14e épisode
Le « private » Hobden
(A quatre mains avec Richard Holmes)
Il ne s’est pas rasé ce matin. Et, d’après ce qu’on peut voir, il ne l’a fait ni hier ni même le jour d’avant. Ce qui fait qu’une barbe blonde de plusieurs jours recouvre son visage tanné par le soleil ; les yeux sont bleus, les paupières rougies et la bouche est garnie de dents plantées n’importe comment, comme une ligne de jeunes recrues de la milice. Des favoris broussailleux se terminant en « côtelettes » juste sous l’oreille émergent d’un shako noir bien maltraité mais garni d’une brillante plaque ovale en cuivre gravé du chiffre du roi. Par-dessus, un pompon allongé blanc et rouge qui a connu des jours meilleurs – et de très nombreux… Sa tunique rouge qui, par-devant, lui descend jusqu’à la taille, se termine derrière par une courte queue ; elle est fermée par dix boutons d’étains, groupés par deux avec des tours de boutonnières bastionnés. Son haut collet et ses larges parements de manches sont rouges et garnis d’autres passementeries blanches. Ce collet et le plastron sont tachés par de petites brûlures provoquées par la poudre noire, ce qui n’améliore pas l’aspect de l’ensemble. Autour de son cou est noué un morceau de tissu qui, maintenant, est indiscutablement noir, quoique, jadis, il ait dû être beaucoup plus clair. Un pantalon gris, reprisés aux genoux et au fond avec une étoffe qui offre une ressemblance mystérieuse avec la bure des frères franciscains, pend sans forme, sans guêtres, sur des chaussures noires à bouts carrés.
Son nom est Ezekiel Hobden, Hobden pour les officiers, sous-officiers et la plupart des soldats. Quelques intimes l’appellent Zeke. Sur son formulaire d’engagement, il a manifesté son intention « de servir Sa Majesté jusqu’au moment où je serai légalement libéré » d’une simple croix, à côté de la signature d’un juge de paix et d’un autre témoin (qui a opportunément accompagné son nom de la mention « Esquire »). Il était ouvrier agricole dans la jolie région vallonnée au-dessus de Riding dans l’Oxfordshire, mais une engueulade avec son patron – et une soirée passée à s’alcooliser consciencieusement – l’ont conduit à accepter le shilling du Roi à Riding. Maintenant, il se souvient de cet épisode comme si c’était un rêve.
Il mesure 5 pieds 6 pouces – il est plus grand que la plupart de ses camarades – et, pour le moment, c’est une vraie bête de somme. De larges baudriers en cuir vaguement jaunâtre se croisent sur sa poitrine, avec une plaque ovale à leur intersection ; une autre courroie de cuir, plus mince, pend de son épaule droite en travers de sa poitrine, en même temps que la grosse bretelle en toile d’une musette. On peut voir, même d’en face, les bords de son paquetage en toile noire. Le manteau gris qu’il porte normalement roulé par-dessus a été laissé au dépôt : pas besoin de s’encombrer de ce lourd vêtement par le temps qu’il fait. Il n’empêche : la nuit passée, il aurait sans doute été content d’avoir son manteau pour se protéger des cataractes d’eau qui lui sont tombées dessus. Une cartouchière noire pend sur sa hanche droite, un fourreau de baïonnette et une gourde en bois bleue portant le numéro de son régiment « 33th » sur sa hanche gauche.
Ses mains ont la même teinte et la même texture usée que son visage, et ses ongles coupés courts sont en deuil. Son pouce droit est épaissi d’une callosité imposante. C'est à force d'ouvrir et de refermer le bassinet de son fusil. Sa main gauche pend avec décontraction le long de son flanc, tandis que sa main droite, pouce et index exceptés, tiennent souplement le canon en acier brillant de son fusil. Ce canon de trente-neuf pouces de long est prolongé par une baïonnette, seize pouces de bon acier triangulaire, dont l’extrémité qu'il a encore affuté cette nuit, arrive à la hauteur de la plaque de son shako.
Autour de lui, rôde une odeur pénétrante que l’excellent déodorant naturel que constitue la fumée de bois ne peut dissimuler. Cela provient sans doute du fait qu’il porte la même veste depuis six mois ; cela combine la puanteur de la sueur rancie, l’odeur d’œuf pourri de la poudre noire, les relents boueux de la terre à pipe avec laquelle il blanchit ses cuirs, l’arôme acidulé de la poudre de brique avec laquelle, mélangée à de l’eau, il brique les parties métalliques de son fusil et les cuivres de son équipement. Il ne porte sa lourde chemise de lin que depuis une semaine, et il espère qu’elle lui fera encore une autre semaine ou peut-être même plus ; à l’odeur, pas de doute : elle est loin d’être de première fraîcheur. Le fait de savoir que ses longs pans fourrés dans le pantalon entre les jambes constituent en quelque sorte une doublure aux sous–vêtements n'est pas fort consolant. Au reste, même propre, cette chemise n’est jamais fraîche. On utilise pour la laver du savon fabriqué à base de gras de mouton et un doux parfum de mouton rôti vient s’ajouter aux autres odeurs. Il s’est lavé les dents ce matin, utilisant le bout bien mâchouillé d’une tige verte comme brosse, mais ces efforts ne peuvent cacher le fait qu’il y avait des oignons à son souper, largement arrosés de gin.
Devant et derrière lui, dans la colonne, se trouvent des personnages similaires. "Similaires" est le bon mot, parce qu’en aucun cas, ils ne sont uniformes : il y a une infinie variété dans les coups subis par les shakos et dans la nature et la qualité des empiècements des vêtements. Un homme a même perdu son shako et porte un chapeau rond noir incongru. Il ne semble pas au mieux de sa forme et pas seulement à cause de ses problèmes vestimentaires : entre nous, je peux vous confier que le remplacement de la pièce manquante n’ajouterait pas grand-chose à son aspect. Les hommes sont épaule contre épaule, les coudes se touchant, groupés en dix compagnies distinctes. Chaque compagnie compte environ cinquante soldats et caporaux ainsi que trois officiers, deux sergents et un ou deux tambours. Certains de ces dignes personnages se trouvent rangés à côté de leur compagnie, tandis que d’autres, les serre-files, se tapissent à l’arrière. Il y a du mouvement chez les capitaines qui commandent les compagnies : trois d’entre eux ont quitté leur emplacement à droite de leur compagnie et font les cent pas sur son front. L’un d’entre eux échange quelques mots avec le soldat au chapeau rond puis parcourt les rangs à l’affut d’autres manquements.
Les officiers portent une mince épée droite à la poignée ornementée et manifestent leur dignité par une ceinture en soie écarlate nouée sur la hanche gauche et leur grade par des épaulettes frangées. Certains ont des pistolets glissés dans leur ceinture ou dans des étuis en cuir sans rabat. Les sergents ont des épées plus simples et portent aussi une ceinture mais elle comporte une large raie centrale de la même couleur que les collets et les revers. Ils portent des demi-piques dont les larges lames surmontent un manche de neuf pieds.
