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Forums  :  Vos écrits  :  ESSOUFFLEMENTS, Roman

Fee carabine 14/06/2005 @ 18:56:46
Et bien, vive la liberté d'expression, les amis.
Et vive l'ouverture d'esprit.
Pfff, d'abord on manque d'humour et puis on manque de modestie. Quel chagrin!


Et encore, tu en oublies, Blue... On est trop complaisants... et on ne fait pas preuve d'assez de bienveillance... Bref, nous oscillons sans arrêt entre Charybde et Sylla... Pauvres de nous :-)!

Sahkti
avatar 14/06/2005 @ 18:57:09
Je reste sans voix...
Peut-être suis-je déjà amoureuse de cet homme sans le savoir !!! Dire que j'ai refusé les avances de Frédéric Beigbeder parce que je le trouvais piètre écrivain... c'est le bon dieu qui me punit là... :((

Sahkti
avatar 14/06/2005 @ 18:58:13
attends Fée, nous sommes également... je retrouve le bon fuseau attends...ha voilà
"qui se disent sensibles, humanistes, chrétiennes, tolérantes"

Fee carabine 14/06/2005 @ 18:58:56
:-))))))) !

Mentor 14/06/2005 @ 22:23:05
Un écrivain qui n' a pas d' ambition littéraire dans sa quête d' écriture est condamné à pondre un navet
Arrête Djamel, à chaque fois que tu l'ouvres, tu t'enfonces un peu plus.
Allez, écris comme tu l'entends et ce qui te vient. Tu trouveras certeinement des lecteurs intéressés, pourquoi pas passionnés?
Mais ne fais pas monter la mayonnaise dans tes réactions parce que tu prends tout de travers et ça tourne à la pantalonnade. De plus tu es le seul à ne pas t'en rendre compte, ce qui est d'autant plus lamentable.
Sans rancune non plus. ;-))

Saint Jean-Baptiste 14/06/2005 @ 23:57:07
Sibylline:


.

Qui a parlé de plagiat, cher Ludico?? ?

Ben ça alors ! C'était bien vu Sib !

Saint Jean-Baptiste 14/06/2005 @ 23:59:20
En attendant, qui nous dira ce qu'il est advenu de l'homme qui se disparaît lui-même ?

Kadri.md 15/06/2005 @ 18:07:43
A Mentor:
-Quoi?!...m' arrêtez maintenant alors que je suis sur une si belle lancée??
-M' abstenir de répondre aux messages sournoisement haineux et équivoques, oui, désormais...Je ne pensais pas à vous en disant cela.

A Sakhti: Amoureuse de " cet homme"?!...vous n' y pensez pas, miss!...vous vous contenterez de rester sous le charme de Tewfiq Baali, personnage principal d' ESSOUFFLEMENTS...
Heumm...après réfléxion, je doute fort qu' il réservât un jour son attention à une figurine de votre genre,...dans son scenario, je m' entends...
Cela dit, ne m' accusez surtout pas de mysoginie!...J' adore les femmes, pas les féministes...quoique je respecte leur combat.Je crois que le véritable ennemi d' une femme, c' est d' abord elle-même...
Quant à l' auteur, hélas, je crois qu' il a dépassé les frémissements du coeur, se contentant de tenter de les saisir et de les coucher sur du papier, avec plus ou moins de bonheur.
Sans rancune...

A Saint Jean-baptiste:

-Songez, cher monsieur...à peine avais-je fini d' annoncer la nouveauté d' ESSOUFFLEMENTS au forum "vos écrits" que j' ai été surpris d' être assailli de messages de critiques qui n' avaient même pas encore lu le texte!Il est vrai que je suis nouveau membre et ne je connaissais pas les "us" de cette tribune libre. C' était à vous mettre dans une situation d' auto-défense.De là à subir une phobie d' écorché vif, je n' ai pas franchi le pas.Il faut me croire, en guise de bienvenue, je ne pouvais pas mieux être servi!
Retombé de ma stupeur, j' ai délibérément laisser décanter.J' ai eu un beau score de messages avant d' être entré en matière!Qui dit mieux?Attendons la suite pour voir.

A tous les membres du forum "vos écrits":

Trois coups du maître de cérémonie...
Les chuchotements dans la salle cessent progressivement...

C' est le lever de rideau.

IMPORTANT: Mes prochains messages vont dévoiler toute l' oeuvre, chapitre par chapitre, pour autant que notre webmaster veuille bien le permettre, car elle est longue.
Mes réponses aux messages concerneront désormais exclusivement les critiques littéraires.

Djamel Kadri.

Kadri.md 16/06/2005 @ 18:37:37
ESSOUFFLEMENTS, Roman

Fadnoun, Tome 1 (suite)

