Page 1 de 1
Ne l'ayant pas lu, je ne peux pas me prononcer, mais je me disais que le mauvais accueil réservé au livre de l'autre côté de l'océan pourrait susciter les réactions de certains. Et ces réactions m'intéressent...
Un petit article du Monde qui fait une mini revue de presse des critiques anglo-américaine :
http://lemonde.fr/culture/article/…
Un petit article du Monde qui fait une mini revue de presse des critiques anglo-américaine :
http://lemonde.fr/culture/article/…
"Ironisant sur le succès du livre dans l'Hexagone, la journaliste accuse les admirateurs de Littel de confondre "perversité et audace, prétention et ambition". "Qu'un tel roman ait remporté deux prix littéraires français majeurs est un exemple de la perversité occasionnelle du goût français", dit-elle."
Et bien, c'est sidérant de voir à quel point les intellectuels américains sont à ce point fana des préjugés! Comme toujours les français passent pour des dévoyés sexuels, je sais pas s'ils savent qu'il existe autre chose que le Moulin Rouge et les femmes de Pigalle en France...Et puis, je me demande ce qu'il faudrait raconter dans les livres sur l'holocauste si on ne représente pas des scènes d'horreurs et de crimes, décidément, ils n'ont rien compris...ça en est désespérant...
Et bien, c'est sidérant de voir à quel point les intellectuels américains sont à ce point fana des préjugés! Comme toujours les français passent pour des dévoyés sexuels, je sais pas s'ils savent qu'il existe autre chose que le Moulin Rouge et les femmes de Pigalle en France...Et puis, je me demande ce qu'il faudrait raconter dans les livres sur l'holocauste si on ne représente pas des scènes d'horreurs et de crimes, décidément, ils n'ont rien compris...ça en est désespérant...
A priori comme ça, je ne changerais pas mon mauvais goût français contre un bon goût US ! Mais, ce n'est qu'un avis personnel !
Daniel Mendelsohn ( américain) a sa propre lecture. Ce n'est que la sienne, mais, par sa culture littéraire, il éclaire certains autres aspects du roman, susceptibles d'ouvrir d'autres portes de compréhension. En particulier quand il parle de littérature de la transgression, à la fin.
Mais résumer ou couper pourrait dénaturer ce qu'il écrit, je la livre en entier , c'est un extrait de son recueil de critiques Si beau, si fragile.
Transgression
Comme Oreste, héros des Euménides, la tragédie grecque à laquelle son titre fait allusion- et qui selon son auteur donna d'emblée à son roman sa " structure sous-jacente"- Les Bienveillantes- a été tout aussi accablé de louanges que couvert d'opprobre. Dès sa sortie en France, en 2006, il a été couronné des plus prestigieux lauriers de la critique: salué par des recensions enflammées, il a également reçu le prix Goncourt et le Grand Prix du roman de l'Académie française. Il a de surcroit connu un étonnant succès commercial..
Cette salve de hourras et d'euros , pour un thème, disons-le, plutôt sensationnel- le livre ,qui pèse son petit millier de pages, se présente sous la forme des mémoires d'un officier SS qui, outre ses activités de guerre qu'il relate par le menu, est également un matricide homosexuel qui entretient une relation incestueuse avec sa soeur jumelle -, a joué un rôle non négligeable pour conférer au roman l'éclat du triomphe et de l'excès qui accompagne son arrivée sur les rives étrangères.
Les attaques ont aussi été légion- et sont parties de France même. Claude Lanzmann, auteur du documentaire épique Shoah dont Littell dit s'être inspiré pour son livre, ne fut pas le seul à dénoncer ce qu'il appelait le " décor de mort" .
On ne s'étonnera donc pas qu'un livre prétendant offrir un récit convaincant de ce que pourrait être une personne apparemment civilisée qui finit par commettre des actes d'une inimaginable barbarie ait, dans l'ensemble, été accueilli avec enthousiasme et, dans une moindre mesure, vigoureusement rejeté dans un pays qui entretient un rapport historique si tourmenté aux questions de collaboration et de résistance. Pour la même raison, peut-être, on ne s'étonnera pas non plus d'apprendre que les critiques les
plus virulentes, fustigeant le « kitsch», la « pornographie et la violence» de ce livre « monstrueux» soient venues d'Allemagne
et d'Israël : à savoir du pays des bourreaux et de celui des victimes.
La journaliste de Die Zeit s'interrogeait non sans une certaine amertume :
" Pourquoi devrais-je lire un livre écrit par un imbécile cultivé qui écrit mal, est obsédé par les perversités sexuelles et s'est abandonné à une idéologie raciste et à une croyance archaïque au destin, je crains de ne toujours pas avoir trouvé la réponse."
La réponse à cette question exaspérée a sûrement un rapport avec l'immense ambition du roman, qui nous invite précisément à nous demander pourquoi nous devrions nous intéresser au processus par lequel une personne cultivée peut céder à une idéologie raciste, et quelles pourraient être les conséquences d'une telle attitude. Certaines de ces ambitions sont brillamment menées à bien ; d'autres avec moins de bonheur.
Mais toutes font du livre de Littell un ouvrage sérieux, qui mérite d'être abordé sérieusement.
C'est dans les résonances complexes du titre du roman qu'il faut chercher la clé de ces ambitions.
Les Bienveillantes est la traduction française du grec Eumenides : « celles qui veulent du bien », appellation rituelle plutôt flatteuse qui désignait jadis les horribles êtres surnaturels que nous connaissons mieux sous le nom d'Érinyes - les Furies des Romains.
Dans l' Orestie d'Eschyle - oeuvre que le roman de Littell convoque constamment, depuis l'ami intime du protagoniste que celui-ci surnomme avec désinvolture son « Pylade », jusqu'à des éléments clés du récit, en particulier la façon dont le héros assassine sa mère et son beau père -, Oreste est persécuté par ces horribles créatures baveuses à tête de chien dont la spécialité est de punir les crimes familiaux , après avoir tué sa mère Clytemnestre pour venger le meurtre de son père Agamemnon, accomplissant ainsi la volonté des dieux( Clytemnestre a tué Agamemnon parce qu'il avait sacrifié leur fille Iphigénie afin d'assurer à sa flotte des vents favorables lorsqu'elle ferait voile vers Troie.)
Le coeur de cette trilogie est en fait articulé sur un conflit entre soif de vengeance et soif de justice; ce n'est pas un hasard si elle trouve son paroxysme dans la troisième pièce,sous forme d'une scène de procès. Les Euménides se termine en effet sur l'acquittement d'Oreste par un tribunal récemment institué, au grand dam des Furies que seule une promesse parvient enfin à apaiser : elles ne seront désormais plus considérées comme des créatures diaboliques honnies mais intégrées à la vie de la cité athénienne et auront leur temple au pied de l'Acropole. Et pour mieux refléter leur nouveau statut, leur nom est également embelli : elles ne sont plus les redoutables Furies, mais deviennent les Euménides, les « Bienveillantes».
Il est pourtant difficile de ne pas ressentir les accents troublants de cet apparent dénouement heureux: pouvons-nous vraiment croire que, par la grâce d'un simple changement d'appellation, ces Furies seront vraiment apprivoisées ?
Choisir de donner à une oeuvre littéraire le titre du troisième volet de la trilogie d'Eschyle revient donc à se réclamer, très consciemment, de deux thèmes étroitement liés: l'un touche à la civilisation en général, et l'autre à la nature humaine. Le premier a trait à la justice, à sa nature et ses usages : comment elle est instituée, puis exécutée, en quoi elle se heurte à la soif de vengeance relativement primitive qu'elle est censée dépasser, la régule voire l'apaise. Le second, plus perturbant, concerne les forces sombres et potentiellement violentes qui guettent sous les dehors les plus agréables et les plus « bienveillants ». Ni l'un ni l'autre, il va sans dire, n'est l'apanage de la tragédie grecque ni même de la civilisation antique; mais tous deux sont intimement liés à la préoccupation centrale du roman de Littell : le programme nazi d'extermination durant la Seconde Guerre mondiale.
Mais résumer ou couper pourrait dénaturer ce qu'il écrit, je la livre en entier , c'est un extrait de son recueil de critiques Si beau, si fragile.
Transgression
Comme Oreste, héros des Euménides, la tragédie grecque à laquelle son titre fait allusion- et qui selon son auteur donna d'emblée à son roman sa " structure sous-jacente"- Les Bienveillantes- a été tout aussi accablé de louanges que couvert d'opprobre. Dès sa sortie en France, en 2006, il a été couronné des plus prestigieux lauriers de la critique: salué par des recensions enflammées, il a également reçu le prix Goncourt et le Grand Prix du roman de l'Académie française. Il a de surcroit connu un étonnant succès commercial..
Cette salve de hourras et d'euros , pour un thème, disons-le, plutôt sensationnel- le livre ,qui pèse son petit millier de pages, se présente sous la forme des mémoires d'un officier SS qui, outre ses activités de guerre qu'il relate par le menu, est également un matricide homosexuel qui entretient une relation incestueuse avec sa soeur jumelle -, a joué un rôle non négligeable pour conférer au roman l'éclat du triomphe et de l'excès qui accompagne son arrivée sur les rives étrangères.