Il y a quelque chose de clairement différent dans les deux compagnies qui se trouvent à l’avant et à l’arrière. Dans les deux cas, les sergents portent un fusil et les officiers un sabre courbe. Les soldats portent des « ailes », sortes d’épaulettes à courte frange sur les épaules, et les officiers en portent des versions tressées d’or. Les hommes de la compagnie de tête portent un pompon blanc sur leur shako parce qu’il s’agit de la compagnie de grenadiers et que la couleur blanche évoque la fumée des grenades dont leurs grands-pères étaient munis. Ce sont des hommes sensiblement plus grands que leurs camarades des autres compagnies et ils ont incontestablement un air de supériorité sur eux. A l’arrière, les pompons sont verts : c’est la compagnie légère comptant les meilleurs tireurs. Quoique ses hommes aient l’air moins fier que les grenadiers, il y a parmi eux quelques paysans au regard acéré ; et, justement, nous pouvons observer – comme l’a déjà fait un sergent serre-files – la patte d’un lièvre s’échappant d’une musette. Il y a déjà eu un meurtre ce matin et il y en aura encore d’autres avant la tombée de la nuit…
Devant chaque compagnie se trouvent les tambours. En tête de l’ensemble du bataillon, il y a une douzaine de pionniers équipés de pelles et de haches. Pour le moment, ils ne font rien, mais quand la colonne marche, ce serait à eux d'éclaircir le terrain s’il cela était nécessaire. L’orchestre se trouve en arrière, mais aujourd’hui les musiciens ont abandonné leurs instruments et sont prêt à intervenir comme brancardiers, quoique leurs civières se réduisent à une couverture tendue entre de solides perches. Le chirurgien du bataillon et son assistant ont déballé leurs instruments dans une grande ferme que les gens d’ici appellent « Monnsindgen ».
Dépassant bien haut des têtes, on aperçoit les couleurs du bataillon. Les deux drapeaux sont en soie brodée. L’un d’eux, les couleurs du roi, c'est l’Union jack et l’autre, le drapeau du régiment, est blanc avec une croix rouge, le drapeau national dans l’angle supérieur qui touche à la hampe. Le numéro du régiment, entouré d’une couronne de laurier, est au milieu du drapeau. La hampe est surmontée d’une pique, franchement décorative, d’où pendent deux glands. Quoique, pour le moment, les hampes des couleurs reposent à terre, les deux jeunes officiers qui les portent sont munis de larges baudriers avec un godet à armature métallique stratégiquement placé pour les porter lorsqu’il faudra les soulever.
Jeunes est bien le mot qui s’impose. L’enseigne portant les couleurs régimentaires ne doit pas avoir plus de seize ans et semble en proie aux plus vives émotions. Il est blanc comme un linge et malgré un maintien raide et sévère, sa pomme d’Adam est animée d’un mouvement de haut en bas bien plus rapide qu’il ne faudrait. Son camarade, qui porte les couleurs du roi semble de meilleure humeur. C’est un grand garçon et son uniforme commence déjà à être un peu serré : de longues manchettes crasseuses dépassent de ses manches trop courtes et il semble un peu engoncé dans sa tunique. Son visage rougeaud est éclairé par un sourire un peu forcé, et il fait semblant de s’amuser d’une plaisanterie échangée en murmurant avec le sous-officier qui se trouve derrière lui. Car derrière chacun de ces officiers se trouve un sergent armé d’une pique : celui qui est placé derrière les couleurs du régiment s’est approché jusqu’à toucher l’enseigne et lui chuchote entre ses dents serrées : « Tenez bon, Monsieur, tenez bon ! C’est attendre qui est le plus dur ; tout ira bien dès l’ouverture du bal. »
L’officier que l’on peut supposer être impliqué dans l’ouverture de ce bal, c’est le lieutenant-colonel qui commande le bataillon. Il est étonnamment jeune – pas plus de trente-cinq ans – et monte une petite jument châtaine. Il est sur la petite crête située une centaine de mètres devant le front de ses hommes. Il est absorbé par ce qui se passe dans la vallée mais jette de temps en temps un coup d’œil sur sa gauche où se trouve son commandant de brigade, responsable, outre le sien, de trois autres bataillons, tous dissimulés dans le même creux de terrain, et qui se trouve à cheval en compagnie de deux autres officiers.
Tout à coup, le lieutenant-colonel – il s’appelle William Elphinstone – éperonne son cheval et se précipite chez le général-major Sir Colin Halkett. Voilà qui ne présage rien de bon. Au même moment, « Nosey » s’approche, lui aussi, tout simple avec son manteau bleu et son petit bicorne, suivi de plusieurs officiers dorés sur tranche. Et l’ordre fuse ; les sergents hurlent : « 33e ! Formez le carré ! ».
(La suite au prochain numéro…)
Le « private » Hobden
(A quatre mains avec Richard Holmes)
Il ne s’est pas rasé ce matin. Et, d’après ce qu’on peut voir, il ne l’a fait ni hier ni même le jour d’avant. Ce qui fait qu’une barbe blonde de plusieurs jours recouvre son visage tanné par le soleil ; les yeux sont bleus, les paupières rougies et la bouche est garnie de dents plantées n’importe comment, comme une ligne de jeunes recrues de la milice. Des favoris broussailleux se terminant en « côtelettes » juste sous l’oreille émergent d’un shako noir bien maltraité mais garni d’une brillante plaque ovale en cuivre gravé du chiffre du roi. Par-dessus, un pompon allongé blanc et rouge qui a connu des jours meilleurs – et de très nombreux… Sa tunique rouge qui, par-devant, lui descend jusqu’à la taille, se termine derrière par une courte queue ; elle est fermée par dix boutons d’étains, groupés par deux avec des tours de boutonnières bastionnés. Son haut collet et ses larges parements de manches sont rouges et garnis d’autres passementeries blanches. Ce collet et le plastron sont tachés par de petites brûlures provoquées par la poudre noire, ce qui n’améliore pas l’aspect de l’ensemble. Autour de son cou est noué un morceau de tissu qui, maintenant, est indiscutablement noir, quoique, jadis, il ait dû être beaucoup plus clair. Un pantalon gris, reprisés aux genoux et au fond avec une étoffe qui offre une ressemblance mystérieuse avec la bure des frères franciscains, pend sans forme, sans guêtres, sur des chaussures noires à bouts carrés.
Son nom est Ezekiel Hobden, Hobden pour les officiers, sous-officiers et la plupart des soldats. Quelques intimes l’appellent Zeke. Sur son formulaire d’engagement, il a manifesté son intention « de servir Sa Majesté jusqu’au moment où je serai légalement libéré » d’une simple croix, à côté de la signature d’un juge de paix et d’un autre témoin (qui a opportunément accompagné son nom de la mention « Esquire »). Il était ouvrier agricole dans la jolie région vallonnée au-dessus de Riding dans l’Oxfordshire, mais une engueulade avec son patron – et une soirée passée à s’alcooliser consciencieusement – l’ont conduit à accepter le shilling du Roi à Riding. Maintenant, il se souvient de cet épisode comme si c’était un rêve.