Il arrive Place de l' Emir et s' engouffre d' instint dans le hall de l' Institut.Décidément, il a l' air de quelqu' un de pressé.
"Bah, allons voir une derrière fois, se dit-il..."
Debout ça et là au perron et à même les marches d' escaliers, des étudiants fument béatement leurs cigarettes.Il salue de la têtes quelques connaissances, en retenant sa respiration et monte à l' étage.Il traverse un dédale de couloir qui sentent le stencil.En juin, dans ces salles d' examens maintenant désertées et poussièreuses, il s' était battu comme un gladiateur du futur.
Il s' arrête et frappe à une porte derrière laquelle ronronne un climatiseur.Personne de répond.Il frappe encore une fois et ouvre.Le bruit de la poignée en porcelaine fait sursauter
un employé qui somnolait, la tête renversée vers l' arrière, la bouche grande ouverte, à la manière des grands malades semi-comateux.
"Oui, grogne le dormeur en se trémoussant dans tous les sens, manifestement de mauvaise humeur, plutôt qu' honteux?!...
--Bonjour, c' est encore moi, dit Tewfiq, en baissant les yeux..vous savez...
--Ah, oui...votre nom, déjà?...
--Baali...Tewfiq Baali, répond-t-il en recevant un écho étrange de sa propre voix...".
L' attaché d' administration réflechit un moment.Il a la mine blasé de tous les bureaucrates et elle n' inspire pas confiance.Il ouvre un tirroir, d' où il tire une corbeille à courrier.Puis compulse une liasse de lettres, en baillant.Il en soustrait un pli, qu' il remet platement à son visiteur.
"Voila, vous voulez bien m' accuser réception ici?...
--Merci répond d' une voix cassée Tewfiq...".
Aujourd' hui, il aurait signé son arrêt de mort tant le document qu' il tient à la main peut faire basculer sa vie dans un sens ou un autre.
Il déchire frénétiquement l' enveloppe jaune, à en-tête officiel.Sa respiration s' accélère.Il déplie frénétiquement la seule feuille qu' elle contient.Son contenu ronéotypé, pré-signé, coupant au milieu de la page, est bref, rêche au toucher, terriblement fonctionnaire.
"Voila, plus d' alibi maintenant, dit-il, en un murmure imperceptible, et en fermant de nouveau les yeux...
--Vous dites, s' enquiert le préposé, curieux?...
--Heu, rien...merci...adieu, répond finalement Tewfiq après un moment d' absence...".
Il lève les yeux vers le plafond avec des traits qui traduisent l' impuissance.C' est à reculons qu' il quitte le bureau.L' employé le regarde reculer avec une expression idiote, tandis qu' il scrute une salissure au plafond.Tout doucement, il ouvre la porte avec la main derrière le dos, en continuant de fixer la tache, jusqu' à ce qu' il la ferme.Il reste longtemps face à cette porte, comme pétrifié.Il fait une boule du papier qu' il tient à la main et le lache.Autant qu' il se souvienne, jamais il n' a jeté un papier inutile que dans une corbeille.Cette lettre ne mérite pas de se trouver dans sa poche.Il s' attendait à ce refus.Il est hors de question maintenant qu' il fasse appel.Il est vain, aurait-il dû dire.Jusqu' ici, il avait cru que son devenir ne dépendait que de lui, de son savoir-faire, de sa volonté tenace, et non du bon-vouloir de quiconque, encore moins lorsqu' il s' agit d' une personne morale sans conscience entre les mains des humains.
L' administration, ce monstre sacré des temps modernes, il la connait bien maintenant.Il a eu le temps, tout au long du labyrinthe de son cursus, de mesurer l' aveuglement de sa force.Il sait désormais que les mailles de son filet emprisonne toute la société.Qu' il est épuisant à chercher à lui tenir tête.C' est comme une hydre à mille têtes.On a beau les couper, elles repoussent instantanément.
Lui, Tewfiq Baali, nomade du côté de son père, montagnard du côté de sa mère, né citadin par inadvertance historique, homme libre par exellence, ayant sans doute reçu la meilleure éducation qui soit, il sait que la meilleure manière de combattre l' administration lorsqu' elle vous tourne le dos, c' est de lui rendre la pareille.Autrement, ce serait, comme Don Quichotte, provoquer le vent en duel.Il faut arrêter de tourner autour du pôt.Il faut chercher à sortir des mailles.Il faut tenter d' aller ailleurs, vers les espaces libres et dégagés, là où tout est lumière, pureté, limpidité.
"Dieu n' est-il pas la Lumière des Cieux et de la Terre, se dit-il?...l' administration est tout son contraire...elle n' est que cendres et ténèbres...".
Il revient sur ses pas, en allongeant l' allure.L' entrain qu' il veut se donner, comme pour surmonter un obstacle, ne dure pas.Il s' essouffle rapidement.Il s' arrête à hauteur des tableaux d' affichage du 1er étage.A un emplacement sont encore portées les listes des soixante douze lauréats de sa promotion.Sont-ils une poignée de veinards parmi les cinq cent dix qui ont prix le départ, quatre années auparavant, de la grande course des titres technocratiques?
"Hélas, nous ne sommes que les rescapés d' une épopée vaguement chevaleresque, se dit-il...".
Son nom est là, en première ligne, bien qu' un peu jauni par le soleil.Une prude fierté égaye les traits de son visage.C' est une certitude, mais il en éprouve le contentement du vainqueur blasé.Car il lui semble avoir gagné toutes les batailles, sans saisir ce qui aurait dû être la plus belle conquête.
Mais qu' importe, n' est-ce pas?Le cycle, de toutes les manières, recommencerait sans lui.L' Institut accueillerait de nouveaux étudiants ambitieux, et les murs de nouvelles couches de poussière noire qu' on essuie jamais.