Les attaques ont aussi été légion- et sont parties de France même. Claude Lanzmann, auteur du documentaire épique Shoah dont Littell dit s'être inspiré pour son livre, ne fut pas le seul à dénoncer ce qu'il appelait le " décor de mort" .
On ne s'étonnera donc pas qu'un livre prétendant offrir un récit convaincant de ce que pourrait être une personne apparemment civilisée qui finit par commettre des actes d'une inimaginable barbarie ait, dans l'ensemble, été accueilli avec enthousiasme et, dans une moindre mesure, vigoureusement rejeté dans un pays qui entretient un rapport historique si tourmenté aux questions de collaboration et de résistance. Pour la même raison, peut-être, on ne s'étonnera pas non plus d'apprendre que les critiques les
plus virulentes, fustigeant le « kitsch», la « pornographie et la violence» de ce livre « monstrueux» soient venues d'Allemagne
et d'Israël : à savoir du pays des bourreaux et de celui des victimes.
La journaliste de Die Zeit s'interrogeait non sans une certaine amertume :
" Pourquoi devrais-je lire un livre écrit par un imbécile cultivé qui écrit mal, est obsédé par les perversités sexuelles et s'est abandonné à une idéologie raciste et à une croyance archaïque au destin, je crains de ne toujours pas avoir trouvé la réponse."
La réponse à cette question exaspérée a sûrement un rapport avec l'immense ambition du roman, qui nous invite précisément à nous demander pourquoi nous devrions nous intéresser au processus par lequel une personne cultivée peut céder à une idéologie raciste, et quelles pourraient être les conséquences d'une telle attitude. Certaines de ces ambitions sont brillamment menées à bien ; d'autres avec moins de bonheur.
Mais toutes font du livre de Littell un ouvrage sérieux, qui mérite d'être abordé sérieusement.
C'est dans les résonances complexes du titre du roman qu'il faut chercher la clé de ces ambitions.
Les Bienveillantes est la traduction française du grec Eumenides : « celles qui veulent du bien », appellation rituelle plutôt flatteuse qui désignait jadis les horribles êtres surnaturels que nous connaissons mieux sous le nom d'Érinyes - les Furies des Romains.
Dans l' Orestie d'Eschyle - oeuvre que le roman de Littell convoque constamment, depuis l'ami intime du protagoniste que celui-ci surnomme avec désinvolture son « Pylade », jusqu'à des éléments clés du récit, en particulier la façon dont le héros assassine sa mère et son beau père -, Oreste est persécuté par ces horribles créatures baveuses à tête de chien dont la spécialité est de punir les crimes familiaux , après avoir tué sa mère Clytemnestre pour venger le meurtre de son père Agamemnon, accomplissant ainsi la volonté des dieux( Clytemnestre a tué Agamemnon parce qu'il avait sacrifié leur fille Iphigénie afin d'assurer à sa flotte des vents favorables lorsqu'elle ferait voile vers Troie.)
Le coeur de cette trilogie est en fait articulé sur un conflit entre soif de vengeance et soif de justice; ce n'est pas un hasard si elle trouve son paroxysme dans la troisième pièce,sous forme d'une scène de procès. Les Euménides se termine en effet sur l'acquittement d'Oreste par un tribunal récemment institué, au grand dam des Furies que seule une promesse parvient enfin à apaiser : elles ne seront désormais plus considérées comme des créatures diaboliques honnies mais intégrées à la vie de la cité athénienne et auront leur temple au pied de l'Acropole. Et pour mieux refléter leur nouveau statut, leur nom est également embelli : elles ne sont plus les redoutables Furies, mais deviennent les Euménides, les « Bienveillantes».
Il est pourtant difficile de ne pas ressentir les accents troublants de cet apparent dénouement heureux: pouvons-nous vraiment croire que, par la grâce d'un simple changement d'appellation, ces Furies seront vraiment apprivoisées ?
Choisir de donner à une oeuvre littéraire le titre du troisième volet de la trilogie d'Eschyle revient donc à se réclamer, très consciemment, de deux thèmes étroitement liés: l'un touche à la civilisation en général, et l'autre à la nature humaine. Le premier a trait à la justice, à sa nature et ses usages : comment elle est instituée, puis exécutée, en quoi elle se heurte à la soif de vengeance relativement primitive qu'elle est censée dépasser, la régule voire l'apaise. Le second, plus perturbant, concerne les forces sombres et potentiellement violentes qui guettent sous les dehors les plus agréables et les plus « bienveillants ». Ni l'un ni l'autre, il va sans dire, n'est l'apanage de la tragédie grecque ni même de la civilisation antique; mais tous deux sont intimement liés à la préoccupation centrale du roman de Littell : le programme nazi d'extermination durant la Seconde Guerre mondiale.
...
Les Bienveillantes comporte deux éléments structuraux majeurs censés approfondir ces questions. Le premier est l'intrigue historico-documentaire - en l'occurrence la reconstitution chronologique minutieuse de la carrière de Maximilien Aue pendant la guerre, entre 1941 et 1945, qui nous permet également de retracer le parcours de l'Allemagne, des charniers de Pologne orientale
et d'Ukraine, après l'opération Barbarossa, jusqu'à Babi Yar,Kiev et au Caucase, et de là (après qu'un officier supérieur
,furieux l'a puni en l'envoyant au front) à la débâcle de Stalingrad.On retrouve ensuite le héros à Berlin où il devient un favori d'Himmler et d'Eichmann; après quoi il passe quelque temps à Paris, où il en profite pour renouer avec d'anciens amis de ses années d'étudiant, des collaborateurs qui, comme nombre de protagonistes, sont des personnages historiques réels (Robert Brasillach, Lucien Rebatet) ; il est ensuite muté à Auschwitz en 1943 et enfin, lors de la chute de Berlin, le très opportuniste Aue ressurgit dans le bunker d'Hitler. Ce parcours permet à Max d'être en même temps témoin oculaire et acteur des atrocités - et, parce que le narrateur est un homme cultivé qui semble raisonnable, il ouvre au lecteur une fenêtre sur la mentalité d'un tortionnaire.
Le deuxième élément est d'ordre mythico-sexuel : c'est l'intégralité de l'histoire de l' Orestie, superposée au récit primaire et composée de flash-back sur la vie passée de Max et des événements se déroulant dans le présent de la guerre, ce qui érige le personnage en un Oreste des temps modernes. Il est obsédé par la disparition de son père, mort sous l'uniforme pendant la Grande Guerre, et par ce qu'il considère comme l'impardonnable trahison de sa « chienne odieuse» de mère.
(" C'est comme s'ils l'avaient assassiné [... ] Quelle disgrâce! Pour leurs désirs honteux!")
Avec sa soeur jumelle Una, une sorte d'Électre, il entretient des rapports contre nature (qui s'avèrent incestueux - clin d'oeil à Chateaubriand, l'un des nombreux romanciers français qui président au texte de Littell ; le thème de l'inceste entre frère et soeur reste également un thème majeur dans l'oeuvre du barde allemand du XIIe siècle Hartmann von Aue, auquel Littell emprunte le nom pour baptiser son héros.)
Il tue sa mère et son deuxième mari (dans une scène étroitement calquée sur le mythe grec, où l'on voit notamment la mère offrir son sein nu au bras vengeur de son fils, armé d'une hache). Il est inlassablement poursuivi par les agents du châtiment - deux détectives de film noir auxquels il donne les noms évocateurs de Weser et Clemens (personnages qui, dans la réalité, n'étaient autres que les officiers de la Gestapo qui persécutèrent le Juif allemand Victor Klemperer dont le journal, "Je veux témoigner jusqu'au bout", constitue aujourd'hui un document incontournable dans l'étude de la Shoah, et caractérisé, pourrait-on dire, par le même mélange de récit dramatique et de détails banals, méticuleux et parfois fastidieux, que le roman de Littell). Sur tout cela, se greffent des descriptions de plus en plus fouillées des fantasmes et activités sexuelles qui culminent en une orgie onaniste dans la maison abandonnée de sa soeur au moment où les Russes entrent en Poméranie.
La surprise - qui est aussi une clé pour comprendre l'indignation que le livre de Littell a soulevée, ainsi que les raisons de ses succès et de ses échecs - tient à la manière dont ces structures sont censées aborder les grands thèmes suggérés par son titre eschylien. Car c'est en réalité la structure historique qui devrait jeter un éclairage sur le problème de la nature humaine, tandis que la composante mythico-fantasmatique - et surtout, si j'interprète correctement l'allusion complexe de Littell à une révision bien plus récente du mythe d'Oreste, ces scènes sexuelles explicites,voire pornographiques - est là pour explorer la nature du crime, de l'atrocité et de la justice.
Le conflit entre la civilisation et les forces du mal que les institutions civilisées cherchent, souvent en vain, à contenir est une tension qui est au coeur de tout débat sur les implications morales de la Shoah - tension que l'on retrouve également au niveau de la psychologie individuelle. Car la question de savoir comment un pays comme l'Allemagne, connu pour ses extraordinaires réalisations culturelles, a pu également créer Auschwitz,soulève aussi la question corollaire : comment des individus allemands (ou polonais, ukrainiens, lettons, lituaniens, français, etc.)qui, pour la plupart, se considéraient comme des gens normaux et raisonnables, et menèrent effectivement une vie apparemment normale pendant toute la guerre, mise à part leur participation aux crimes - ont-ils pu perpétrer des horreurs que nous nous plaisons, avec peut-être une certaine naïveté ou une certaine facilité, à qualifier d'« inhumaines» ?