Il mesure 5 pieds 6 pouces – il est plus grand que la plupart de ses camarades – et, pour le moment, c’est une vraie bête de somme. De larges baudriers en cuir vaguement jaunâtre se croisent sur sa poitrine, avec une plaque ovale à leur intersection ; une autre courroie de cuir, plus mince, pend de son épaule droite en travers de sa poitrine, en même temps que la grosse bretelle en toile d’une musette. On peut voir, même d’en face, les bords de son paquetage en toile noire. Le manteau gris qu’il porte normalement roulé par-dessus a été laissé au dépôt : pas besoin de s’encombrer de ce lourd vêtement par le temps qu’il fait. Il n’empêche : la nuit passée, il aurait sans doute été content d’avoir son manteau pour se protéger des cataractes d’eau qui lui sont tombées dessus. Une cartouchière noire pend sur sa hanche droite, un fourreau de baïonnette et une gourde en bois bleue portant le numéro de son régiment « 33th » sur sa hanche gauche.
Ses mains ont la même teinte et la même texture usée que son visage, et ses ongles coupés courts sont en deuil. Son pouce droit est épaissi d’une callosité imposante. C'est à force d'ouvrir et de refermer le bassinet de son fusil. Sa main gauche pend avec décontraction le long de son flanc, tandis que sa main droite, pouce et index exceptés, tiennent souplement le canon en acier brillant de son fusil. Ce canon de trente-neuf pouces de long est prolongé par une baïonnette, seize pouces de bon acier triangulaire, dont l’extrémité qu'il a encore affuté cette nuit, arrive à la hauteur de la plaque de son shako.
Autour de lui, rôde une odeur pénétrante que l’excellent déodorant naturel que constitue la fumée de bois ne peut dissimuler. Cela provient sans doute du fait qu’il porte la même veste depuis six mois ; cela combine la puanteur de la sueur rancie, l’odeur d’œuf pourri de la poudre noire, les relents boueux de la terre à pipe avec laquelle il blanchit ses cuirs, l’arôme acidulé de la poudre de brique avec laquelle, mélangée à de l’eau, il brique les parties métalliques de son fusil et les cuivres de son équipement. Il ne porte sa lourde chemise de lin que depuis une semaine, et il espère qu’elle lui fera encore une autre semaine ou peut-être même plus ; à l’odeur, pas de doute : elle est loin d’être de première fraîcheur. Le fait de savoir que ses longs pans fourrés dans le pantalon entre les jambes constituent en quelque sorte une doublure aux sous–vêtements n'est pas fort consolant. Au reste, même propre, cette chemise n’est jamais fraîche. On utilise pour la laver du savon fabriqué à base de gras de mouton et un doux parfum de mouton rôti vient s’ajouter aux autres odeurs. Il s’est lavé les dents ce matin, utilisant le bout bien mâchouillé d’une tige verte comme brosse, mais ces efforts ne peuvent cacher le fait qu’il y avait des oignons à son souper, largement arrosés de gin.
Devant et derrière lui, dans la colonne, se trouvent des personnages similaires. "Similaires" est le bon mot, parce qu’en aucun cas, ils ne sont uniformes : il y a une infinie variété dans les coups subis par les shakos et dans la nature et la qualité des empiècements des vêtements. Un homme a même perdu son shako et porte un chapeau rond noir incongru. Il ne semble pas au mieux de sa forme et pas seulement à cause de ses problèmes vestimentaires : entre nous, je peux vous confier que le remplacement de la pièce manquante n’ajouterait pas grand-chose à son aspect. Les hommes sont épaule contre épaule, les coudes se touchant, groupés en dix compagnies distinctes. Chaque compagnie compte environ cinquante soldats et caporaux ainsi que trois officiers, deux sergents et un ou deux tambours. Certains de ces dignes personnages se trouvent rangés à côté de leur compagnie, tandis que d’autres, les serre-files, se tapissent à l’arrière. Il y a du mouvement chez les capitaines qui commandent les compagnies : trois d’entre eux ont quitté leur emplacement à droite de leur compagnie et font les cent pas sur son front. L’un d’entre eux échange quelques mots avec le soldat au chapeau rond puis parcourt les rangs à l’affut d’autres manquements.
Les officiers portent une mince épée droite à la poignée ornementée et manifestent leur dignité par une ceinture en soie écarlate nouée sur la hanche gauche et leur grade par des épaulettes frangées. Certains ont des pistolets glissés dans leur ceinture ou dans des étuis en cuir sans rabat. Les sergents ont des épées plus simples et portent aussi une ceinture mais elle comporte une large raie centrale de la même couleur que les collets et les revers. Ils portent des demi-piques dont les larges lames surmontent un manche de neuf pieds.
Il y a quelque chose de clairement différent dans les deux compagnies qui se trouvent à l’avant et à l’arrière. Dans les deux cas, les sergents portent un fusil et les officiers un sabre courbe. Les soldats portent des « ailes », sortes d’épaulettes à courte frange sur les épaules, et les officiers en portent des versions tressées d’or. Les hommes de la compagnie de tête portent un pompon blanc sur leur shako parce qu’il s’agit de la compagnie de grenadiers et que la couleur blanche évoque la fumée des grenades dont leurs grands-pères étaient munis. Ce sont des hommes sensiblement plus grands que leurs camarades des autres compagnies et ils ont incontestablement un air de supériorité sur eux. A l’arrière, les pompons sont verts : c’est la compagnie légère comptant les meilleurs tireurs. Quoique ses hommes aient l’air moins fier que les grenadiers, il y a parmi eux quelques paysans au regard acéré ; et, justement, nous pouvons observer – comme l’a déjà fait un sergent serre-files – la patte d’un lièvre s’échappant d’une musette. Il y a déjà eu un meurtre ce matin et il y en aura encore d’autres avant la tombée de la nuit…
Devant chaque compagnie se trouvent les tambours. En tête de l’ensemble du bataillon, il y a une douzaine de pionniers équipés de pelles et de haches. Pour le moment, ils ne font rien, mais quand la colonne marche, ce serait à eux d'éclaircir le terrain s’il cela était nécessaire. L’orchestre se trouve en arrière, mais aujourd’hui les musiciens ont abandonné leurs instruments et sont prêt à intervenir comme brancardiers, quoique leurs civières se réduisent à une couverture tendue entre de solides perches. Le chirurgien du bataillon et son assistant ont déballé leurs instruments dans une grande ferme que les gens d’ici appellent « Monnsindgen ».
Dépassant bien haut des têtes, on aperçoit les couleurs du bataillon. Les deux drapeaux sont en soie brodée. L’un d’eux, les couleurs du roi, c'est l’Union jack et l’autre, le drapeau du régiment, est blanc avec une croix rouge, le drapeau national dans l’angle supérieur qui touche à la hampe. Le numéro du régiment, entouré d’une couronne de laurier, est au milieu du drapeau. La hampe est surmontée d’une pique, franchement décorative, d’où pendent deux glands. Quoique, pour le moment, les hampes des couleurs reposent à terre, les deux jeunes officiers qui les portent sont munis de larges baudriers avec un godet à armature métallique stratégiquement placé pour les porter lorsqu’il faudra les soulever.
