L'élève de Joyce de Drago Jančar

L'élève de Joyce de Drago Jančar
(Joycev učenec: deset izbranih novel)

Catégorie(s) : Littérature => Européenne non-francophone , Littérature => Nouvelles

Critiqué par Sahkti, le 12 juillet 2006 (Genève, Inscrite le 17 avril 2004, 50 ans)
La note : 9 étoiles
Visites : 5 319  (depuis Novembre 2007)

Un auteur slovène à découvrir!

Né en 1948 à Maribor, Drago Jancar est l'un des plus importants auteurs slovènes contemporains. Figure nationale de la dissidence au temps de l'ex-Yougoslavie, il fut condamné en 1974 à un an de prison pour propagande au service de l'ennemi. Son œuvre, composée de romans, de nouvelles, de pièces de théâtre et d'essais, a été traduite à ce jour en une dizaine de langues.

"L'élève de Joyce" est un recueil de nouvelles assez différentes les unes des autres, très particulières, mélange de contes et de fables, de digressions biographiques et socio-politiques.

A propos de James Joyce, protagoniste de la nouvelle qui a donné son titre au recueil, j’ai été frappée dans ce texte par son omniprésence dans les pensées et souvenirs du jeune élève devenu doyen de faculté puis professeur, alors que très rapidement dans le récit, Joyce disparaît de la circulation, fuyant le conflit de Trieste (par lucidité ou par couardise). On apprend qu’il est mort, mais peu d’informations, en fait, filtrent sur lui. Il ressemble à un fantôme, à un guide spirituel qui indiquerait la voie à suivre à notre élève. Mais est-ce réellement le cas ou n’est-ce pas une vue de l’esprit de cet étudiant, qui se cache derrière cette image et ces conseils de Joyce pour avancer, n’osant prendre les décisions lui-même, de manière consciente, et préférant les attribuer à un maître et une pensée.

Une autre nouvelle m'a également touchée, celle intitulée "Le Rat".
J’ai beaucoup apprécié la description des deux civilisations opposées.
"Entre eux, il n’y a pas seulement l’enfant, entre eux, il y a deux civilisations, deux conceptions de l’histoire et de la culture, l’une que l’homme a écrite, développée, systématisée, l’autre qui fonctionne selon des automatismes, l’une qui est la raison du monde et son centre, l’autre qui est l’instinct du monde et l’ombre obscure de l’homme qui l’accompagne éternellement. Pendant un court instant, les deux systèmes se font face, hostiles, les cœurs battent, subjugués, se préparant à la lutte, femelles isolées, abandonnées à un instant qui les unit par un lien qu’elles ne comprennent pas." (page 72)
Tout au long de cette nouvelle (trop courte à mon goût), j’ai ressenti beaucoup de respect de la part de l’auteur pour le Rat et tout ce qu’il incarne, pour cette face cachée de l’homme, cette facette dite mauvaise indissociable de notre être. Du respect mêlé à de la crainte et du dégoût, voire du mépris. Un ensemble d’impressions qui, illustrées par les données historiques (sont-elles réelles ?) semble composer un étrange portrait de la destinée humaine.

"Ultima creatura": Cette nouvelle m'a séduite ! D'abord par la judicieuse description du vol de lecture par-dessus l'épaule de son voisin. Exactement ce que je fais ! Sans honte aucune, dois-je bien avouer. Mais à la lecture des quelques lignes décrivant le chapardage de lecture, je me suis sentie un instant coupable. De quoi ? Je n'en sais trop rien ! De vol intellectuel, de curiosité, de sans-gêne... bah peu importe en fait, le tout étant que c'est en lisant ce texte que j'ai compris ce que je faisais tous les jours :)
Puis un coup de coeur, page 27, pour cette phrase : "Franc Rutar se comptait lui-même parmi les plus hautes réussites de la création".
Comme c'est audacieusement et joliment dit ! Bon, sur ce coup, je ne me suis pas reconnue (hum, hum...), même si je suis certaine qu'à un moment ou l'autre, mon inconscient aurait aimé entendre une telle chose :)
Ce personnage de Franc Rutar est étonnant. Sûr de lui, s'estimant supérieur au lot des mortels, pensant tout contrôler en étant maître de toutes les données quantifiables, puis patatras, une fille aux genoux chocolat et tout bascule, dans un scénario complètement surréaliste, où beaucoup d'éléments sont suggérés plutôt qu'énoncés.
Je me suis demandée si par cette histoire, Drago Jancar voulait tirer une quelconque leçon à propos de la sensualité, de l'érotisme, de l'attirance, de la tentation. Serait-ce un péché toujours puni ou réprimé de quelque manière que ce soit ? Peut-on voir une sorte de purification dans ce simulacre de rituel "satanique noir" ?
De même, lorsque je lis page 41 que Rutar fit tomber d'un coup de poing un clochard saoûl, est-ce un exorcisme de la honte qu'il a ressentie de se retrouver dépouillé, sale et dans la rue après sa mésaventure ? Est-ce une riposte au "désordre" social que pourrait représenter un clochard ?

"Histoire d'yeux": Peut-être la plus horrible et vraisemblablement ma préférée. Tellement différente du reste du recueil ! Réaliste et poétique à la fois, des mots qui font froid dans le dos tout en me poussant à vouloir en savoir plus, à me renseigner sur cet arracheur d'yeux ou sur la survie d'Einstein dans un bocal.
Une nouvelle qui mêle tant de styles et d'envies à la fois : le poétique avec ces jolies descriptions de rivière et de couleurs, l'historique avec quelques infos (même si elles sont à nuancer) sur Ante Pavelic, le mystérieux avec ces zones d'ombres... on dirait presque un feuilleton de talent (aucun sens péjoratif sous ma plume, que ce soit clair !) que l'on retrouverait dans une revue de qualité. Pas d'effets de manche ou de fioritures alambiquées, le langage est simple, net et précis et c'est peut-être ce qui en fait le charme. On assiste, spectateur, à deux récits entrecroisés, à deux histoires qui se rejoignent bien malgré elle. On devient l'objet de Jancar qui nous mène où bon lui semble, sachant qu'il a capté notre attention et qu'il nous dira exactement ce qu'il voudra, comme si il devinait le moment où notre coeur va battre un peu plus vite, où notre bouche formera le mot "betch !", où notre cerveau voudra en apprendre davantage.

A la lecture de ces diverses nouvelles, il m’a semblé à chaque fois que Jancar, volontairement (j’insiste sur ce caractère volontaire), n’allait pas au bout des choses. Il lance une idée, une info, un pavé, un début de quelque chose, puis s’en va, pas forcément sur la pointe des pieds, nous laissant avec nos interrogations, nos réflexions, voire nos colères. Un procédé qu’il utilise de manière très subtile, éveillant avec succès notre envie d’en savoir plus, donnant des pistes sans trop en dire, se mouillant tout en ne s’arrosant pas à outrance. Des nouvelles à déguster comme un apéritif, il y a ce petit goût de trop peu, cette ouverture d’appétit qui donne envie d’en savoir plus, de fouiller pour comprendre, de chercher à savoir.

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