Mais dans un passage qui dénote une aversion provocante pour le sentiment et qui risque de lui aliéner quelques lecteurs,le protagoniste de Littell se refuse à qualifier d'« inhumaines» les atrocités nazies. Aue rappelle à cet égard le cas d'un soldat , qui, apprend-il, s'était engagé dans la police parce que « c'était le seul moyen d'être sûr de pouvoir mettre une assiette sur la table tous les jours », et qui avait échoué dans une unité chargée
l'horrible mission de liquider les soldats blessés irrécupérables - des soldats allemands- lors de l'effondrement du front russe:
"On a beaucoup parlé, après la guerre, pour essayer d'expliquer ce qui s'était passé, de l'inhumain. Mais l'inhumain, excusez-moi,cela n'existe pas. Il n'y a que l'humain, et encore de l'humain: et ce Döll en est un bon exemple. Qu'est-ce que c'est d'autre, Döll, qu'un bon père de famille qui voulait nourrir ses enfants, et qui obéissait à son gouvernement, même si en son for intérieur, il n'était pas tout à fait d'accord?"
La réussite singulière du roman de Littell tient à son art de nous faire côtoyer inconfortablement la pensée d'individus qui,par leur carrière, ont franchi le pas entre travail policier et pratique de l'euthanasie, voire pire. Le procédé est habile, car alors Aue essaie de se glisser dans l'esprit d'un homme ordinaire de la classe ouvrière comme Döll, Littell éclaire de façon très convaincante les pensées qui passent par la tête de son personnage.Et pourquoi pas ?Après tout, c'est un être cultivé, sensible,qui aime la musique, a beaucoup lu et qui, loin d'être monstrueusement indifférent aux crimes auxquels ils assistent et que lui même est appelé à commettre, passe beaucoup de temps à méditer sur les questions de culpabilité et de responsabilité, que tout individu doté d'une once de conscience devrait se poser.Littell tient à ce que Aue - du moins, au début, avant qu'il ne sombre dans un Gotterdämmerung relativement théâtral -refuse de se décharger de toute responsabilité, l'axe de défense qui devint le leitmotiv tristement célèbre des procès des criminels de guerre:
" Je ne plaide pas la Befehlnotstand, la contrainte par les ordres si prisée par nos bons avocats allemands. Ce que j'ai fait, je l'ai fait en pleine connaissance de cause, pensant qu'il y allait de mon devoir et qu'il était nécessaire que ce soit fait, aussi désagréable et malheureux que ce fût. La guerre totale, c'est cela aussi : le civil, ça n'existe plus, et entre l'enfant juif gazé ou fusillé et l'enfant allemand mort sous les bombes incendiaires, il n'y a qu'une différence de moyens;ces deux morts étaient également vaines ..."
Les Bienveillantes comporte deux éléments structuraux majeurs censés approfondir ces questions. Le premier est l'intrigue historico-documentaire - en l'occurrence la reconstitution chronologique minutieuse de la carrière de Maximilien Aue pendant la guerre, entre 1941 et 1945, qui nous permet également de retracer le parcours de l'Allemagne, des charniers de Pologne orientale
et d'Ukraine, après l'opération Barbarossa, jusqu'à Babi Yar,Kiev et au Caucase, et de là (après qu'un officier supérieur
,furieux l'a puni en l'envoyant au front) à la débâcle de Stalingrad.On retrouve ensuite le héros à Berlin où il devient un favori d'Himmler et d'Eichmann; après quoi il passe quelque temps à Paris, où il en profite pour renouer avec d'anciens amis de ses années d'étudiant, des collaborateurs qui, comme nombre de protagonistes, sont des personnages historiques réels (Robert Brasillach, Lucien Rebatet) ; il est ensuite muté à Auschwitz en 1943 et enfin, lors de la chute de Berlin, le très opportuniste Aue ressurgit dans le bunker d'Hitler. Ce parcours permet à Max d'être en même temps témoin oculaire et acteur des atrocités - et, parce que le narrateur est un homme cultivé qui semble raisonnable, il ouvre au lecteur une fenêtre sur la mentalité d'un tortionnaire.
Le deuxième élément est d'ordre mythico-sexuel : c'est l'intégralité de l'histoire de l' Orestie, superposée au récit primaire et composée de flash-back sur la vie passée de Max et des événements se déroulant dans le présent de la guerre, ce qui érige le personnage en un Oreste des temps modernes. Il est obsédé par la disparition de son père, mort sous l'uniforme pendant la Grande Guerre, et par ce qu'il considère comme l'impardonnable trahison de sa « chienne odieuse» de mère.
(" C'est comme s'ils l'avaient assassiné [... ] Quelle disgrâce! Pour leurs désirs honteux!")
Avec sa soeur jumelle Una, une sorte d'Électre, il entretient des rapports contre nature (qui s'avèrent incestueux - clin d'oeil à Chateaubriand, l'un des nombreux romanciers français qui président au texte de Littell ; le thème de l'inceste entre frère et soeur reste également un thème majeur dans l'oeuvre du barde allemand du XIIe siècle Hartmann von Aue, auquel Littell emprunte le nom pour baptiser son héros.)
Il tue sa mère et son deuxième mari (dans une scène étroitement calquée sur le mythe grec, où l'on voit notamment la mère offrir son sein nu au bras vengeur de son fils, armé d'une hache). Il est inlassablement poursuivi par les agents du châtiment - deux détectives de film noir auxquels il donne les noms évocateurs de Weser et Clemens (personnages qui, dans la réalité, n'étaient autres que les officiers de la Gestapo qui persécutèrent le Juif allemand Victor Klemperer dont le journal, "Je veux témoigner jusqu'au bout", constitue aujourd'hui un document incontournable dans l'étude de la Shoah, et caractérisé, pourrait-on dire, par le même mélange de récit dramatique et de détails banals, méticuleux et parfois fastidieux, que le roman de Littell). Sur tout cela, se greffent des descriptions de plus en plus fouillées des fantasmes et activités sexuelles qui culminent en une orgie onaniste dans la maison abandonnée de sa soeur au moment où les Russes entrent en Poméranie.
La surprise - qui est aussi une clé pour comprendre l'indignation que le livre de Littell a soulevée, ainsi que les raisons de ses succès et de ses échecs - tient à la manière dont ces structures sont censées aborder les grands thèmes suggérés par son titre eschylien. Car c'est en réalité la structure historique qui devrait jeter un éclairage sur le problème de la nature humaine, tandis que la composante mythico-fantasmatique - et surtout, si j'interprète correctement l'allusion complexe de Littell à une révision bien plus récente du mythe d'Oreste, ces scènes sexuelles explicites,voire pornographiques - est là pour explorer la nature du crime, de l'atrocité et de la justice.
Le conflit entre la civilisation et les forces du mal que les institutions civilisées cherchent, souvent en vain, à contenir est une tension qui est au coeur de tout débat sur les implications morales de la Shoah - tension que l'on retrouve également au niveau de la psychologie individuelle. Car la question de savoir comment un pays comme l'Allemagne, connu pour ses extraordinaires réalisations culturelles, a pu également créer Auschwitz,soulève aussi la question corollaire : comment des individus allemands (ou polonais, ukrainiens, lettons, lituaniens, français, etc.)qui, pour la plupart, se considéraient comme des gens normaux et raisonnables, et menèrent effectivement une vie apparemment normale pendant toute la guerre, mise à part leur participation aux crimes - ont-ils pu perpétrer des horreurs que nous nous plaisons, avec peut-être une certaine naïveté ou une certaine facilité, à qualifier d'« inhumaines» ?
Mais dans un passage qui dénote une aversion provocante pour le sentiment et qui risque de lui aliéner quelques lecteurs,le protagoniste de Littell se refuse à qualifier d'« inhumaines» les atrocités nazies. Aue rappelle à cet égard le cas d'un soldat , qui, apprend-il, s'était engagé dans la police parce que « c'était le seul moyen d'être sûr de pouvoir mettre une assiette sur la table tous les jours », et qui avait échoué dans une unité chargée
l'horrible mission de liquider les soldats blessés irrécupérables - des soldats allemands- lors de l'effondrement du front russe:
"On a beaucoup parlé, après la guerre, pour essayer d'expliquer ce qui s'était passé, de l'inhumain. Mais l'inhumain, excusez-moi,cela n'existe pas. Il n'y a que l'humain, et encore de l'humain: et ce Döll en est un bon exemple. Qu'est-ce que c'est d'autre, Döll, qu'un bon père de famille qui voulait nourrir ses enfants, et qui obéissait à son gouvernement, même si en son for intérieur, il n'était pas tout à fait d'accord?"