Kadri.md 17/06/2005 @ 11:37:52
ESSOUFFLEMENTS? Roman

Fadnoun, Tome 1

Chapitre 1er (suite 2)

En toute vérité, un déclic s' est opéré à son insu.Ce n' est qu' aujourd' hui qu' il réalise combien est devenue inutile sa présence en ces lieux et se dirige comme un intrus vers l' rez-de-chaussée.
Une silhouette féminine le frôle à la sortie, qu' il dépasse sans en voir le visage.Evidemment.Il a le dos courbé, les yeux fixés au sol et l' esprit ailleurs, comme toujours.La lettre qu' il vient de lire a achevé de l' assomer.Il croit entendre prononcer son prénom derrière mais ne se retourne pas.Quelqu' un le rejoint précipitamment et l' empoigne par le bras.
"Alors, on plane dans la stratosphère, lui lance une jeune femme, de courte taille et de forte corpulence?!...
--Ah, c' est toi Warda, dit-il en sursautant, puis en reculant avec un haut-le-corps qu' il dissimule mal...
--Où cours-tu comme ça chéri, dit-elle, en serrant son etreinte, car il donne l' impression de vouloir déguerpir au plus vite...
--Hé, doucement Princesse des Pauvres, crie-t-il agacé!...tu m' arraches le bras!...
--Qu' est-ce qu' il y a Tewfiq, tu ne te sens pas bien, répond Warda, en retirant brusquement sa main, et en adoptant un air subtilement grave?...
--Fatigué de revenir un peu trop souvent sur mes pas, dit-il, avalant de plus en plus difficillement sa salive...
--Sans blagues, je ne t' aie jamais vu une mine aussi sombre, s' alarme-t-elle pour de vrai...
--Regarde autour de toi, Warda...c' est un mal d' époque...ajoutes-y le jeûne...mais toi tu ne peux ressentir cette douce lassitude, car tu le grignotes, comme tous ces illuminés qui fument au grand jour...
--Allez, ne me fais pas marcher, glousse-t-elle coquinement...avoue-moi ton ressentiment...j' ai des remèdes-miracle...".
Elle est décidée à jouer son va-tout avec lui, car leur cycle académique maintenant terminé, il partirait là où elle ne le reverrait plus.Tewfiq ne dit plus rien.Il regarde en permanence le sol.Warda est embarrassée.Ce camarade la désarme toujours lorsqu' il se tait subitement. C 'est souvent chez lui un signe de désapprobation, et en même temps un état permanent de maturité précoce.
Tandis qu' il scrute ses chaussures, elle l' observe à la dérobée, curieuse et perplexe.Elle ne sait pas comment réparer sa bévue verbale.Elle a déjà oublié les mots qui ont pu blesser celui qui n' a pas essayé de devenir son amant.Cela ne l' empeche pas de saluer avec des yeux malicieux les étudiants de passage.Des pis-aller.Elle aurait du temps à revendre avec chacun d' eux.Jamais avec Tewfiq.Il est si...insaisissable, ne fréquentant jamais le campus, ne stationnant jamais au perron comme la statue de Vénus qui y trône.Warda resterait une journée entière avec lui, rien qu' à le regarder, soupesant chacun de ses mots, y trouvant une originalité novatrice permanence.Elle irait même plus loin et n' hésiterait pas à partager son lit, s' il le lui demandait.Or Tewfiq ne demandait jamais rien.Et son attrait venait, peu de gens se l' expliquaient, tout bonnement sans doute de son humilité, de son effacement.
Contrairement aux autres étudiants, elle n' a jamais été éconduite par lui, à cause de sa prétendue laideur, sauf peut être aujourd' hui.Ne lui a-t-il pas dit une fois, de façon admirable:
"Il n' y a de laideur que celle de l' esprit...".
Pourquoi cette nouvelle attitude donc?
Il se met à marcher doucement, et elle à sa suite.A présent, lui voudrait la semer.Il sent son haleine courte et parfumée et se demande, une fois de plus, pourquoi elle n' a pas songé à enlever la grosse verrue noire que damme nature, certainement pas cruauté, a fait pousser sur son nez.Il a envie de lui dire qu' il est devenu allergique au frou-frou de robe des étudiantes.Il se ravise, comme un joueur qui hésite à découvrir une carte qu' il croit précieuse.Les cartes, il n' en détient désormais aucune, n' est-ce pas?Et il ne veut surtout pas devenir méchant.Il s' arrête.
"Ok, Warda...je te laisse, parvient-il à lacher avec une rougeur aux joues...
--Attends, tu ne vas pas me fausser compagnie comme ça, maintenant que je t' ai trouvé...où irais-tu par une chaleur pareille?...
--A mon alcôve obscure...tenter de dormir un peu, en la regardant fixement cette fois...je n' ai pas fermé les yeux de la nuit...
--Depuis notre retour du volontariat, j' ai tenté de te joindre sans succès...tu n' as pas répondu aux billets que j' ai laissé dans ta boite aux lettres...tu t' es évanoui dans la nature...et...heu...tu ne m' as jamais invité chez toi...si moi je redouble, toi tu as quelque chose à fêter...
--Fichtre, Warda...amère victoire...je voudrai que toute l' humanité m' oublie désormais...j' ai le sentiment de lui avoir tout donné...je n' ai plus rien...
--Soit...tu permets qu' on fasse un bout de chemin ensemble dans ta direction, supplie-t-elle?...tu m' expliqueras ce retranchement existentiel...
--Va pour la marche, répond-t-il après une expiration de dépit...pour le reste, il n' y a rien à expliquer...".
Le couple s' achemine lentement vers la Grande Poste.Le soleil les pourchasse impitoyablement d' une chaussée à l' autre.Warda s' arrête souvent aux vitrines, achevant de l' exasperer.Elle entame, par bribes, une conversation à sens unique.Il aquiesce invariablement, afin d' éviter toute polémique fatiguante, en affichant son faible sourire de tous les instants.Sa compagne plonge dans un mémorable tour d' horizon politique, emprunt de phraséologie révolutionnaire à la mode, doublée d' un penchant pour les tricots fait-maison.Elle veut que le service militaire soit étendu aux jeunes filles de dix huit ans et pose les jalons d' une moisson de réformes sociales qui laisseraient un paysan perplexe.Son auditeur reste incrédule.
"Pourquoi pas, approuve-t-il une ou deux fois...".

