ces têtes en bon état suppose l’utilisation de nombreuses pratiques, dont une inspection quotidienne et l’usage régulier de glace et de miel. Les responsables de cette conservation sont le gardien d’abord, puis un médecin. Très lourde responsabilité que celle-ci ! Une autre très lourde responsabilité est celle de Tundj Hata, très haut fonctionnaire, chargé d’aller prendre la tête coupée là où elle l’a été et de la ramener au plus vite dans la capitale tout en la conservant au mieux.

Le pacha révolté en Albanie s’appelle Ali de Tépélème et a immédiatement reçu le nouveau nom de Kar Ali, soit Ali le noir. Celui-ci rêve de faire de l’Albanie un véritable état indépendant et de devenir ainsi l’égal de Skanderbeg, qui a réussit un tel miracle quelques centaines d’années auparavant. Hurschid pacha, général plus jeune que Bugrahan, est envoyé par le padicha pour prendre le commandement de l’armée turque qui assiège Kar Ali.

La tête suivante dans la niche de la honte sera donc celle de Kar Ali ou celle de Hurschid pacha.

Ismaîl Kadaré a écrit et publié ce livre en 1975 alors que l’Albanie était à nouveau en pleine crise. Les hauts responsables disparaissaient du jour au lendemain et étaient remplacés par d’autres à leurs tours victimes de nouvelles purges.

Il est évident que l’auteur compare ici la dictature aveugle exercée par les Turcs sur son pays à celle imposée par le régime communiste de l’époque. Tout est contrôlé dans cette histoire, le pouvoir est omniprésent et tout puissant. Comme dans les régimes communistes, il existe des commissions pour tout et n’importe quoi dont le seul but est de contrôler le moindre individu. Et les hauts dignitaires sont très loin d’être à l’abri !… Bien au contraire !

La plus terrible description dans ce livre est celle du territoire « territorialisé » selon la procédure du « cra-cra » Les gens ne peuvent plus s’habiller qu’en gris, les fumées ne pouvaient plus s’évacuer par les cheminées, mais seulement pas les portes et fenêtres, une langue propre ne pouvait plus être utilisée, plus de noces, plus de danses, plus d’alphabet, plus d’histoires ni de spectacles, plus de légendes. Au fil des mois et des années tout était effacé et surtout toute mémoire.

« En vérité, toute leur vie semblait bizarrement prise dans une spirale qui ne les conduisait nulle part et à laquelle ils ne pouvaient se soustraire. Depuis des années, cette spirale leur avait fait perdre la notion du temps et de l’espace, leur avait inoculé un certain immobilisme, comme un tournoiement sur place, avait banni de leur existence quoi que ce fût de concret, années, dates, noms, pour y substituer une sorte de pâte anonyme sans forme ni sens. »

Une excellente description de ce qu’est une dictature dans laquelle tout le monde craint en permanence. Une dictature qui entend contrôler la pensée et même les rêves de chaque individu. Personne n’est à l’abri de rien !…

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Manipuler la langue pour contrôler les masses.

7 étoiles

Critique de Blue Boy (Saint-Denis, Inscrit le 28 janvier 2008, - ans) - 19 octobre 2009

Un roman historique en forme de fable racontant la destitution du Ali Pacha, gouverneur d’Albanie au XVIIIème siècle, qui avait décidé de se révolter contre la domination ottomane, et également celle de son vainqueur, lui-même accusé de s’être approprié une partie de son trésor.

Le récit est assez fascinant, on est littéralement subjugué par cette tradition cruelle consistant à exposer la tête des vaincus et des traîtres dans une cavité appelée la niche de la honte. L’auteur se centre surtout sur la psychologie des personnages, et non sur l’action comme on aurait pu s’y attendre. On y apprend également beaucoup de choses sur les mécanismes de l’oppression et de la propagande, sur la manière impitoyable dont la « Porte Sublime » tentait de conserver son contrôle dans les régions situées à ses confins, dans le siècle qui aura vu son déclin inéluctable.

Darko Pancev dans sa critique souligne pertinemment le parallèle avec le régime communiste. D’ailleurs selon moi, certains aspects de cette politique déshumanisante, notamment celle du « cra-cra » consistant à appauvrir la langue des territoires occupés jusqu’à sa disparition, résonnent étrangement avec notre époque. Comment ne pas faire le rapprochement avec les réseaux électroniques de l’hyper communication, où la la langue semblent se déliter au fil des forums, en particulier parmi la jeune génération, pourtant ni contrainte ni forcée. Cela rappelle également un roman célèbre, « 1984 », où le pouvoir avait trouvé le moyen d’asservir le peuple en modelant le langage et par là même la pensée.