La réussite singulière du roman de Littell tient à son art de nous faire côtoyer inconfortablement la pensée d'individus qui,par leur carrière, ont franchi le pas entre travail policier et pratique de l'euthanasie, voire pire. Le procédé est habile, car alors Aue essaie de se glisser dans l'esprit d'un homme ordinaire de la classe ouvrière comme Döll, Littell éclaire de façon très convaincante les pensées qui passent par la tête de son personnage.Et pourquoi pas ?Après tout, c'est un être cultivé, sensible,qui aime la musique, a beaucoup lu et qui, loin d'être monstrueusement indifférent aux crimes auxquels ils assistent et que lui même est appelé à commettre, passe beaucoup de temps à méditer sur les questions de culpabilité et de responsabilité, que tout individu doté d'une once de conscience devrait se poser.Littell tient à ce que Aue - du moins, au début, avant qu'il ne sombre dans un Gotterdämmerung relativement théâtral -refuse de se décharger de toute responsabilité, l'axe de défense qui devint le leitmotiv tristement célèbre des procès des criminels de guerre:
" Je ne plaide pas la Befehlnotstand, la contrainte par les ordres si prisée par nos bons avocats allemands. Ce que j'ai fait, je l'ai fait en pleine connaissance de cause, pensant qu'il y allait de mon devoir et qu'il était nécessaire que ce soit fait, aussi désagréable et malheureux que ce fût. La guerre totale, c'est cela aussi : le civil, ça n'existe plus, et entre l'enfant juif gazé ou fusillé et l'enfant allemand mort sous les bombes incendiaires, il n'y a qu'une différence de moyens;ces deux morts étaient également vaines ..."
...
« Mon devoir» et « il était nécessaire que ce soit fait» : ces deux expressions soulèvent bien évidemment la question de la moralité qui sous-tend l'idéologie nazie, l'attachement farouche de Aue à ces « absolus» étant censé trouver une explication dans les éléments mythico-sexuels du livre, paysage de l'aberration psycho-sexuelle: un cliché psychologisant que beaucoup de critiques ont balayé d'un revers de manche. Je pense pourtant que, dans la volonté de Littell de nous montrer une image de l'idéologie en action, il y a quelque chose du tour que peuvent prendre les événements lorsque des gens ordinaires, voire attentionnés, contribuent à appliquer des idéologies qui peuvent paraître effroyables à d'autres - que ce soit la Destinée manifeste, l'Irak ou la Cisjordanie.
C'est pour cela que Littell s'emploie à nous rappeler que Aue est lui-même dégoûté par les sadiques sans scrupule qu'il rencontre, opposant avec raison que « les hommes ordinaires dont est constitué l'État - surtout en des temps instables -, voilà le vrai danger. Le vrai danger pour l'homme, c'est moi, c'est vous. »
Quiconque a étudié la Shoah reconnaîtra la terrible sagesse de cette remarque; son histoire est peuplée de soldats et de civils d'Allemands, de Polonais, d'Ukrainiens, de Néerlandais et de Français, qui allaient à l'église le dimanche, s'inquiétaient de leur santé, s'occupaient de leurs épouses malades, punissaient leurs enfants lorsqu'ils mentaient ou trichaient, et passaient de temps en temps un après-midi à loger une balle dans le crâne de quelques grands-mères et enfants juifs. Certains trouveront sans doute « obscène» la sympathie d'auteur qu'affiche Littell pour Aue - et par « sympathie », j'entends simplement son désir de comprendre le personnage -, mais son projet semble infiniment plus recevable que le geste de repli sur soi qui consisterait à reléguer tous ces millions d'assassins dans la catégorie des « 'monstres» et des « êtres inhumains», qui nous permet trop
facilement de tracer une nette démarcation entre « eux» et « nous». La première phrase du roman prend la forme de la salutation troublante de Aue à ses « frères humains» : l'objectif improbable du livre, et pourtant largement atteint, est de préserver ce sentiment troublant de fraternité.
La façon dont Littell accomplit ce tour de force mérite que nous nous y attardions et nous amène à considérer le style et la technique narrative de son roman - souvent mis en cause par ses détracteurs. Il est vrai qu'au niveau des mots et des phrases le style de Littell n'a rien d'exceptionnel et est parfois même prosaïque - sa traductrice anglaise, Charlotte Mandel!, a produit une version d'une remarquable fluidité, plus agréable à lire que le français. Dès que l'auteur s'essaie aux effets de manches, le roman déraille systématiquement. Des phrases comme « Ma pensée fuyait dans tous les sens, comme un banc de poissons devant un plongeur », ou « Je suis sorti de la guerre un homme vide, avec seulement de l'amertume et une longue honte, comme du sable qui crisse entre les dents» nous font d'autant plus grimacer que Littell réussit par ailleurs très souvent à rendre avec beaucoup de bonheur la platitude des propos quotidiens, les potins sur les promotions et les ordres du milieu militaire qu'il décrit.
La grande réussite du livre - cette façon qu'a Littell de nous
entraîner dans l'univers mental de Aue - repose en grande partie sur la technique saisissante qu'il emploie de bout en bout, et qui consiste à intégrer, avec de plus en plus d'insistance à mesure que l'intrigue se déroule, des scènes d'une horreur incommensurable (ou bien des scènes dans lesquelles les personnages discutent froidement d'actes ou de projets épouvantables) à des tirades prosaïques, voire ennuyeuses, des conversations sur les petites intrigues militaires mesquines, et autres interminables chamailleries entre officiers, mêlant ainsi l'horrible et l'ordinaire avec un ton si convaincant qu'il en est déstabilisant - le banal finissant par normaliser l'horrible, et l'horrible paraissant contaminer le banal. (Dans un passage très caractéristique, vers le début du roman, la conversation d'un groupe d'officiers va et vient entre la stratégie d'extermination et les vertus du canard rôti fourré aux pommes avec de la purée qu'ils sont en train de manger : « "Oui, excellent", approuva Oberlander. "C'est une spécialité de la région ?" »)
Au début, ces juxtapositions nous horrifient, et l'on peut s'exaspérer de ce qui ressemble à une recherche obstinée d'effets choquants; mais peu à peu, on commence à s'y faire: par leur longueur interminable et leur banalité, ces discours « quotidiens »(beaucoup trop nombreux, au demeurant, au point que certains lecteurs les sauteront) finissent au bout d'un moment par nous engourdir. Or c'est bien entendu exactement le but de la manoeuvre : Littell a écrit un roman de la Shoah qui rend le mal aussi banal que l'on nous a dit qu'il l'était - c'est-à-dire non pas « banal» au sens d'ennuyeux ou ordinaire, mais plutôt « banalisé» : il devient quotidien, participe de la vie de tous les jours, se pare des atours de la normalité.
Des dizaines de pages de juxtapositions de ce type, où s'entrechoquent la politique meurtrière et les patates au four,préparent Max (et le lecteur) à l'imperceptible dégringolade sur une pente morale qui, sous la plume de Littell, prend un éloquent tour littéral. Dans l'une des scènes que les critiques ont lue comme un exemple de la « pornographie de la violence», Max se retrouve très littéralement à glisser sur les cadavres jonchant les ravins escarpés de Babi Var :
« La paroi du ravin, là où je me tenais, était trop abrupte pour que je puisse descendre, je dus refaire le tour et entrer par le fond. Autour des corps, la terre sablonneuse s'imprégnait d'un sang noirâtre, le ruisseau aussi était noir de sang. Une odeur épouvantable d'excréments dominait celle du sang, beaucoup de gens déféquaient au moment de mourir; heureusement, le vent soufflait fortement et chassait un peu ces effluves. [... ] Pour atteindre certains blessés, il fallait marcher sur les corps, cela glissait affreusement, les chairs blanches et molles roulaient sous mes bottes, les os se brisaient traîtreusement et me faisaient trébucher, je m'enfonçais jusqu'aux chevilles dans la boue et le sang. C'était horrible et cela m'emplissait d'un sentiment grinçant de dégoût, comme ce soir en Espagne, dans la latrine avec les cafards. »
Ici encore, la composante morale si choquante vient presque moins des détails sur le théâtre du massacre que de cette juxtaposition paroxystique et déboussolante de l'extrême et du normal- l'insoutenable spectacle de la boucherie, et un simple souvenir déplaisant de vacances en Espagne.
Vers le milieu du roman, il ne reste plus rien de l'angoisse méditative qui accompagnait les premiers exploits de Aue – une angoisse toujours apaisée, au bout du compte, par l'allégeance fanatique de Max à l'idéologie nazie et aux objectifs de la guerre, même après sa brillante évocation de la catastrophe de Stalingrad, l'un des morceaux de bravoure du roman.
« En Ukraine ou au Caucase, des questions de cet ordre me concernaient encore, je m'affligeais des difficultés et en discutais avec sérieux, avec le sentiment qu'il s'agissait là de problèmes vitaux. [...] Le sentiment qui me dominait à présent était une vaste indifférence non pas morne, mais légère et précise. Mon travail seul m engageait. »
Le travail en question, soulignons-le, se rapporte à ses fonctions au sein du service « économique », auquel il a été affecté après avoir été remarqué par Himmler: au moment où la guerre commence à tourner contre les Allemands, le service « économique» est chargé d'optimiser la productivité de la main- d’'oeuvre forcée, mission qui, parce que Max est maintenant obligé de considérer les prisonniers comme des travailleurs à nourrir, habiller et loger correctement, finit par le placer dans .l'étrange position de devoir veiller sur la vie des Juifs qu'il avait jusque là docilement tués. Ici encore, l'attention méticuleuse de Littell aux détails convaincants, les manoeuvres mesquines pour gagner une promotion, les plaintes exaspérées sur l'efficacité et le gaspillage - la façon dont, enfin, l'usage des mots « mon travail » dans la phrase « mon travail seul m'engageait », trahit des énormités morales - nous rend l'effondrement de Max insupportablement palpable.