Le temps passe.Le duo vogue de boulevard en ruelle, recherchant les couloirs frais du front-de-mer.Les artères de la ville s' animent doucement.Tewfiq remarque comme tant de fois la routine qui parait s' être incrustée sur le visage des gens.Feux rouges, passages protégés, trottoirs noirs de suie.Vrombrissement de voitures nerveuses.Devantures provocantes.Avertisseurs.Fumée des pots d' échappement.
"Alors, tu me dis pourquoi tu es faché avec l' humanité, revient-elle à la rescousse?...
--Voila que tu remues le couteau dans la plaie, s' ingurge-t-il, avec une voix qui trahit toute son impuissance à repliquer...".
Elle s' esclaffe.Maintenant, il est à bout de souffle et ne désespère pas de lui fausser compagnie dans les dix mètres qui suivent.Peine perdue.Elle l' entraîne du côté de l' immeuble des oeuvres universitaires.Cinq étages à grimper, rien que pour obtenir un renseignement dont la réponse coule de source.Il s' arrête, exténué et regarde la hauteur de l' édifice.
"ça non, je suis crevé Princesse...tu entends?...crevé comme une passoire!...un pas de plus et je...".
Ses yeux se révulsent et son familier vertige menace de nouveau de lui faire tourner la tête.Il chancele de son centre de gravité.Elle le retient et insiste pour le faire monter, en le prenant par la main.Il resiste, avec ce qui lui reste de force.
"Je suis groggy, tu comprends, implore-t-il?...
--Soit, dit-elle, maintenant inquiète de son état...attends-moi ici cinq minutes...la nouvelle devrait t' interesser...nous irons voir un médecin que je connais après, si tu veux...".
Elle entre dans le bâtiment et le laisse planté au milieu de la chaussée brûlante aux semelles.Il lève une fois de plus les yeux vers la façade.Sa paume d' adam monte douloureusement dans la gorge.Une voiture l' oblige à se déplacer.Il s' approche d' un arbre et s' y effondre.Un passant le fixe, qui doit penser à un chomeur invétéré qui attend depuis longtemps un bulletin de placement de la main d' oeuvre, dont une des antennes est à-côté.Il fait l' inventaire de ses poches.Il en retire un carnet de tickets de repas universitaires presque épuisé, un demi cigare, un bon de requisition pour voyager gratis par chemin de fer, une pièce de vingt centimes, et un agenda tout fripé qui n' ouvre malheureusement aucune porte...
Voila à quoi se résume toute sa fortune.Jamais il ne crut s' attendre à un épilogue singulièrement commun, sans enthousiasme, sans la verve du début.Et attendre.Toujours attendre.Il s' était pourtant cru préparé à amortir le fameux déclic qui, un moment ou un autre, enferme subitement les tortillements de la vie d' un homme dans un cocon translucide, d' où la vue est morne, trouble, et curieusement éternelle.Pendant toutes ces années passées à Alger, contre vents et marées, il s' était volontairement laissé manipulé, endoctriné, compartimenté, par une obscure puissance insaisissable.L' université ne lui a pas apporté davantage de bonheur, mais il est convaincu que sa jeunesse a été belle et fertiles ont été ses promesses.
Un quart d' heure passe.Warda ne ressort pas.Tewfiq se lève péniblement.Il a repris ses sens et s' identifie à un idiot qui a mis longtemps avant de réaliser la nature de son état.
"Elle donnera l' explication qu' elle voudra à ma disparition,se dit-il...".
La chaleur est légèrement tombée.Alger se réveille en crescendo, après une longue léthargie diurne répétée sans cesse depuis un mois.Il revient sur ses pas.Sa progression est lente et pénible vers le Plateau Saulière, par ces ruelles montantes qu' il a empruntées des milliers de fois.
"C' est comme un chemin de croix au-devant duquel on voit reculer la vie,se dit-il à un moment...".
Lorsqu' il referme la porte de sa garçonnière, un trésor d' ombre, de fraicheur et de silence l' accueille.La table est empoussiérée.Dessus est posé un carnet à ressort.En diagonale, un stylo.
Tewfiq fixe longtemps, debout, cette image inerte.Au bout d' un moment, il lui semble voir s' entrouvrir une page vierge.Est-ce là enfin le signe du renouveau?Celui des bonnes résolutions?
Un léger tremblement s' empare de sa main droite.Ses paupières se mettent à frétiller involontairement.La pénombre de la pièce atténue l' amertume des dernières heures passées dehors.
De proche en proche, il entend la clameur électro-magnétique de la ville.Des gouttes d' eau suintent du robinet.