Jeunes est bien le mot qui s’impose. L’enseigne portant les couleurs régimentaires ne doit pas avoir plus de seize ans et semble en proie aux plus vives émotions. Il est blanc comme un linge et malgré un maintien raide et sévère, sa pomme d’Adam est animée d’un mouvement de haut en bas bien plus rapide qu’il ne faudrait. Son camarade, qui porte les couleurs du roi semble de meilleure humeur. C’est un grand garçon et son uniforme commence déjà à être un peu serré : de longues manchettes crasseuses dépassent de ses manches trop courtes et il semble un peu engoncé dans sa tunique. Son visage rougeaud est éclairé par un sourire un peu forcé, et il fait semblant de s’amuser d’une plaisanterie échangée en murmurant avec le sous-officier qui se trouve derrière lui. Car derrière chacun de ces officiers se trouve un sergent armé d’une pique : celui qui est placé derrière les couleurs du régiment s’est approché jusqu’à toucher l’enseigne et lui chuchote entre ses dents serrées : « Tenez bon, Monsieur, tenez bon ! C’est attendre qui est le plus dur ; tout ira bien dès l’ouverture du bal. »
L’officier que l’on peut supposer être impliqué dans l’ouverture de ce bal, c’est le lieutenant-colonel qui commande le bataillon. Il est étonnamment jeune – pas plus de trente-cinq ans – et monte une petite jument châtaine. Il est sur la petite crête située une centaine de mètres devant le front de ses hommes. Il est absorbé par ce qui se passe dans la vallée mais jette de temps en temps un coup d’œil sur sa gauche où se trouve son commandant de brigade, responsable, outre le sien, de trois autres bataillons, tous dissimulés dans le même creux de terrain, et qui se trouve à cheval en compagnie de deux autres officiers.
Tout à coup, le lieutenant-colonel – il s’appelle William Elphinstone – éperonne son cheval et se précipite chez le général-major Sir Colin Halkett. Voilà qui ne présage rien de bon. Au même moment, « Nosey » s’approche, lui aussi, tout simple avec son manteau bleu et son petit bicorne, suivi de plusieurs officiers dorés sur tranche. Et l’ordre fuse ; les sergents hurlent : « 33e ! Formez le carré ! ».
(La suite au prochain numéro…)
Après la pause, voilà le moment du suspens, avant la reprise des hostilités.
Excellente prospection pour voir où en est l'état des troupes et le moral des soldats...
Les pauvres, s'il savait ce qui les attend...
Excellente prospection pour voir où en est l'état des troupes et le moral des soldats...
Les pauvres, s'il savait ce qui les attend...
s'ils savaient...
Zeke sait... C'est un vieux briscard de la campagne de la Péninsule... Un qui ne sait pas c'est le petit enseigne...
Ton douzième épisode entretient sans nul doute un excellent suspense. On imagine assez bien ce que peut être l'épouvante des fantassins qui s'attendent à voir surgir ex-abrupto une meute de cavaliers les chargeant, ainsi que la même épouvante des cavaliers ne sachant exactement à quoi s'attendre de l'autre côté de la crête. Bon sang, quelle c... la guerre ! Et pourtant ...
13ème épisode. Ah mais qu'ils sont bêtes ces cavaliers français ! Qu'ils sont bêtes ! Vite, je vais voir le 14ème !
Ton quatorzième épisode me parait d'une écriture plus soignée que celle des précédents. Ou peut-être est-ce parce qu'on n'est plus dans une simple description des lieux, des forces en présences, ... mais plus dans de l'humain, de l'accessible au commun des mortels (dont je fais partie !) ?
Moi je vous le dis : ça va saigner !
Moi je vous le dis : ça va saigner !
Le 14e épisode peut être d'une meilleure tenue littéraire : il se contente de décrire un bonhomme. D'ailleurs, je n'en suis pas responsable, ou très peu. Comme je l'ai indiqué en tête du chapitre, il vient de Richard Holmes dans "Redcoats" (London, Harper Perennial, 2001). Je me suis contenté de le traduire et de le transposer : à l'origine, cela se passe au Portugal et il décrit un homme du 37e (absent à Waterloo) ; je l'ai "muté" au 33e, d'où la modification des distinctives, etc.
Pour ceux que ce genre intéresse et qui ont des lumières en anglais, le livre de Holmes est génial. Exactement le genre de livre, remarquablement écrit, documenté à fond, que peuvent écrire des auteurs britanniques, et dont les éditeurs francophones ne veulent pas, tout occupés qu'ils sont à publier des daubes comme le "Da Vinci Code".
Je suis quand même content de voir qu'il y au moins UN CLien pour réagir. Je suis occupé à préparer le 15e épisode, mais cela sera certainement moins littéraire... Comme tu dis, cela va "saigner"...
Pour ceux que ce genre intéresse et qui ont des lumières en anglais, le livre de Holmes est génial. Exactement le genre de livre, remarquablement écrit, documenté à fond, que peuvent écrire des auteurs britanniques, et dont les éditeurs francophones ne veulent pas, tout occupés qu'ils sont à publier des daubes comme le "Da Vinci Code".
Je suis quand même content de voir qu'il y au moins UN CLien pour réagir. Je suis occupé à préparer le 15e épisode, mais cela sera certainement moins littéraire... Comme tu dis, cela va "saigner"...
C'est mon terrain d'entraînement pour le Tour 2012 parce que les routes sont moins escarpées que partout ailleurs.
Si tu veux un peu corser l'entraînement, je ne saurais assez te conseiller le chemin qui va de la Marache (ex-Smohain) à Plancenoit. A faire quand il fait bien chaud... Je te jure que quand on arrive, on ne peut que maudire ce vieux Victor avec sa fichue "morne plaine". Heureusement que sur la place de Plancenoit, il y a un excellent débit de boissons spécialement prévu pour vous consoler. Jadis, la serveuse y était charmante... Tout à fait charmante...
Hello
Je ne connais absolument pas la serveuse, mais pour avoir déjà fait quelques tours de roue dans ce coins là dans ma jeunesse, violent le chemin Plancenoit - La Marache ;o)
Plus sérieusement, je découvre tes écrits sur la bataille Mich, c'est intéressant!
Moi je trouve que le 14ème épisode est très bien écrit mais pas mieux que les autres.
Je pense qu'il a y a un style pour décrire les batailles et un autre pour parler des états d'âmes.
Comme on n'écrit pas de la même manière une bluette et une tragédie.
Jo, pour la serveuse on peut faire confiance à Charlemagne, il connaît le terrain... ;-))
Je pense qu'il a y a un style pour décrire les batailles et un autre pour parler des états d'âmes.
Comme on n'écrit pas de la même manière une bluette et une tragédie.
Jo, pour la serveuse on peut faire confiance à Charlemagne, il connaît le terrain... ;-))
OOOH la honte... Dans ce COIN là... Sans le S parasite c'est mieux ;o)
Moi je trouve que le 14ème épisode est très bien écrit mais pas mieux que les autres.
Je pense qu'il a y a un style pour décrire les batailles et un autre pour parler des états d'âmes.
Comme on n'écrit pas de la même manière une bluette et une tragédie.