« Mon devoir» et « il était nécessaire que ce soit fait» : ces deux expressions soulèvent bien évidemment la question de la moralité qui sous-tend l'idéologie nazie, l'attachement farouche de Aue à ces « absolus» étant censé trouver une explication dans les éléments mythico-sexuels du livre, paysage de l'aberration psycho-sexuelle: un cliché psychologisant que beaucoup de critiques ont balayé d'un revers de manche. Je pense pourtant que, dans la volonté de Littell de nous montrer une image de l'idéologie en action, il y a quelque chose du tour que peuvent prendre les événements lorsque des gens ordinaires, voire attentionnés, contribuent à appliquer des idéologies qui peuvent paraître effroyables à d'autres - que ce soit la Destinée manifeste, l'Irak ou la Cisjordanie.
C'est pour cela que Littell s'emploie à nous rappeler que Aue est lui-même dégoûté par les sadiques sans scrupule qu'il rencontre, opposant avec raison que « les hommes ordinaires dont est constitué l'État - surtout en des temps instables -, voilà le vrai danger. Le vrai danger pour l'homme, c'est moi, c'est vous. »
Quiconque a étudié la Shoah reconnaîtra la terrible sagesse de cette remarque; son histoire est peuplée de soldats et de civils d'Allemands, de Polonais, d'Ukrainiens, de Néerlandais et de Français, qui allaient à l'église le dimanche, s'inquiétaient de leur santé, s'occupaient de leurs épouses malades, punissaient leurs enfants lorsqu'ils mentaient ou trichaient, et passaient de temps en temps un après-midi à loger une balle dans le crâne de quelques grands-mères et enfants juifs. Certains trouveront sans doute « obscène» la sympathie d'auteur qu'affiche Littell pour Aue - et par « sympathie », j'entends simplement son désir de comprendre le personnage -, mais son projet semble infiniment plus recevable que le geste de repli sur soi qui consisterait à reléguer tous ces millions d'assassins dans la catégorie des « 'monstres» et des « êtres inhumains», qui nous permet trop
facilement de tracer une nette démarcation entre « eux» et « nous». La première phrase du roman prend la forme de la salutation troublante de Aue à ses « frères humains» : l'objectif improbable du livre, et pourtant largement atteint, est de préserver ce sentiment troublant de fraternité.
La façon dont Littell accomplit ce tour de force mérite que nous nous y attardions et nous amène à considérer le style et la technique narrative de son roman - souvent mis en cause par ses détracteurs. Il est vrai qu'au niveau des mots et des phrases le style de Littell n'a rien d'exceptionnel et est parfois même prosaïque - sa traductrice anglaise, Charlotte Mandel!, a produit une version d'une remarquable fluidité, plus agréable à lire que le français. Dès que l'auteur s'essaie aux effets de manches, le roman déraille systématiquement. Des phrases comme « Ma pensée fuyait dans tous les sens, comme un banc de poissons devant un plongeur », ou « Je suis sorti de la guerre un homme vide, avec seulement de l'amertume et une longue honte, comme du sable qui crisse entre les dents» nous font d'autant plus grimacer que Littell réussit par ailleurs très souvent à rendre avec beaucoup de bonheur la platitude des propos quotidiens, les potins sur les promotions et les ordres du milieu militaire qu'il décrit.
La grande réussite du livre - cette façon qu'a Littell de nous
entraîner dans l'univers mental de Aue - repose en grande partie sur la technique saisissante qu'il emploie de bout en bout, et qui consiste à intégrer, avec de plus en plus d'insistance à mesure que l'intrigue se déroule, des scènes d'une horreur incommensurable (ou bien des scènes dans lesquelles les personnages discutent froidement d'actes ou de projets épouvantables) à des tirades prosaïques, voire ennuyeuses, des conversations sur les petites intrigues militaires mesquines, et autres interminables chamailleries entre officiers, mêlant ainsi l'horrible et l'ordinaire avec un ton si convaincant qu'il en est déstabilisant - le banal finissant par normaliser l'horrible, et l'horrible paraissant contaminer le banal. (Dans un passage très caractéristique, vers le début du roman, la conversation d'un groupe d'officiers va et vient entre la stratégie d'extermination et les vertus du canard rôti fourré aux pommes avec de la purée qu'ils sont en train de manger : « "Oui, excellent", approuva Oberlander. "C'est une spécialité de la région ?" »)
Au début, ces juxtapositions nous horrifient, et l'on peut s'exaspérer de ce qui ressemble à une recherche obstinée d'effets choquants; mais peu à peu, on commence à s'y faire: par leur longueur interminable et leur banalité, ces discours « quotidiens »(beaucoup trop nombreux, au demeurant, au point que certains lecteurs les sauteront) finissent au bout d'un moment par nous engourdir. Or c'est bien entendu exactement le but de la manoeuvre : Littell a écrit un roman de la Shoah qui rend le mal aussi banal que l'on nous a dit qu'il l'était - c'est-à-dire non pas « banal» au sens d'ennuyeux ou ordinaire, mais plutôt « banalisé» : il devient quotidien, participe de la vie de tous les jours, se pare des atours de la normalité.
Des dizaines de pages de juxtapositions de ce type, où s'entrechoquent la politique meurtrière et les patates au four,préparent Max (et le lecteur) à l'imperceptible dégringolade sur une pente morale qui, sous la plume de Littell, prend un éloquent tour littéral. Dans l'une des scènes que les critiques ont lue comme un exemple de la « pornographie de la violence», Max se retrouve très littéralement à glisser sur les cadavres jonchant les ravins escarpés de Babi Var :
« La paroi du ravin, là où je me tenais, était trop abrupte pour que je puisse descendre, je dus refaire le tour et entrer par le fond. Autour des corps, la terre sablonneuse s'imprégnait d'un sang noirâtre, le ruisseau aussi était noir de sang. Une odeur épouvantable d'excréments dominait celle du sang, beaucoup de gens déféquaient au moment de mourir; heureusement, le vent soufflait fortement et chassait un peu ces effluves. [... ] Pour atteindre certains blessés, il fallait marcher sur les corps, cela glissait affreusement, les chairs blanches et molles roulaient sous mes bottes, les os se brisaient traîtreusement et me faisaient trébucher, je m'enfonçais jusqu'aux chevilles dans la boue et le sang. C'était horrible et cela m'emplissait d'un sentiment grinçant de dégoût, comme ce soir en Espagne, dans la latrine avec les cafards. »
Ici encore, la composante morale si choquante vient presque moins des détails sur le théâtre du massacre que de cette juxtaposition paroxystique et déboussolante de l'extrême et du normal- l'insoutenable spectacle de la boucherie, et un simple souvenir déplaisant de vacances en Espagne.
Vers le milieu du roman, il ne reste plus rien de l'angoisse méditative qui accompagnait les premiers exploits de Aue – une angoisse toujours apaisée, au bout du compte, par l'allégeance fanatique de Max à l'idéologie nazie et aux objectifs de la guerre, même après sa brillante évocation de la catastrophe de Stalingrad, l'un des morceaux de bravoure du roman.
« En Ukraine ou au Caucase, des questions de cet ordre me concernaient encore, je m'affligeais des difficultés et en discutais avec sérieux, avec le sentiment qu'il s'agissait là de problèmes vitaux. [...] Le sentiment qui me dominait à présent était une vaste indifférence non pas morne, mais légère et précise. Mon travail seul m engageait. »
Le travail en question, soulignons-le, se rapporte à ses fonctions au sein du service « économique », auquel il a été affecté après avoir été remarqué par Himmler: au moment où la guerre commence à tourner contre les Allemands, le service « économique» est chargé d'optimiser la productivité de la main- d’'oeuvre forcée, mission qui, parce que Max est maintenant obligé de considérer les prisonniers comme des travailleurs à nourrir, habiller et loger correctement, finit par le placer dans .l'étrange position de devoir veiller sur la vie des Juifs qu'il avait jusque là docilement tués. Ici encore, l'attention méticuleuse de Littell aux détails convaincants, les manoeuvres mesquines pour gagner une promotion, les plaintes exaspérées sur l'efficacité et le gaspillage - la façon dont, enfin, l'usage des mots « mon travail » dans la phrase « mon travail seul m'engageait », trahit des énormités morales - nous rend l'effondrement de Max insupportablement palpable.
..
Si le premier grand élément du roman, le récit historicodocumentaire, parvient si bien à nous faire saisir la mentalité de quelqu'un dont les valeurs civilisées dégénèrent en actes odieux - chez qui, pour ainsi dire, les Érinyes triomphent des Euménides-, c'est parce que Littell sait préserver cette proximité, continuer à nous faire sentir que Max est pour nous un « frère humain». Or, cette réussite est désastreusement sapée par le deuxième grand élément structurel du roman, auquel Littell tient manifestement beaucoup: la superposition du parallèle de l' Orestie, avec son extraordinaire attrait intellectuel et son art consommé de l'allusion littéraire (exactement le genre de chose que Max lui-même apprécierait). Pourtant, à mesure que l'histoire se déploie et que les parallèles, d'abord relativement discrets (une référence occasionnelle à la disparition du père soldat, l'intense rancune que voue Max à sa mère pour s'être remariée à un homme de bien moindre valeur), deviennent patents (l'étrange gémellité émotionnelle avec la soeur, le matricide et la poursuite par des agents de la loi et de la justice), ce qui se perd est précisément cette perception de Max en frère humain.