Kadri.md 20/06/2005 @ 14:12:26
ESSOUFFLEMENTS, Roman
Tome 1
Chapitre 1, (suite 3)

JOURNAL/29 Seotembre 19..:--Ecrire, c' est une autre façon de ne pas s' avouer vaincu, mais c' est tout de même se rendre compte, quelque part, à un moment donné, d' être dépassé apr les évènements.
C' est aussi une dernière tentative de fixer le temps à sa propre montre.Un chuchotement humide parcourt l' espace entre les lignes vers on ne sait quel cheminement mémorable...
Dire que j' écris depuis si longtemps sans me lasser, ne serait-ce qu' un jour!Je veux dire que j' ai persévéré dans ce rituel romanesque de pencher sur le papier de carnet bon-marché, et j' ai usé beaucoup de plume à tenter de faire mon auto-consultation quotidienne, à me faire des avoeux, en me disant presque inconsciemment à moi-même:
"Voila, tu ne triches pas...".
L' être nocturne lucide venait de faire la leçon au bouillonant superman du jour...déjà fatigué.
D' où l' autosatisfaction, n' est-ce pas?...
Quelle durée et quelle constance qui m' étonnent constamment, plus qu' elles n' ont intrguées ma famille et mes amis.
En réalité, n' ai-je pas fait de moon journal plus un aide-mémoire qu' un cahier intime?
Assurément.Car, à mesure que les années ont passé, je me suis surpris d' écrire pour le compte d' un tribunal de la postérité où, horreur, j' étais mon propre greffier!
En y pensant maintenant, je crois que l' on ne peut écrire admirablement qu' au présent.Et plus je le réalise, plus je me sens désarmé.
A la perspective d' ébauche d' un roman, j' éprouve une gêne intellectuelle indescriptible.Non pas que je soye forcément dépourvu de talent, mais parce que je doute constamment de ne pas pouvoir transporter les lecteurs sur les traces de mes personnages, avec la saisisante réalité de tous les instants.
Bien que je poursuivrais cette quête toute ma vie, je considère d' emblée ce projet comme une entreprise de pure spéculation.
En y pensant aussi, je me suis mis à feuilleter quelques pages écornées de mes carnets.
L' oeuvre que j' ai poursuivie, qui aurait dû être aussi belle et longue que la vie d' un homme normal, est écrite pour des générations à des années-lumières d' ici, qui ne la liraient que comme on consulte un livre d' histoire.
Qu 'est devenue cette oeuvre de saga, impitoyablement longue , quoi que mortelle, dites-moi?A peu de choses près, je peux la résumer ainsi:
Un jour, j' ai donné à lire à un ami des extraits de ces pages, relatant des instants où ses pas ont croisé les miens, il y a fort longtemps.
L' andecdote de rapportait à une discussion philosophique que nous avions sur l' au-delà.
D' abord surpris que j' eusse pris la liberté d' emprisonner des morceaux de sa vie sans sa permission, il me regarda drôlement, puis en plissant les yeux d' indulgence et dit:
"Nous étions si jeunes, Tewfiq...et nous croyions au ciel...".
Sa réponse, très réaliste, résume bien, du moins, ma passion d' écrire.
Je n' ai cessé de le faire depuis l' age de douze ans.Qu' il pleuve ou qu' il vente, que je sois valide ou malade, en voyage ou en contemplation intérieure, je notais absolument tous les gestes de ma vie, sans gêne et sans pudeur.Je notais absolument tout, les personnages que je rencontrais, les évènements qui se produisaient, mes états- d' âme intérieurs et mes questionnements métaphysiques.
J' apprenais patiemment à organiser mon emploi du temps au rythme de longues journées d' études.C' était ma vie de tous les jours, celle du commun des mortels, avec ses joies et ses peines, quelques fois un évènement majeur dans cette ville de l' intérieur où il ne se passe jamais rien:--une visite, une rencontre, un voyage--.
Je croyais pouvoir saisir l' essentiel de mes palpitations, avec devotion et régularité.Chaque page était en quelque sorte un suiide intérieur, entremêlé de fratricides, et chaque ligne exasperait un moi murrissant, envahissant.Autant les coups de poing que les baisers, ma main avouait absolument tout, témoignait le plus souvent à charge contre moi...Mon écriture devanit, au fil des pages et des énnées, presque illisible, mais je lui trouvais la vitesse qu' il fallait, le moment court et opportun, afin de m' en debarraser, qu' on on se détourne d' une idylle après l' amour.
D' illusion en désillusion, je décide paradoxalement de continuer d' écrire.Peut-être pas tout à fait comme je l' ai conçu auparavant.Je me vois donc operer une correction de trajectoire.Que de lest a été, d' un coup, jeté, faisant envoler mes projets les plus fous.Heureusement, d' autres chemins vers le futur semblent dérichués et rectilignes.
J' ai alternative de rester à Alger ou de partir là où l' on fait le don de sa personne.
A Alger, mon avenir continurait à rester obscur par usure.Là-bas, les perspectives sont ouvertes et certainement prometteuses pour mon devenir.
Quel choix possible, dites-moi?
L' heure du départ de la décision qui s' impose approche.Il est déjà trop tard pour les rêves éveillés.
Soit!Je crois que j' ai gardé encore un peu de lucidité pour savoir où je vais, pourquoi, j' y vais, ce qu' on y attend de moi.Et de toutes les façons, je garderais toujours en moi ces sursauts de dignité et d' honneur qui , face à l' adversité, imposeront--.