Jo, pour la serveuse on peut faire confiance à Charlemagne, il connaît le terrain... ;-))
Et ses reliefs...
@ Jo, il faut le faire dans le sens La Marache-Plancenoit, par 30° à l'ombre et à pied. Pas mal non plus : Ohain-Fichermont, plus ombragé mais plus sportif...
Mich' je ne sais pas si tu as lu "La colline des chagrins" de Rankin mais quand je l'ai lu en vacances, j'ai eu une pensée pour Waterloo et son chroniqueur. En effet, Rankin parle de John Knox que tu connais bien et il dit qu'il était médecin à la bataille de Waterloo ! Tu confirmes ?
A ma plus grande confusion, j'en serais bien incapable... A Waterloo, les Britanniques avaient déployé un service de santé assez élaboré et qui était placé sous les ordres de l'inspecteur des hôpitaux médecin Sir James Robert Grant, MD (Docteur en médecine). A Waterloo, ce médecin et son adjoint, l'inspecteur-adjoint John Hume, faisaient partie de l'EM du duc de Wellington. Grant était à la tête d'un état-major médical composé d'officiers médicaux supérieurs (au niveau du corps d'armée : des inspecteurs-adjoints des hôpitaux). Ce sont ces officiers qui, en cas de bataille, étaient chargés d'établir des hôpitaux de campagne à l'arrière du front de bataille. A Waterloo, cet hôpital de campagne était installé dans la ferme de Mont-Saint-Jean et était commandé par l'inspecteur-adjoint John Gunning. Il y avait 46 officiers médecins supérieurs dans l'armée de Wellington dont 22 ont effectivement été sur le champ de bataille, les autres s'occupant des hôpitaux à l'arrière (Bruxelles, Anvers, Gand, etc.)
Il y avait un inspecteur (Grant), quatre inspecteurs-adjoints (Gunning, Taylor, Woolriche et Hume) ; un médecin clinicien (physician), 11 chirurgiens, 4 adjoints-chirurgiens ; un pharmacien (William Lyons). La plupart de ces officiers étaient à la ferme de Mont-Saint-Jean ou dans l'antenne installée dans le village de Waterloo.
En outre, le département médical de l'ordonnance déployait des officiers de santé dans l'artillerie. Chaque batterie britannique comptait un chirurgien, un chirurgien-adjoint et un chirurgien vétérinaire
A quoi, il faut ajouter les officiers de santé attachés à chaque unité d'infanterie ou de cavalerie, lesquelles en comptait 2 chacune.
Si on fait le total, il y avait un peu plus de 300 officiers de santé sur la champ de bataille, ce qui représente un médecin ou un chirurgien pour 243 hommes. En faisant de savants calculs, on arrive au résultat que chacun de ces officiers a eu à traiter 34 cas en moyenne le 18 juin 1815. Mais ce chiffre n'est pas significatif : on ne tient compte que des blessés britanniques
Aussi impressionnant qu'il paraisse à première vue, ce service de santé suscita de nombreuses critiques en Grande-Bretagne après la campagne. On le félicitait pour sa compétence, mais on lui reprochait sa faiblesse. C'était assez nouveau ; avant Wellington, on ne s'occupait même pas de ces questions...
Il y avait un inspecteur (Grant), quatre inspecteurs-adjoints (Gunning, Taylor, Woolriche et Hume) ; un médecin clinicien (physician), 11 chirurgiens, 4 adjoints-chirurgiens ; un pharmacien (William Lyons). La plupart de ces officiers étaient à la ferme de Mont-Saint-Jean ou dans l'antenne installée dans le village de Waterloo.
En outre, le département médical de l'ordonnance déployait des officiers de santé dans l'artillerie. Chaque batterie britannique comptait un chirurgien, un chirurgien-adjoint et un chirurgien vétérinaire
A quoi, il faut ajouter les officiers de santé attachés à chaque unité d'infanterie ou de cavalerie, lesquelles en comptait 2 chacune.
Si on fait le total, il y avait un peu plus de 300 officiers de santé sur la champ de bataille, ce qui représente un médecin ou un chirurgien pour 243 hommes. En faisant de savants calculs, on arrive au résultat que chacun de ces officiers a eu à traiter 34 cas en moyenne le 18 juin 1815. Mais ce chiffre n'est pas significatif : on ne tient compte que des blessés britanniques
Aussi impressionnant qu'il paraisse à première vue, ce service de santé suscita de nombreuses critiques en Grande-Bretagne après la campagne. On le félicitait pour sa compétence, mais on lui reprochait sa faiblesse. C'était assez nouveau ; avant Wellington, on ne s'occupait même pas de ces questions...
Cet homonyme du grand réformateur écossais n'est peut-être finalement qu'un personnage de fiction mais, de la façon dont Rankin en parle, j'avais l'impression qu'il avait bien existé et que tu le connaissais comme tu connais, du moins le croyais-je, tous ceux qui ont participé à cette grande boucherie !
Tiens, on dirait que c'est le jour du maréchal ferrant !
Quelle extraordinaire talent de divination, DBZ ! Il boîtait un peu depuis quelques jours et j'ai dû me résoudre à l'amener chez le ferrant. Un caillou mal placé. Sans compter qu'il a été extrêmement vexé par une remarque à propos de son aptitude à rouler à vélo. J'ai dû le bourrer de cake au citron pour essayer de lui faire un peu oublier, mais tu sais ce qu'est une mémoire de cheval. Enfin, il a l'air d'être d'un peu meilleure composition et tout espoir n'est pas perdu de le faire revenir à son écritoire...
15e épisode
Une interview exclusive du capitaine Mercer
Dans le récit de cette grande bataille, les épisodes restés confus malgré les nombreux récits qui en ont été faits sont bien nombreux. Les grandes charges de cavalerie en sont un. Il nous a donc semblé intéressant de rencontrer un témoin direct des événements afin d’en obtenir les informations qui nous permettraient d’y voir un peu plus clair dans l’apparent chaos que représente ce moment des combats. Le capitaine Mercer est un officier d’artillerie distingué. Il est né au sein du sérail puisque son père n’est autre que le général Mercer des Royal Engineers qui combattit en Amérique lors de la Guerre d’Indépendance. Le capitaine a vu le jour en 1783 et, après des études à l’Académie militaire de Woolwich, il obtint une commission d’officier de la Royal Artillery alors qu’il n’avait que 16 ans. Il a combattu en Amérique du Sud, participant notamment à la triste retraite de Buenos Aires. C’est de cette manière qu’il ne participa à la campagne de la Péninsule sous les ordres du duc de Wellington. La campagne de Belgique était donc pour lui sa première expérience de guerre en Europe. Il était alors commandant en second de la batterie G de l’Artillerie royale, l’une des douze ‘troops’ britanniques déployées à Waterloo. Mais comme son chef nominal, le lieutenant-colonel Dickson avait été désigné pour commander le train d’artillerie (Battering Train), il s’était retrouvé commandant effectivement sa batterie. C’est donc un témoin privilégié que nous avons rencontré pour vous
- Mon capitaine, pouvez-vous nous dire comment et quand vous avez été impliqué dans cette bataille ?