Un passage du livre qui interpelle: « La langue, petit à petit, s’épaississait comme un parler de bègue. Une telle langue devenait pratiquement inoffensive, car, comme une femme qui a subi l’ablation de la matrice, elle perdait l’aptitude à produire des poésies, des contes, des légendes. ». Terrifiant, non ?

Nouvelle saisissante !

8 étoiles

Critique de Jules (Bruxelles, Inscrit le 1 décembre 2000, 80 ans) - 13 avril 2007

En effet, Kadaré ne vise pas que l'empire Ottoman mais bien en premier les régimes communistes puis dictatoriaux en général.

Par contre, il est quand même symptomatique et à ne pas oublier que l’empire Ottoman est un peu synonyme d'occupant en Albanie. Kadaré nous le montre bien au travers de toute son oeuvre mais surtout dans Les entretiens qu'il a accordé à Gilles de Rapper et parus sous le titre "L'Albanie entre la légende et l'histoire" au cours desquels il dit bien clairement que, pour l'Albanie, le rattachement de la Turquie à l'UE est tout simplement impensable.

Quasiment 80% de l'oeuvre de Kadaré est consacrée à la dictature et dans "Mauvaise saison sur l'Olympe" Prométhée affronte Zeus en lui disant qu'il ne pourra pas toujours rester un tyran.

Un très grand auteur qu'Ismaïl Kadaré et, ayant le plaisir de l'avoir rencontré, j'ai pu constater à quel point il est modeste et agréable.

Une critique du régime communiste

8 étoiles

Critique de Darko Pancev (, Inscrit le 12 avril 2007, 38 ans) - 12 avril 2007

La Niche de la Honte est en fait, d’après le roman, une niche située sur les murs extérieurs du palais de Topkapı à İstanbul, alors capitale de l'Empire Ottoman, où étaient placées les têtes tranchées des traîtres voire de ceux qui n'avaient pas répondu aux exigences du Sultan. L'histoire se déroule au début du XIXe siècle, dans le contexte de la rébellion du Pacha Albanais Ali de Tepelenë, contre le pouvoir Ottoman. Les généraux envoyés le combattre reviendront soit avec la tête tranchée du Pacha rebelle, soit c'est leur tête qui ira se loger dans la niche de la honte. Le roman met aussi en valeur la mission sinistre et terrorisante des individus ayant la tâche de rapporter la tête de Kara Ali (Kara, "le Noir", en turc, étant le surnom donné aux traîtres) au Sultan Mahmut II : le gardien de la niche d’abord, puis Tundj Hata, le personnage lugubre chargé de transporter les têtes tranchées jusqu'à İstanbul, Hurshid Pacha, le pacha appelé pour mater la rébellion… C'est donc en apparence un violent blâme à l'encontre de la politique de terreur vraisemblablement menée par les Ottomans.

Pourtant le lecteur averti saura lire entre les lignes et comprendre que le but de l’auteur n’est pas d’abord une critique de l'Empire Ottoman. En effet, en 1978, année où est écrit ce livre, l'Albanie est une dictature communiste, où règne l'idéologie stalinienne, et gouvernée par Enver Hoxha. Dans les années précédentes, Ismail Kadaré a connu de nombreux problèmes avec son pays, et certaines de ses oeuvres, critiques du système, sont censurées…

C'est pourquoi le roman ne cherche pas à être, outre son contexte, un roman historique : Ismail Kadaré s'y permet, en effet, des inventions plus ou moins fantaisistes qui font donc de l’œuvre une fiction. Il imagine par exemple la politique dite du "cra-cra", qui serait une politique de dénationalisation centralisée par les Ottomans, des populations de l’Empire : la langue, les coutumes, les pratiques religieuses … traditionnelles y seraient prohibées. Cette politique d’oppression et de terreur serait décidée par un système administratif opaque, dans des endroits tels que le "Palais des Murmures", ou le "Palais des rêves", où sont censés être contrôlés les rêves. C'est en fait la dictature d’un seul homme (Staline pour l'URSS, Enver Hoxha pour l'Albanie), aidé par une nomenklatura qui n'est pas non plus à l'abri du courroux du chef du parti pour des enjeux de pouvoir, couplé au contrôle d’une bureaucratie fermée, ainsi qu'à la politique de terreur menée contre les peuples allogènes caractéristiques du système soviétique stalinien que veut ici mettre en valeur et attaquer Ismail Kadaré. L'Empire Ottoman n’est ainsi qu'un prétexte pour échapper à la censure d'Etat, et critiquer plus librement le régime en place.

Ce roman est un éclairage puissant sur la mise en place d'une politique d'oppression par un Etat totalitariste, et ses conséquences sur la population. L'utilisation de cette analogie pour échapper à la censure donne une véritable mission au lecteur, qui doit aussi réfléchir sur la double signification de ce roman. J'en recommande la lecture à ceux qui sont sensibles à de telles questions.

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