Kadri.md 23/06/2005 @ 21:44:23
ESSOUFFLEMENTS, Roman
Chapitre 1 (Fin)

Plus qu' une demi-heure avant l' adhan.Tewfiq referme doucement la porte de sa chambre.Il en caresse le bois nervuré, avec une sourde et troublante émotion.
"L' heure est aux fermetures définitives, n' est-ce pas, se dit-il?...allons-y, mon vieux...adieu, compagne de les nuits...".
Cette garçonière a été son seul havre de paix pendant toutes ces années d' apprentissage de la vie.Il se dit qu' elle peut contenir toute la misère du monde, puisqu' elle a pu cacher sa pauvreté, fatalement estudiantine.Qu' elle a été le berceau de ses rêves, le baume de ses fatigues...
Cette foic-çi, il descend les escaliers sans la certitude mathématique qu' il les remonterait un jour.C' est maintenant au tour de son frère Younès de remplir de livres les étagères et d prendre part à cette course féroce à l' assaut des diplomes.
Dehors, les jeûneurs commencent à s' agglutiner autour des marchands de bourek et autres patisseries orientales.Tewfiq couvre la distance jusqu' au self-service de l' université en un temps record, ses accumulateurs rechargés comme par magie après la jouvence de l' écriture.Il a un cartable à la main pour tout bagage.Il se sent désormais leger, leger, comme s' il venait de se delester d' un poids énorme.
Une dizaine d' étudiants attendent au milieu du hall que la porte du refectoire du rez-de-chaussée ouvre.Il s' approche du groupe, constitué en majorité de camarades de l' Institut, qui s' étonnent de sa présence en ces lieux où il ne vient presque jamais.L' un d' eux veut tester sa perspicacité.
"Hé, je te croyai parti, toi, lui lance Rachid Basta?!...
--C' est décidé, je pars...
--Comment as-tu su?...
--Quoi donc?...
--Ne me dis pas que tu es venu par ici par hasard...
--Sincèrement...c' était sur mon chemin...autrement, tu sais où je préfère manger, plutôt qu' à cette armée du salut...alors, accouche donc, ajoute-t-il malicieusement...qu' est-ce qui se trame par ici?...".
Basta veut accentuer le mystère.Les autres sourient laconiquement.Cinq secondes suffisent à Tewfiq pour deviner comment va se dérouler la soirée.
"On distribue le pécule ce soir, confirme-t-il infailliblement!...mais comment l' avez-vous su?!...tout le monde l' ignorait cet après-midi à l' Institut...pas de note de service...rien a filtré...
--Tu ne connais pas l' intromission de Warda, dit quelqu' un dans le groupe...
--Mais Warda ne m' a pas quitté d' une... attendez...je l' ai laissé du côté des oeuvres universitaires...oh, j' imagine à quelle échelle monstrueuse elle a dû ébruiter la nouvelle!...
--Elle a ce chic, la Princèsse tu la connais bien, ha, ha, ha, dit Basta!...
--Tout le monde va rappliquer par ici en deux temps, trois mouvements, s' inquiète un étudiant...
--Comme des requins qui sentent le sang, ajoute un deuxième...
--Il va falloir serrer de près toute à l' heure, si tu veux partir les poches pleines, chuchote Basta à l' oreille de son ami...
--Et comment, s' exclame Tewfiq!...demain, c' est l' Aïd...je désesperais de partir bredouille à la maison, obligé de quémander des sous aux parents...
--Moi, tu peux compter que je décrocherais d' ici plein aux as!...Il m' aurait coûté de savoir mon argent entre les mains des pistonnés de la dernière minute...
--ç' aurait été dommage, n' est-ce pas,!...les dernières ressources...
--Oui, en ce qui me concerne, les dernières, avant fort longtemps, conclut Tewfiq, de nouveau silencieux, comme à son habitude...".
Les étudiants arrivent au fur et à mesure que se précise l' heure de la rupture du jeûne.Parmi eux, il y a les "professionnels", ceux qui sont à l' université depuis huit ou dix ans, à redoubler deux ou rois fois dans une filière, avant de sauter dans une autre, pour ne pas perdre la bourse d' études.Ils viennent s' asseoir tous les jours que Dieu fait aux terrasses de la Brass et du Novelty, devant un café-crême, un paquet de Gitanes sans filtre et le Journal "Le Monde" bien en vue.Ils pérorent sans fin en discussions soit-disant sophistiquées et n' arrêtent pas de remodeler la société à leur manière.
Certains montent machinalement aux réfectoires du 1er et 2ème étage, avec la même mine pathétique d' intellectuels chevronnés que Tewfiq s' est vu afficher sur le mirroir du hall de la Salle des Actes pendant toutes ces années.D' autres s' arrêtent net au milieu du hall, devinent quelque chose, se renseignent, et se serrent promptement au groupe, dès qu' ils apprennent l' incroyable nouvelle.Leur besoin de fonds neufs et revigorants leur fait oublier le f'tour.
Au bout de dix minutes, la file s' allonge et prend bientôt des proportions démentielles.On suggere que le peloton de tête s' asseoit, comme d' habitude, afin d' éviter toute bousculade inutile avant l' ouverture de la porte.L' avant-garde s' execute sans grand enthousiasme, sachant que sitôt la porte entrouverte, invariablement, il y aura du grabuge...
Dehors, le boulevard s' assombrit.Les rares voitures en retard passent à cent à l'heure.On peut entendre leurs échos mourants du hall, tant le silence est profond.Les minutes s' égrennent.Chaque étudiant, muet et introverti, rumine ses propres tracas.Jusqu' à ce que, inattendue et déjà lointaine, la voix du Mouedden annonce à la radio du foyer d' à-côté l' appel à la prière du Maghrib.
Basta sort de son sac un sandwich de frites-omelette, qu' il coupe en deux, et en tend une moitié à Tewfiq.Dans la file, on se met à grignoter ou à fumer d' emblée.L' asile prodigieusement triste du hall sanctifie, l' espace d' un instant, à l' unisson, la communauté de destins, l' accomplissement des espoirs, et les conversations reprennent, d' abord timides, de plus en plus fortes et nombreuses, pas forcément intéressantes.
"Tu en as encore pour combien de temps, enchaine Tewfiq, entre deux bouchées, à l' adresse de Basta?...
--Oh, encore un jour ou deux...le temps de regler quelques dettes...il faut partir en laissant place nette, n' est-ce pas?...