- Hé bien, c’est une affaire assez bizarre. Je suis resté en réserve à côté de la ferme de Mont-Saint-Jean jusque vers midi et demi. Comme tout le monde s’agitait beaucoup autour de ma batterie et que je ne recevais aucun ordre, j’ai même cru que l’on m’avait oublié !... Et vers cette heure-là, j’ai vu débouler le lieutenant Bell, l’aide de camp du colonel Frazer, qui m’envoya sur la droite, de l’autre côté de la chaussée de Nivelles, derrière la seconde ligne. Je n’avais pas grand-chose à faire. Cela cognait de tous les côtés mais, moi, je n’avais rien devant moi, sauf à un certain moment une batterie à cheval dépendant de la cavalerie légère du général Piré qui commença à tirer sur moi. Je ne devrais pas vous le raconter mais j’ai eu, à cet instant, un vrai coup de folie.
- Comment cela ?
- Hé bien, le duc avait donné des ordres bien précis : interdiction absolue de procéder à des feux de contre-batterie. Il estimait en effet, et il avait raison, que ces feux de contre-batterie étaient totalement inefficaces et ne servaient qu’à gaspiller des munitions. Mais moi, énervé par le tir de cette petite batterie à cheval, j’ai donné l’ordre de tirer. Je pensais qu’avec mes pièces de 9 livres, j’aurais vite fait de la museler. Il n’en a rien été. Le seul résultat, c’est que je me suis démasqué et que les Français m’ayant repéré ont commencé à me tirer dessus. C’est à ce moment que j’ai perdu mon premier homme, le canonnier Hunt. J’ai aussitôt compris ce que le duc voulait dire… J’ai cessé le feu et, heureusement, les Français n’ont pas insisté et se sont contentés de filer sans subir aucun dégât. Si le duc avait été dans les parages, j’aurais certainement été démis de mes fonctions séance tenante : il ne plaisantait pas avec la discipline et il n’a jamais eu la moindre tendresse pour les officiers d’artillerie qu’il estimait être de fortes têtes…
- Et donc, vous n’avez finalement rien vu de la bataille…
- Attendez ! J’étais sur une petite hauteur et très bien placé pour tout voir… Sur ma gauche, un peu en avant, il y avait la batterie du capitaine Bolton. Comme il respectait les ordres, lui, il était tout aussi inactif que moi. Il est donc venu causer avec moi et nous étions occupés à discuter quand sa batterie s’est mis à tirer de toutes ses pièces. Il a aussitôt galopé pour la rejoindre. Pas de doute, il se passait quelque chose de grave. Je ne voyais rien de ce qui se passait de l’autre côté de la crête où était déployé Bolton mais je voyais très bien tomber ses hommes et ses chevaux. D’ailleurs, il avait à peine rejoint sa batterie qu’il tomba lui-même. Ses canonniers étaient soumis à un feu d’enfer et nous en recueillîmes un certain nombre venus chercher refuge parmi nous. Mais dès que le feu diminuait, ils retournaient vers leurs pièces à toute allure et reprenaient leur feu. A n’en pas douter, de fiers artilleurs !…
- Mais par qui étaient-ils attaqués ?
- Je n’en savais fichtre rien et, Dieu me damne si j’en sais plus à l’heure qu’il est. Il y avait une telle fumée que je ne voyais strictement rien. J’aurais bien voulu voir quelque chose et intervenir d’une manière ou d’une autre, mais il était hors de question de bouger sans ordre et d’aller me fourrer dans la gueule du loup. Tout ce que je pouvais faire, c’était de recueillir les blessés de Bolton et de les faire soigner. Mais, au bout d’un moment, la fumée s’est un peu dissipée et j’ai pu apercevoir des cavaliers français qui arrivaient au sommet de la crête et qui la redescendaient droit sur nous. J’ordonnai de charger à mitraille mais je n’eus pas le temps de tirer : des dragons légers – je pense que c’étaient des gars de la Légion germanique – sont arrivés de ma gauche et leur ont foncé dessus. Je vous prie de croire que ce n’était pas une plaisanterie. J’étais aux premières loges et je n’ai rien perdu du spectacle. D’aucun des deux côtés, il n’y avait la moindre hésitation : ces deux masses avaient vraiment l’air de vouloir entrer en collision et je me disais : « Cela va être un massacre ! » Hé bien, pas du tout ! Au moment de s’aborder, les uns comme les autres, ils ouvrirent leurs rangs et ils passèrent à travers les uns des autres. En se croisant, ils se flanquaient bien un coup de sabre ou deux mais, finalement, je n’en vis pas beaucoup tomber. Puis ils se reformèrent et chacun retourna de son côté. Très bizarre, vraiment !
- Et donc, vous n’avez pas été attaqué ?
- Non, pas à ce moment. Vers deux heures, ou peut-être un peu plus tard, j’ai vu arriver le colonel Gould, bien à l’aise, sans émotion apparente. Nous avons un peu discuté de ma situation : je n’avais toujours pas grand-chose à faire et, vu le chambard qu’il y avait autour de moi, je m’en étonnais quand même un peu. Malgré son flegme, le colonel était assez inquiet. Il me fit remarquer que si nous avions à retraiter, nous n’aurions qu’une seule route et que l’embouteillage serait terrible. Je lui répondis que, effectivement, cela semblait fort ennuyeux, mais que je faisais confiance au duc et que je ne doutais pas qu’il avait prévu une solution ou une autre pour nous sortir de là.
- Et vous en étiez convaincu ?
- Absolument pas du tout ! J’étais vraiment persuadé que notre situation était on ne peut plus périlleuse, si pas désespérée. Mais nous parlions devant les hommes et il ne s’agissait pas de leur flanquer un coup au moral. Surtout que pendant que nous échangions ces quelques phrases, j’ai tout d’un coup vu une formidable masse de cavalerie arriver au sommet de la crête et en redescendre de notre côté. On aurait dit une énorme vague déferlant sur les galets d’une plage. En moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, le creux était rempli de cavaliers de toutes les sortes, des hussards, des dragons, des lanciers. De tout !...
- Et les carrés d’infanterie ? Vous avez dû assister au choc !
- Désolé de vous décevoir mais non ! Je n’en voyais pas un seul. Tout ce que je voyais, de l’endroit où j’étais, c’étaient des pièces d’artillerie, la gueule en l’air, et pas un seul artilleur… Il n’y avait plus rien entre ces cavaliers et nous. Il n’y avait pas le moindre doute à avoir, nous allions être submergés. C’est d’ailleurs ce que pensait le colonel Gould qui, sans perdre son calme, se contenta de me dire : « Je crois bien que c’est foutu ! » Et je vous prie de croire que je n’avais aucune raison de le contredire… C’est alors que je vis le 14th, surgi de nulle part, qui commençait à former son carré. Je me demandais d’où il venait, je ne l’avais pas vu arriver. Moi, je n’avais trouvé qu’un seul moyen de retarder l’échéance : j’avais fait pousser mes pièces en bas de ma petite hauteur. Je m’apprêtais à les faire atteler quand il arriva quelque chose d’extraordinaire…
- Les cavaliers français ?