Car pour aussi effroyables que soient dans ce livre les descriptions des atrocités bien réelles, elles pâlissent face aux fantasmes délibérément repoussants qui constituent leur pendant sur le plan orestien du roman.
Que peut éprouver un lecteur lambda à l'égard d'un personnage qui - au-delà de ces ingrédients « grecs» basiques que sont l'inceste, le matricide et l'homosexualité devient de plus en plus violent, coupé des réalités et déséquilibré, à mesure que son récit progresse vers sa fin spectaculairement sordide, récit dont le point culminant est marqué par des fantasmes comme celui-ci :
« J'essayais de m'imaginer ma soeur les jambes couvertes d'une diarrhée liquide, collante, à la puanteur abominablement douce. Les. évacuées décharnées d'Auschwitz, blotties sous leurs couvertures, avaient-elles aussi les jambes couvertes de merde, leurs jambes semblables à des bâtons; celles qui s'arrêtaient pour déféquer étaient exécutées, elles étaient obligées de chier en marchant, comme les chevaux. Une couverte de merde aurait été encore plus belle, solaire et pure sous cette fange qui ne l'aurait pas touchée, qui aurait été incapable de la souiller. Entre ses jambes maculées je me serais blotti comme un nourrisson affamé de lait et d'amour, désemparé. »
Les passages de cette veine s'inscrivent très certainement dans un crescendo soigneusement étudié: la désintégration de l'Allemagne se reflète dans le goût de plus en plus marqué de Max pour des activités et des fantasmes sexuels grotesques (dont la coprophagie), et dans plusieurs autres éléments extra-narratifs. (Vers la fin du roman, lorsque les Soviétiques ont pénétré en territoire allemand et avancent sur Berlin, Aue et son « Pylade », qui essaient également de rentrer à Berlin, se joignent à une bande d'orphelins aryens cauchemardesques qui livrent une implacable guerre d'escarmouches aux soldats soviétiques et, dans les dernières pages du livre, Aue commet ses derniers meurtres au zoo: ce qui revient à dire qu'il a effectué une ultime régression, d'abord au stade infantile, puis au stade bestial.) Mais pour admirables que soient ces coups de maître structurels, ils posent en fin de compte problème en ceci qu'ils rendent de plus en plus difficile - et finalement impossible - de considérer Max comme autre chose qu'un être « inhumain », un « monstre », précisément le genre de stéréotype de dépravation auquel tant de passages parmi les plus forts de ce roman résistent si bien.
L’obstination de Littell à développer à partir de son thème orestien le fantastique, le sexuel extrême résulte manifestement d'un choix délibéré; il a d'ailleurs lui-même scrupuleusement semé des indices sur le sens (et la justification) de ce choix - choix qui, au demeurant, n'a pas grand-chose à voir avec la Shoah proprement dit, ni même avec la fictionnalisation de l'histoire, mais relève entièrement d'un phénomène très français et très littéraire.
Exactement à la moitié des Bienveillantes, Aue se retrouve à Paris - nous sommes alors en 1943, et il s'agit du voyage au terme duquel il ira dans le Midi pour assassiner sa mère - et, en se promenant sur les quais, il fouille dans les caisses des bouquinistes et tombe sur un recueil d'essais de Maurice Blanchot (auteur que Littell a étudié sérieusement et qui, par une opportune coïncidence, vient d'être traduit en anglais par Charlotte Mandell, la traductrice des Bienveillantes). Comme il se doit, Aue est fasciné par un essai dont il nous dit vaguement qu'il traite d'une pièce de Sartre sur le thème d'Oreste: il s'agit à n'en pas douter du recueil de 1943 de Blanchot, "Faux pas" qui, dans une partie intitulée « De l'angoisse au langage », contient l'essai « Le mythe d'Oreste ». La pièce de Sartre dont il est question est Les Mouches, créée en 1943. Aue ne dit pas grand-chose de cet essai, se bornant à paraphraser sa thèse, selon laquelle Sartre "se servait de la figure du malheureux parricide pour exposer ses idées sur la liberté de l'homme dans le crime; Blanchot le jugeait sévèrement et je ne pouvais qu'approuver"
La pièce de Sartre, on le sait, est essentiellement une parabole sur l'Occupation et les dilemmes moraux qui se posaient à la France; dans ce texte, Oreste rentre à Argos et retrouve une ville corrompue, et même un cosmos corrompu; il apprend de la bouche de Zeus en personne que les dieux eux-mêmes sont injustes, révélation qui vide de tout leur sens ses aspirations – et celles de n'importe qui - à une vie débarrassée d'angoisse morale, une vie dans laquelle chacun pourrait être un individu comme n'importe quel autre, un « frère humain ». Comme dans l' Orestie, Oreste doit tuer sa mère, mais ici, l'acte revêt une signification résolument ancrée dans le xxe siècle à laquelle Eschyle n'aurait jamais songé, comme le souligne l'interprétation que Blanchot donne du matricide :
« Le sens de son double meurtre, c'est qu'il ne peut être vraiment libre que par l'épreuve d'une action dont il accepte et supporte tout ce qu'elle a d'insupportable dans ses conséquences. [...] Le héros revendique toute la responsabilité de ce qu'il a fait; à lui l'acte appartient absolument, il est cet acte qui est aussi son existence et sa liberté. Pourtant, cette liberté n'est pas encore complète. On n'est pas libre si on est seul à l'être, car le fait de la liberté est lié à la révélation de l'existence dans le monde. Oreste ne doit donc pas seulement détruire pour lui-même la loi du remords, il doit l'abolir pour les autres et établir par la seule manifestation de sa liberté un ordre d'où aient disparu les représailles intérieures et les légions de la justice peureuse. »
Nous voyons donc ici l'ambitieux objectif intellectuel qu'est censé servir le thème d'Oreste, tel qu'il est transmis par le texte de Blanchot auquel se réfère si ouvertement le roman de Littel!. Au tout début des Bienveillantes, Aue se fait fort de refuser le cadre rassurant qu'offrent les repères moraux traditionnels :
« Ce n'est pas de culpabilité, de remords qu'il s'agit ici. Cela aussi existe, sans doute, je ne veux pas le nier, mais je pense que les choses sont autrement complexes. »
Et effectivement, dans ses entretiens à la presse comme dans le texte de son roman, Littell s'est appesanti sur les différences entre la morale judéo-chrétienne (et l'importance qu'elle accorde à l'intention et à l'état d'esprit, au péché et à la possibilité de rédemption) et la morale plus austère, moins sentimentale et plus « franche» qu'il trouve dans la tragédie grecque. (" L’attitude grecque est beaucoup plus carrée. Je le dis dans le livre : quand OEdipe tue Laïos il ne sait pas que c'est son père, mais les dieux s'en foutent : tu as tué ton père. Il baise Jocaste, il ne sait pas que c'est sa mère, ça ne change rien: tu es coupable, basta. ")
Mais Littell ne cherche absolument pas à inférer que Aue se situe « au-delà de la moralité », bien au contraire: il veut brosser le portrait d'un personnage qui, tout comme ses actes l'ont placé au-delà des limites de la loi morale, se place également lui-même au-delà des concepts classiques réconfortants de moralité et de justice comme l'Oreste de Sartre, dans l'interprétation de Blanchot :
« Il serait enfantin de croire qu'avec son effroyable meurtre celui-ci s'est débarrassé de tout, que, libre de remords et continuant à vouloir ce qu'il a fait même après l'avoir fait, il est quitte de son acte et étranger à ses conséquences. C'est au contraire maintenant qu'il va sonder le surprenant abîme de l'horreur, de la peur nue, libre, pure des superstitions complaisantes. [... ] Il est libre, la réconciliation avec l’oubli et le repos ne lui est plus permise, il ne peut dorénavant qu’être associé au désespoir ou à l’ennui. »
Ce n'est pas un hasard si le personnage de Aue que nous rencontrons au début du roman, au moment où, âgé, il commence à coucher sur le papier ses immenses souvenirs, mène exactement ce genre de vie : il est tranquille mais vide, il est désespéré, seul, et surtout s'ennuie énormément.
Les passages que j'ai cité ci-dessus montrent clairement que Blanchot, loin de désapprouver la pièce de Sartre, comme le suggère Aue dans sa brève référence à cet essai, l'admirait : et de fait, il commence son essai par un vibrant éloge de cette pièce « d'une valeur et d'une signification exceptionnelles ». Où donc est le « jugement sévère » de Blanchot dont parle Aue ?