- Ne m’interrompez donc pas. Non, pas les Français ! Ils ne sont même pas arrivés jusqu’à nous ! Non, nous avons entendu des cris. Des formidables cris ! Et pas en anglais. Cela gueulait, je ne vous dis que ça ! Et nous avons vu deux colonnes d’infanterie très denses qui marchaient à toute allure à travers champs. Ils venaient de Merbe-Braine. Les gars du 14th et nous, nous nous sommes dit que c’étaient des Français.
- Comment cela ?
- Bien oui ! Nous avons pensé que nous étions débordés par notre droite. Ces gars-là portaient un uniforme bleu et ils n’avaient même pas de drapeau. Mais cela gueulait, je vous en fiche mon billet ! Ils chantaient, ils hurlaient mais ce n’était pas en anglais et, dans la rumeur générale, nous ne comprenions absolument pas ce qu’ils pouvaient bien vouloir dire… C’étaient des Français à n’en pas douter. Mais enfin, l’endroit d’où ils venaient, c’était quand même bizarre…
- Pourquoi ?
- Je vous l’ai dit : ils venaient de Braine-l’Alleud. Si c’étaient des Français, par où étaient-ils donc passés ?
- Vous avez ouvert le feu ?
- Pas tout de suite ! D’abord, ils étaient un peu trop loin, quelque chose comme 1 000 yards et, à cette distance, on ne leur aurait pas fait grand mal. Et puis, nous avions quand même un doute. L’officier qui commandait le 14th aussi… Il est parti un peu en avant afin de s’assurer que c’étaient bien des Français. Il n’est pas allé pas très loin, il faut le comprendre, il risquait sa peau, et il est revenu à toute allure. Oui, c’étaient bien des Français. Nous nous mîmes aussitôt en mesure de faire feu…
(Wordt vervolgd)
Une interview exclusive du capitaine Mercer
Dans le récit de cette grande bataille, les épisodes restés confus malgré les nombreux récits qui en ont été faits sont bien nombreux. Les grandes charges de cavalerie en sont un. Il nous a donc semblé intéressant de rencontrer un témoin direct des événements afin d’en obtenir les informations qui nous permettraient d’y voir un peu plus clair dans l’apparent chaos que représente ce moment des combats. Le capitaine Mercer est un officier d’artillerie distingué. Il est né au sein du sérail puisque son père n’est autre que le général Mercer des Royal Engineers qui combattit en Amérique lors de la Guerre d’Indépendance. Le capitaine a vu le jour en 1783 et, après des études à l’Académie militaire de Woolwich, il obtint une commission d’officier de la Royal Artillery alors qu’il n’avait que 16 ans. Il a combattu en Amérique du Sud, participant notamment à la triste retraite de Buenos Aires. C’est de cette manière qu’il ne participa à la campagne de la Péninsule sous les ordres du duc de Wellington. La campagne de Belgique était donc pour lui sa première expérience de guerre en Europe. Il était alors commandant en second de la batterie G de l’Artillerie royale, l’une des douze ‘troops’ britanniques déployées à Waterloo. Mais comme son chef nominal, le lieutenant-colonel Dickson avait été désigné pour commander le train d’artillerie (Battering Train), il s’était retrouvé commandant effectivement sa batterie. C’est donc un témoin privilégié que nous avons rencontré pour vous
- Mon capitaine, pouvez-vous nous dire comment et quand vous avez été impliqué dans cette bataille ?
- Hé bien, c’est une affaire assez bizarre. Je suis resté en réserve à côté de la ferme de Mont-Saint-Jean jusque vers midi et demi. Comme tout le monde s’agitait beaucoup autour de ma batterie et que je ne recevais aucun ordre, j’ai même cru que l’on m’avait oublié !... Et vers cette heure-là, j’ai vu débouler le lieutenant Bell, l’aide de camp du colonel Frazer, qui m’envoya sur la droite, de l’autre côté de la chaussée de Nivelles, derrière la seconde ligne. Je n’avais pas grand-chose à faire. Cela cognait de tous les côtés mais, moi, je n’avais rien devant moi, sauf à un certain moment une batterie à cheval dépendant de la cavalerie légère du général Piré qui commença à tirer sur moi. Je ne devrais pas vous le raconter mais j’ai eu, à cet instant, un vrai coup de folie.
- Comment cela ?
- Hé bien, le duc avait donné des ordres bien précis : interdiction absolue de procéder à des feux de contre-batterie. Il estimait en effet, et il avait raison, que ces feux de contre-batterie étaient totalement inefficaces et ne servaient qu’à gaspiller des munitions. Mais moi, énervé par le tir de cette petite batterie à cheval, j’ai donné l’ordre de tirer. Je pensais qu’avec mes pièces de 9 livres, j’aurais vite fait de la museler. Il n’en a rien été. Le seul résultat, c’est que je me suis démasqué et que les Français m’ayant repéré ont commencé à me tirer dessus. C’est à ce moment que j’ai perdu mon premier homme, le canonnier Hunt. J’ai aussitôt compris ce que le duc voulait dire… J’ai cessé le feu et, heureusement, les Français n’ont pas insisté et se sont contentés de filer sans subir aucun dégât. Si le duc avait été dans les parages, j’aurais certainement été démis de mes fonctions séance tenante : il ne plaisantait pas avec la discipline et il n’a jamais eu la moindre tendresse pour les officiers d’artillerie qu’il estimait être de fortes têtes…
- Et donc, vous n’avez finalement rien vu de la bataille…
- Attendez ! J’étais sur une petite hauteur et très bien placé pour tout voir… Sur ma gauche, un peu en avant, il y avait la batterie du capitaine Bolton. Comme il respectait les ordres, lui, il était tout aussi inactif que moi. Il est donc venu causer avec moi et nous étions occupés à discuter quand sa batterie s’est mis à tirer de toutes ses pièces. Il a aussitôt galopé pour la rejoindre. Pas de doute, il se passait quelque chose de grave. Je ne voyais rien de ce qui se passait de l’autre côté de la crête où était déployé Bolton mais je voyais très bien tomber ses hommes et ses chevaux. D’ailleurs, il avait à peine rejoint sa batterie qu’il tomba lui-même. Ses canonniers étaient soumis à un feu d’enfer et nous en recueillîmes un certain nombre venus chercher refuge parmi nous. Mais dès que le feu diminuait, ils retournaient vers leurs pièces à toute allure et reprenaient leur feu. A n’en pas douter, de fiers artilleurs !…
- Mais par qui étaient-ils attaqués ?