La réponse à cette question permet de comprendre pourquoi le livre de Littell bascule dans la « pornographie » qui a choqué tant de critiques et de lecteurs. Car, ayant exposé sa théorie sur Les Mouches comme l'étude d'un homme qui a décidé de « porter atteinte au sacré», Blanchot fait remarquer que, pour que la pièce fonctionne, la « valeur sacrilège » doit être excessive, écrasante; et il craint que :
« cette impression de sacrilège [fasse] parfois défaut à la pièce qu'elle devrait soutenir. [... ] [Sartre] n'a-t-il pas poussé assez loin l'abjection qu'il dépeint? [...] À la grandeur d'Oreste, il manque d'être impie contre une piété véritable. »
Ainsi, au lieu d'utiliser simplement (et naïvement) les détails crus de violence et de sexe comme moyen facile de choquer son lecteur, Littell évoque sciemment la violence, et même la « pornographie de la violence », avec tout ce que cela comporte de détails baroques cauchemardesques, pour renforcer cette «impression de sacrilège» - non pas pour tenter de défendre Aue car il est en dehors de la moralité, mais pour nous faire ressentir par les cinq sens toute l'horreur d'une vie affranchie de toute morale. Le matériel « pornographique » n'est pas un symbole creux de la malfaisance de Max (ce qui ne serait tout au mieux qu'une lecture puritaine) : c'est plutôt Littell qui achève la tâche de Sartre, en « poussant assez loin l'abjection », en s'évertuant à montrer « l'impiété contre une piété véritable» - la « piété», dans ce cas précis, étant nos pruderies et attentes conventionnelles de ce que devrait être un roman sur les nazis.
En ce sens, Les Bienveillantes s'inscrit directement dans la tradition d'une « littérature de la transgression», et notamment dans la lignée française qui remonte au marquis de Sade et au comte de Lautréamont, et va jusqu'à Octave Mirbeau et Georges Bataille. L’influence de Bataille est flagrante dans les fantasmes sexuels complexes, dans les thèmes des rapports sexuels entre les frère et soeur adolescents, de la coprophilie et de l'inceste, et on reconnaît en particulier un renvoi à son oeuvre emblématique, Histoire de l'oeil, où un oeil violemment arraché devient un fétiche sexuel utilisé avec beaucoup d'inventivité, et à laquelle Littell semble faire allusion plus d'une fois dans les passages décrivant des yeux arrachés de têtes écrasées ou explosées. Littell pourrait, à mon avis, dire que c'est précisément pour réveiller notre sensibilité émoussée face aux représentations de l'ignominie nazie dans la littérature et au cinéma qu'il se devait de briser de nouveaux tabous afin de nous faire réfléchir sur le mal, sur une vie vouée au mal et sur un esprit disposé à, voire impatient d'accepter les conséquences de ce choix.
Le côté « kitsch» est donc inhérent aux visées moralisatrices du roman. Et pourtant, comme je l'ai expliqué, son efficacité sape la réussite de son autre grande composante, l'élément historico documentaire; soit Aue est un frère humain avec lequel nous pouvons ressentir une certaine affinité (et en cela je veux dire accepter qu'il ne soit pas tout bonnement « inhumain »), soit c'est un pervers sexuel, coprophage, matricide et incestueux; en tout état de cause, on ne peut pas avoir le Butterkuchen et l'argent du Butterkuchen. Ce qui ne signifie pas pour autant que l'objectif de l'un ou l'autre des éléments soit déplacé ou illégitime,comme ont pu l'avancer certains critiques: je ne le pense pas. (Mon seul grand reproche, étant donné la morale « grecque» de Aue, à sa détermination à assumer la responsabilité de ses actes, est que le matricide et le meurtre sont commis par un Aue qui se trouve dans une sorte d'état second, il n'est pas conscient de ce qu'il fait, ce qui ressemble fort à une pirouette caractérisée.) Mais c'est précisément parce que chaque élément fonctionne si bien en soi que le roman dans son ensemble est bancal.
Pourtant, malgré ce sérieux écueil, Les Bienveillantes rappelle le jugement de Blanchot - que Maximilien Aue approuve avec enthousiasme et, comme on ne peut s'empêcher de le penser avec éloquence - sur un autre colossal roman hybride, Moby Dick : «Ce livre impossible qui avait marqué un moment de ma jeunesse, de cet équivalent écrit de l’univers, mystérieusement, comme d'une oeuvre qui garde le caractère ironique d'une énigme et ne se révèle que par l'interrogation qu'elle propose. »
Comme continuent de nous le rappeler d'autres Bienveillantes- celles d'Eschyle -, il existe d'étranges créatures de fiction, des hybrides improbables, dont les deux faces semblent ne pas avoir beaucoup en commun et qui, même si nous avons peu de chance de les rencontrer dans la nature, peuvent nous donner des cauchemars qui continueront de nous hanter longtemps après le tomber du rideau."
Daniel Mendelsohn
Extrait de Si beau, si fragile.
Si le premier grand élément du roman, le récit historicodocumentaire, parvient si bien à nous faire saisir la mentalité de quelqu'un dont les valeurs civilisées dégénèrent en actes odieux - chez qui, pour ainsi dire, les Érinyes triomphent des Euménides-, c'est parce que Littell sait préserver cette proximité, continuer à nous faire sentir que Max est pour nous un « frère humain». Or, cette réussite est désastreusement sapée par le deuxième grand élément structurel du roman, auquel Littell tient manifestement beaucoup: la superposition du parallèle de l' Orestie, avec son extraordinaire attrait intellectuel et son art consommé de l'allusion littéraire (exactement le genre de chose que Max lui-même apprécierait). Pourtant, à mesure que l'histoire se déploie et que les parallèles, d'abord relativement discrets (une référence occasionnelle à la disparition du père soldat, l'intense rancune que voue Max à sa mère pour s'être remariée à un homme de bien moindre valeur), deviennent patents (l'étrange gémellité émotionnelle avec la soeur, le matricide et la poursuite par des agents de la loi et de la justice), ce qui se perd est précisément cette perception de Max en frère humain.
Car pour aussi effroyables que soient dans ce livre les descriptions des atrocités bien réelles, elles pâlissent face aux fantasmes délibérément repoussants qui constituent leur pendant sur le plan orestien du roman.
Que peut éprouver un lecteur lambda à l'égard d'un personnage qui - au-delà de ces ingrédients « grecs» basiques que sont l'inceste, le matricide et l'homosexualité devient de plus en plus violent, coupé des réalités et déséquilibré, à mesure que son récit progresse vers sa fin spectaculairement sordide, récit dont le point culminant est marqué par des fantasmes comme celui-ci :
« J'essayais de m'imaginer ma soeur les jambes couvertes d'une diarrhée liquide, collante, à la puanteur abominablement douce. Les. évacuées décharnées d'Auschwitz, blotties sous leurs couvertures, avaient-elles aussi les jambes couvertes de merde, leurs jambes semblables à des bâtons; celles qui s'arrêtaient pour déféquer étaient exécutées, elles étaient obligées de chier en marchant, comme les chevaux. Une couverte de merde aurait été encore plus belle, solaire et pure sous cette fange qui ne l'aurait pas touchée, qui aurait été incapable de la souiller. Entre ses jambes maculées je me serais blotti comme un nourrisson affamé de lait et d'amour, désemparé. »
Les passages de cette veine s'inscrivent très certainement dans un crescendo soigneusement étudié: la désintégration de l'Allemagne se reflète dans le goût de plus en plus marqué de Max pour des activités et des fantasmes sexuels grotesques (dont la coprophagie), et dans plusieurs autres éléments extra-narratifs. (Vers la fin du roman, lorsque les Soviétiques ont pénétré en territoire allemand et avancent sur Berlin, Aue et son « Pylade », qui essaient également de rentrer à Berlin, se joignent à une bande d'orphelins aryens cauchemardesques qui livrent une implacable guerre d'escarmouches aux soldats soviétiques et, dans les dernières pages du livre, Aue commet ses derniers meurtres au zoo: ce qui revient à dire qu'il a effectué une ultime régression, d'abord au stade infantile, puis au stade bestial.) Mais pour admirables que soient ces coups de maître structurels, ils posent en fin de compte problème en ceci qu'ils rendent de plus en plus difficile - et finalement impossible - de considérer Max comme autre chose qu'un être « inhumain », un « monstre », précisément le genre de stéréotype de dépravation auquel tant de passages parmi les plus forts de ce roman résistent si bien.
L’obstination de Littell à développer à partir de son thème orestien le fantastique, le sexuel extrême résulte manifestement d'un choix délibéré; il a d'ailleurs lui-même scrupuleusement semé des indices sur le sens (et la justification) de ce choix - choix qui, au demeurant, n'a pas grand-chose à voir avec la Shoah proprement dit, ni même avec la fictionnalisation de l'histoire, mais relève entièrement d'un phénomène très français et très littéraire.