- Je n’en savais fichtre rien et, Dieu me damne si j’en sais plus à l’heure qu’il est. Il y avait une telle fumée que je ne voyais strictement rien. J’aurais bien voulu voir quelque chose et intervenir d’une manière ou d’une autre, mais il était hors de question de bouger sans ordre et d’aller me fourrer dans la gueule du loup. Tout ce que je pouvais faire, c’était de recueillir les blessés de Bolton et de les faire soigner. Mais, au bout d’un moment, la fumée s’est un peu dissipée et j’ai pu apercevoir des cavaliers français qui arrivaient au sommet de la crête et qui la redescendaient droit sur nous. J’ordonnai de charger à mitraille mais je n’eus pas le temps de tirer : des dragons légers – je pense que c’étaient des gars de la Légion germanique – sont arrivés de ma gauche et leur ont foncé dessus. Je vous prie de croire que ce n’était pas une plaisanterie. J’étais aux premières loges et je n’ai rien perdu du spectacle. D’aucun des deux côtés, il n’y avait la moindre hésitation : ces deux masses avaient vraiment l’air de vouloir entrer en collision et je me disais : « Cela va être un massacre ! » Hé bien, pas du tout ! Au moment de s’aborder, les uns comme les autres, ils ouvrirent leurs rangs et ils passèrent à travers les uns des autres. En se croisant, ils se flanquaient bien un coup de sabre ou deux mais, finalement, je n’en vis pas beaucoup tomber. Puis ils se reformèrent et chacun retourna de son côté. Très bizarre, vraiment !
- Et donc, vous n’avez pas été attaqué ?
- Non, pas à ce moment. Vers deux heures, ou peut-être un peu plus tard, j’ai vu arriver le colonel Gould, bien à l’aise, sans émotion apparente. Nous avons un peu discuté de ma situation : je n’avais toujours pas grand-chose à faire et, vu le chambard qu’il y avait autour de moi, je m’en étonnais quand même un peu. Malgré son flegme, le colonel était assez inquiet. Il me fit remarquer que si nous avions à retraiter, nous n’aurions qu’une seule route et que l’embouteillage serait terrible. Je lui répondis que, effectivement, cela semblait fort ennuyeux, mais que je faisais confiance au duc et que je ne doutais pas qu’il avait prévu une solution ou une autre pour nous sortir de là.
- Et vous en étiez convaincu ?
- Absolument pas du tout ! J’étais vraiment persuadé que notre situation était on ne peut plus périlleuse, si pas désespérée. Mais nous parlions devant les hommes et il ne s’agissait pas de leur flanquer un coup au moral. Surtout que pendant que nous échangions ces quelques phrases, j’ai tout d’un coup vu une formidable masse de cavalerie arriver au sommet de la crête et en redescendre de notre côté. On aurait dit une énorme vague déferlant sur les galets d’une plage. En moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, le creux était rempli de cavaliers de toutes les sortes, des hussards, des dragons, des lanciers. De tout !...
- Et les carrés d’infanterie ? Vous avez dû assister au choc !
- Désolé de vous décevoir mais non ! Je n’en voyais pas un seul. Tout ce que je voyais, de l’endroit où j’étais, c’étaient des pièces d’artillerie, la gueule en l’air, et pas un seul artilleur… Il n’y avait plus rien entre ces cavaliers et nous. Il n’y avait pas le moindre doute à avoir, nous allions être submergés. C’est d’ailleurs ce que pensait le colonel Gould qui, sans perdre son calme, se contenta de me dire : « Je crois bien que c’est foutu ! » Et je vous prie de croire que je n’avais aucune raison de le contredire… C’est alors que je vis le 14th, surgi de nulle part, qui commençait à former son carré. Je me demandais d’où il venait, je ne l’avais pas vu arriver. Moi, je n’avais trouvé qu’un seul moyen de retarder l’échéance : j’avais fait pousser mes pièces en bas de ma petite hauteur. Je m’apprêtais à les faire atteler quand il arriva quelque chose d’extraordinaire…
- Les cavaliers français ?
- Ne m’interrompez donc pas. Non, pas les Français ! Ils ne sont même pas arrivés jusqu’à nous ! Non, nous avons entendu des cris. Des formidables cris ! Et pas en anglais. Cela gueulait, je ne vous dis que ça ! Et nous avons vu deux colonnes d’infanterie très denses qui marchaient à toute allure à travers champs. Ils venaient de Merbe-Braine. Les gars du 14th et nous, nous nous sommes dit que c’étaient des Français.
- Comment cela ?
- Bien oui ! Nous avons pensé que nous étions débordés par notre droite. Ces gars-là portaient un uniforme bleu et ils n’avaient même pas de drapeau. Mais cela gueulait, je vous en fiche mon billet ! Ils chantaient, ils hurlaient mais ce n’était pas en anglais et, dans la rumeur générale, nous ne comprenions absolument pas ce qu’ils pouvaient bien vouloir dire… C’étaient des Français à n’en pas douter. Mais enfin, l’endroit d’où ils venaient, c’était quand même bizarre…
- Pourquoi ?
- Je vous l’ai dit : ils venaient de Braine-l’Alleud. Si c’étaient des Français, par où étaient-ils donc passés ?
- Vous avez ouvert le feu ?
- Pas tout de suite ! D’abord, ils étaient un peu trop loin, quelque chose comme 1 000 yards et, à cette distance, on ne leur aurait pas fait grand mal. Et puis, nous avions quand même un doute. L’officier qui commandait le 14th aussi… Il est parti un peu en avant afin de s’assurer que c’étaient bien des Français. Il n’est pas allé pas très loin, il faut le comprendre, il risquait sa peau, et il est revenu à toute allure. Oui, c’étaient bien des Français. Nous nous mîmes aussitôt en mesure de faire feu…
(Wordt vervolgd)
Quelle extraordinaire talent de divination, DBZ ! Il boîtait un peu depuis quelques jours et j'ai dû me résoudre à l'amener chez le ferrant. Un caillou mal placé. Sans compter qu'il a été extrêmement vexé par une remarque à propos de son aptitude à rouler à vélo. J'ai dû le bourrer de cake au citron pour essayer de lui faire un peu oublier, mais tu sais ce qu'est une mémoire de cheval. Enfin, il a l'air d'être d'un peu meilleure composition et tout espoir n'est pas perdu de le faire revenir à son écritoire...
Dans mon enfance, j'ai travaillé un peu avec les chevaux et j'ai quelques souvenirs assez cuisants !
On n'a pas attendu pour rien, Charlemagne, ce témoignage d'un homme de terrain est un remarquable épisode. C'est l'Histoire qui sort des livres pour se raconter par les troupiers.
J'ai beaucoup aimé ; surtout le moment de la rencontre des deux cavaleries qui se mêlent sans trop se faire de mal...
Et puis cette armée française, qui n'est peut-être pas française, et qui arrive en hurlant d'on ne sait trop où. C'est bien comme ça que ça devait se passer.
Et puis on imagine bien ces hommes qui attendent les ordres et qui se demandent ce qui se passe et comment ça va tourner.
C'est un beau récit.
Tu peux faire durer le plaisir autant que tu veux. On veut la suite, mais on n'est pas pressés...
J'ai beaucoup aimé ; surtout le moment de la rencontre des deux cavaleries qui se mêlent sans trop se faire de mal...
Et puis cette armée française, qui n'est peut-être pas française, et qui arrive en hurlant d'on ne sait trop où. C'est bien comme ça que ça devait se passer.
Et puis on imagine bien ces hommes qui attendent les ordres et qui se demandent ce qui se passe et comment ça va tourner.
C'est un beau récit.
Tu peux faire durer le plaisir autant que tu veux. On veut la suite, mais on n'est pas pressés...
Vous devez être connecté pour poster des messages : S'identifier ou Devenir membre