Exactement à la moitié des Bienveillantes, Aue se retrouve à Paris - nous sommes alors en 1943, et il s'agit du voyage au terme duquel il ira dans le Midi pour assassiner sa mère - et, en se promenant sur les quais, il fouille dans les caisses des bouquinistes et tombe sur un recueil d'essais de Maurice Blanchot (auteur que Littell a étudié sérieusement et qui, par une opportune coïncidence, vient d'être traduit en anglais par Charlotte Mandell, la traductrice des Bienveillantes). Comme il se doit, Aue est fasciné par un essai dont il nous dit vaguement qu'il traite d'une pièce de Sartre sur le thème d'Oreste: il s'agit à n'en pas douter du recueil de 1943 de Blanchot, "Faux pas" qui, dans une partie intitulée « De l'angoisse au langage », contient l'essai « Le mythe d'Oreste ». La pièce de Sartre dont il est question est Les Mouches, créée en 1943. Aue ne dit pas grand-chose de cet essai, se bornant à paraphraser sa thèse, selon laquelle Sartre "se servait de la figure du malheureux parricide pour exposer ses idées sur la liberté de l'homme dans le crime; Blanchot le jugeait sévèrement et je ne pouvais qu'approuver"
La pièce de Sartre, on le sait, est essentiellement une parabole sur l'Occupation et les dilemmes moraux qui se posaient à la France; dans ce texte, Oreste rentre à Argos et retrouve une ville corrompue, et même un cosmos corrompu; il apprend de la bouche de Zeus en personne que les dieux eux-mêmes sont injustes, révélation qui vide de tout leur sens ses aspirations – et celles de n'importe qui - à une vie débarrassée d'angoisse morale, une vie dans laquelle chacun pourrait être un individu comme n'importe quel autre, un « frère humain ». Comme dans l' Orestie, Oreste doit tuer sa mère, mais ici, l'acte revêt une signification résolument ancrée dans le xxe siècle à laquelle Eschyle n'aurait jamais songé, comme le souligne l'interprétation que Blanchot donne du matricide :
« Le sens de son double meurtre, c'est qu'il ne peut être vraiment libre que par l'épreuve d'une action dont il accepte et supporte tout ce qu'elle a d'insupportable dans ses conséquences. [...] Le héros revendique toute la responsabilité de ce qu'il a fait; à lui l'acte appartient absolument, il est cet acte qui est aussi son existence et sa liberté. Pourtant, cette liberté n'est pas encore complète. On n'est pas libre si on est seul à l'être, car le fait de la liberté est lié à la révélation de l'existence dans le monde. Oreste ne doit donc pas seulement détruire pour lui-même la loi du remords, il doit l'abolir pour les autres et établir par la seule manifestation de sa liberté un ordre d'où aient disparu les représailles intérieures et les légions de la justice peureuse. »
Nous voyons donc ici l'ambitieux objectif intellectuel qu'est censé servir le thème d'Oreste, tel qu'il est transmis par le texte de Blanchot auquel se réfère si ouvertement le roman de Littel!. Au tout début des Bienveillantes, Aue se fait fort de refuser le cadre rassurant qu'offrent les repères moraux traditionnels :
« Ce n'est pas de culpabilité, de remords qu'il s'agit ici. Cela aussi existe, sans doute, je ne veux pas le nier, mais je pense que les choses sont autrement complexes. »
Et effectivement, dans ses entretiens à la presse comme dans le texte de son roman, Littell s'est appesanti sur les différences entre la morale judéo-chrétienne (et l'importance qu'elle accorde à l'intention et à l'état d'esprit, au péché et à la possibilité de rédemption) et la morale plus austère, moins sentimentale et plus « franche» qu'il trouve dans la tragédie grecque. (" L’attitude grecque est beaucoup plus carrée. Je le dis dans le livre : quand OEdipe tue Laïos il ne sait pas que c'est son père, mais les dieux s'en foutent : tu as tué ton père. Il baise Jocaste, il ne sait pas que c'est sa mère, ça ne change rien: tu es coupable, basta. ")
Mais Littell ne cherche absolument pas à inférer que Aue se situe « au-delà de la moralité », bien au contraire: il veut brosser le portrait d'un personnage qui, tout comme ses actes l'ont placé au-delà des limites de la loi morale, se place également lui-même au-delà des concepts classiques réconfortants de moralité et de justice comme l'Oreste de Sartre, dans l'interprétation de Blanchot :
« Il serait enfantin de croire qu'avec son effroyable meurtre celui-ci s'est débarrassé de tout, que, libre de remords et continuant à vouloir ce qu'il a fait même après l'avoir fait, il est quitte de son acte et étranger à ses conséquences. C'est au contraire maintenant qu'il va sonder le surprenant abîme de l'horreur, de la peur nue, libre, pure des superstitions complaisantes. [... ] Il est libre, la réconciliation avec l’oubli et le repos ne lui est plus permise, il ne peut dorénavant qu’être associé au désespoir ou à l’ennui. »
Ce n'est pas un hasard si le personnage de Aue que nous rencontrons au début du roman, au moment où, âgé, il commence à coucher sur le papier ses immenses souvenirs, mène exactement ce genre de vie : il est tranquille mais vide, il est désespéré, seul, et surtout s'ennuie énormément.
Les passages que j'ai cité ci-dessus montrent clairement que Blanchot, loin de désapprouver la pièce de Sartre, comme le suggère Aue dans sa brève référence à cet essai, l'admirait : et de fait, il commence son essai par un vibrant éloge de cette pièce « d'une valeur et d'une signification exceptionnelles ». Où donc est le « jugement sévère » de Blanchot dont parle Aue ?
La réponse à cette question permet de comprendre pourquoi le livre de Littell bascule dans la « pornographie » qui a choqué tant de critiques et de lecteurs. Car, ayant exposé sa théorie sur Les Mouches comme l'étude d'un homme qui a décidé de « porter atteinte au sacré», Blanchot fait remarquer que, pour que la pièce fonctionne, la « valeur sacrilège » doit être excessive, écrasante; et il craint que :
« cette impression de sacrilège [fasse] parfois défaut à la pièce qu'elle devrait soutenir. [... ] [Sartre] n'a-t-il pas poussé assez loin l'abjection qu'il dépeint? [...] À la grandeur d'Oreste, il manque d'être impie contre une piété véritable. »
Ainsi, au lieu d'utiliser simplement (et naïvement) les détails crus de violence et de sexe comme moyen facile de choquer son lecteur, Littell évoque sciemment la violence, et même la « pornographie de la violence », avec tout ce que cela comporte de détails baroques cauchemardesques, pour renforcer cette «impression de sacrilège» - non pas pour tenter de défendre Aue car il est en dehors de la moralité, mais pour nous faire ressentir par les cinq sens toute l'horreur d'une vie affranchie de toute morale. Le matériel « pornographique » n'est pas un symbole creux de la malfaisance de Max (ce qui ne serait tout au mieux qu'une lecture puritaine) : c'est plutôt Littell qui achève la tâche de Sartre, en « poussant assez loin l'abjection », en s'évertuant à montrer « l'impiété contre une piété véritable» - la « piété», dans ce cas précis, étant nos pruderies et attentes conventionnelles de ce que devrait être un roman sur les nazis.
En ce sens, Les Bienveillantes s'inscrit directement dans la tradition d'une « littérature de la transgression», et notamment dans la lignée française qui remonte au marquis de Sade et au comte de Lautréamont, et va jusqu'à Octave Mirbeau et Georges Bataille. L’influence de Bataille est flagrante dans les fantasmes sexuels complexes, dans les thèmes des rapports sexuels entre les frère et soeur adolescents, de la coprophilie et de l'inceste, et on reconnaît en particulier un renvoi à son oeuvre emblématique, Histoire de l'oeil, où un oeil violemment arraché devient un fétiche sexuel utilisé avec beaucoup d'inventivité, et à laquelle Littell semble faire allusion plus d'une fois dans les passages décrivant des yeux arrachés de têtes écrasées ou explosées. Littell pourrait, à mon avis, dire que c'est précisément pour réveiller notre sensibilité émoussée face aux représentations de l'ignominie nazie dans la littérature et au cinéma qu'il se devait de briser de nouveaux tabous afin de nous faire réfléchir sur le mal, sur une vie vouée au mal et sur un esprit disposé à, voire impatient d'accepter les conséquences de ce choix.
Le côté « kitsch» est donc inhérent aux visées moralisatrices du roman. Et pourtant, comme je l'ai expliqué, son efficacité sape la réussite de son autre grande composante, l'élément historico documentaire; soit Aue est un frère humain avec lequel nous pouvons ressentir une certaine affinité (et en cela je veux dire accepter qu'il ne soit pas tout bonnement « inhumain »), soit c'est un pervers sexuel, coprophage, matricide et incestueux; en tout état de cause, on ne peut pas avoir le Butterkuchen et l'argent du Butterkuchen. Ce qui ne signifie pas pour autant que l'objectif de l'un ou l'autre des éléments soit déplacé ou illégitime,comme ont pu l'avancer certains critiques: je ne le pense pas. (Mon seul grand reproche, étant donné la morale « grecque» de Aue, à sa détermination à assumer la responsabilité de ses actes, est que le matricide et le meurtre sont commis par un Aue qui se trouve dans une sorte d'état second, il n'est pas conscient de ce qu'il fait, ce qui ressemble fort à une pirouette caractérisée.) Mais c'est précisément parce que chaque élément fonctionne si bien en soi que le roman dans son ensemble est bancal.
Pourtant, malgré ce sérieux écueil, Les Bienveillantes rappelle le jugement de Blanchot - que Maximilien Aue approuve avec enthousiasme et, comme on ne peut s'empêcher de le penser avec éloquence - sur un autre colossal roman hybride, Moby Dick : «Ce livre impossible qui avait marqué un moment de ma jeunesse, de cet équivalent écrit de l’univers, mystérieusement, comme d'une oeuvre qui garde le caractère ironique d'une énigme et ne se révèle que par l'interrogation qu'elle propose. »
Comme continuent de nous le rappeler d'autres Bienveillantes- celles d'Eschyle -, il existe d'étranges créatures de fiction, des hybrides improbables, dont les deux faces semblent ne pas avoir beaucoup en commun et qui, même si nous avons peu de chance de les rencontrer dans la nature, peuvent nous donner des cauchemars qui continueront de nous hanter longtemps après le tomber du rideau."
Daniel Mendelsohn
Extrait de Si beau, si fragile.
Vous devez être connecté pour poster des messages : S'identifier ou Devenir membre