--Oui, bien-sûr, comme de grands garçons responsables...je ne te vois pas traîner plus longtemps la savate par ici...tu n' as plus les moyens de t' enraciner...
--Bah, j' irai bien au bled voir la vieille, dû-t-on me couper la tête après...
--Je comprends...libère-toi vite et viens me rejoindre...tu verras, on s' amusera bien...
--Au pis-aller, j' en aurai encore pour quarante à soixante douze heures...pour ce qui vient...on verra...je jugerai sur pièce, conclut tristement Basta...".
Tewfiq finit de manger et allume son bout de cigare.Il aspire longuement l' acre fumée du Havane, avant de hausser les épaules:
"Bah, après tout...je n' ai pas le don du sourire présidentiel, moi, se dit-il...je suis assis par-terre, avec des gens dans la même situation, et mon bleu-de-chîne à besoin d' être recousu aux coudes...".
Cette rélexion le réconforte.Tout autour de lui, par contre, la tension devient électrique.La file d' attente a débordé sur le boulevard.Le groupe de tête demeure alerte, l' oreille aux aguets.Les gros des arrivants fait cercle autour.Chacun calcule ses chances d' arriver au guichet avant l' épuisement des fonds.Les mines paraîssent frustrées et menançantes.Pour la bourse, tous sont prêts à revendre leur savoir-vivre...
Soudain, sans crier gare, quelqu' un manipule une clef dans la serrure.Malgré le brouhaha, tout le monde a entendu le cliquetis caractéristique du métal.L' avant-garde se lève de justesse.Une formidable pression la projette contre la porte encore fermée.Tewfiq se sent soulevé, écrasé vers l' avant, puis immédiatement aspiré vers l' arrière lorsque les battants sont ouverts, et de nouveau entraîné vers l' avant, dans une déferlante tumultueuse de corps enchevêtrés, à travers un entonnoir sans fin.Il est bousculé de tous côtés.Pour les malabards qui l' entourent, son frêle corps ne compte pas.C' est plutôt un obstacle comme un autre qu' il faut franchir!...
"L' argent nous brûle, enregistre son cerveau...".La porte craque.Il entend des gémissements, des jurons, et même un sanglot.Il arrive à se liberer de l' implacable étreinte et se rue vers le guichet.Derrière lui, il entend le bruit de pas précipités qui se rapprochent dangeureusement et menacent de le crocheter d' un instant à l' autre.Tomber maintenant serait sa ruine totale!Il court rageusement, en regardant de biais les pieds du poursuivant.Il se colle au nouvel essaim qui s' est formé devant la caisse.Comme d' habitude, il n' y a aucun service d' ordre pour organiser la caisse.Un employé vient distribuer es formulaires aux premiers arrivés, avant de disparaitre.Maintenant, c' est au plus fort d' entamer le "gibier", et aux plus faibles de "laisser des plumes".Très fréquent et naturel dans le monde animal.Pas très marquée la frontière avec les humains, donc...
"C' est à ce type de comportement que des sociolgues et psychologues avertis jugent le degré de culture d' un peuple, se dit Tewfiq...en Suisse, en Autriche, en Suède, et dans beaucoup d' autres pays civilisés, ces ruades sont le signe d' un sous-dévelopement latent...Dieu m' est témoin, je me m' y ientifie pas...bien que je soye obligé de subir cette honte qui affecte toute nation qui se respecte...".
La sueur le baigne tout entier.Vite, il remplit le formulaire de déclaration sur l' honneur.Le stylo lui glisse entre les doigts!Vite, il signe l' avis de débit que lui tend le caissier, en regardant avec suspicion sa carte d' étudiant.
"O combien l' argent nous aveugle, enregistre encore son cerveau!...".
Il lui remet une liasse de gros billets de cent mille.Tewfiq fourre ce petit magot dans sa poche sans le compter.
"Les dernières ressources, c' est le moins qu' on puisse dire, repete-il intérieurement...".
Maintenant, la salle est archi-comble et il n' y a plus de queue qui tienne.Les plus effrontés des étudiants tentent la voie des airs, en utilisant les épaules et les têtes des autres pour arriver près de la caisse.Une de ces pagailles!...
Des bagarres éclatent.Des blasphemes polluent les lieux en cette veille de fête religieuse.C' est le moment de filer!Tewfiq palpe sans cesse l' argent dans sa poche en se faufilant vers la sortie.Car dans ce type de bouculade, les intellectuels-voleurs ne manquent pas!...
"Attends un moment, lui lance Basta!...je vais t' accompagner un bout de chemin!...
--Pas la peine, fiston!...je suis très en retard!...souque ferme mâtelot jusqu' au port!...et ne te fais pas chiper ton trésor !...
--T' en fais pas!...je vais ruer dans les brancards!...bon retour!...amuse-toi bien!...
--C' est ça!...rendez-vous où tu sais dans trois jours!...".
Tewfiq s' arrête au perron pour souffler.Ses genoux tremblent.Il pose son cartable et se frictionne le poignet.Dans la mêlée, il a dû se le fouler.Pour rien au monde il s' en serait desaisi.Des carnets à l' écriture abondante, qui pouraient valoir une fortune un jour.Qui sait, hein?!Il y croit dûr comme fer!...
Le boulevard est silencieux, l' asphalte luisante sous les réverbères.L' argent fait gros dans la poche du partant.Il peut à présent se payer le luxe d' arrêter un taxi.S' il avait su qu' il allait devenir subitement riche, il se serait fait réserver une place en avion.Façon de parler.La richesse, c' est très relatif.A ce moment de goinfrerie collective, il ne peut y avoir taxi.Et l' aérodrome le plus proche de chez lui est à cent vingt klomètres...
"C' est toujours comme ça, lorsque j' ai de l' argent, se dit-il...".
Il consulte sa montre.
"Dieu, il ne reste plus beaucoup de temps...allez, il faut courir mon vieux!...les rues sont vides!...personne ne peut railler en te voyant courir comme un fou!...tu peux courir tout ton saoul!...toute ta vie, tu n' as faut que ça!...ce n' est pas maintenant que tu vas t' arrêter!...".
Il s' élance lourdement.Les lumières de la ville vibrent et se tortillent sur sa rétine.Sa respiration s' accélère.Il augmente l' allure.Ses articulations aux genoux lui font atrocement mal.Il ne trouve rien de mieux qu' à fredonner un chant patriotique:

Min djibalina talaa saoutou el ahrar...
(de nos montagnes s' élève la voix des braves)

A hauteur de l' Assemblée Nationale il entend derrière lui l' étrange chuchotement d' un mini-bus qui arrive à plein-gaz.Une centaine de mètres le séparent le l' arrêt facultatif.Prendre ce bus est maintenant pour lui une question de vie ou de mort.Que dit-il?!Il quitterait Alger même à pieds!Sa décision est prise.C' est terminé!Il faut partir coute que coute.Plus que cinquante mètres!Trop tard.Le bus est en train de le dépasser!Il s' arrête, se retourné et fait un signé découraé en direction des phares aveuglants.Le chauffeur l' évite très à gauche.Tewfiq ne se rend pas compte qu' il occupe le milieu de la chaussée.
Des freins puissants immobilisent le bus exactement à l' arrêt facultatif.Tewfiq serre les dents et se remet à courir.Qu' est-ce qui empêcherait le chauffeur maintenant de repartir, en le laissant choir derrière, alors qu' il arrive si près de la portière.Il n' aurait fait son travail, respecté le reglement!Non.On lui ouvre.Il monte sans un souffle dans ses poumons, jurant sournoisement contre sa malchance.
"Saha f' tourek, lui dit le chauffeur, d' un air amusé...
--Anta zada, répond Tewfiq, entre deux respirations...
--J' aurai pu vous écraser, jeune homme...
--Qu' importe...vous auriez ôté la vie à quelqu' un devenu inutile sur cette terre...
--Pourquoi ce pessimisme, dit le conducteur...la vie est belle...nous avons la chance de vivre à Alger...c' est la capitale...".
Tewfiq ne répond pas.Il aurait voulu lui dire:
"Gardez-là pour vous votre capitale!...elle vous va si bien!...".
Encore une méchanceté inutile.Il paye le receveur avec l' unique pièce de vingt centimes qu' il garde dans la poche depuis un mois.Un air de chaabi lui parvient d' un balcon.Le bus est vide.

Kadri.md 25/06/2005 @ 20:59:04
ESSOUFFLEMENTS, Roman
Tome 1, FADNOUN

CHAPITRE DEUX(texte intégral)

L ' horloge du Terminus marque 20h49. La salle d' attente
fourmille extraordinairement de voyageurs alors que les abords de
la Gare Centrale paraissent déserts. Tewfiq tire un billet de
banque de sa poche sans sortir la liasse et achète au kiosque un
paquet de cigarillos.Son poignet est douloureux.Il s' essuie le front avec le revers de la main et se faufile rapidement vers les quais.Ce qu' il voit l' abasourdit.
Sur les esplanades, dans les compartiments, dans les couloirs, dans les toilettes, sur les toitures, à perte de vue, une marée humaine imposante gronde et proteste.Les voyageurs sur les quais se heurtent à une résistance acharnée des occupants de voitures.A chaque assaut, la vibration des semelles sur le béton fait penser à un tremblement de terre.La police militaire tente, vaille que vaille, de repousser les civils pour n' embarquer que les troupes.Rien à faire.Pas de trouée.Toutes les voitures sont bondées, pleines à craquer.
Tewfiq réfléchit à quelle technique de haute voltige il doit faire
appel pour être parmi les partants, quand une main se met à farfouiller dans une des poches de son veston, qui le fait sursauter.Il se retourne brusquement, sur ses gardes, prêt à toutes les éventualités.
"Hello Tewfiq, lui lance un militaire en tenue de combat!...
--Salut, répond-t-il incongrûment, en écartant brusquement la main fureteuse...je n' aime pas ce jeu!...
--Hé, tu n' es pas commode!...je testais seulement ta vigilance...tu ne me reconnais pas?...
--Si...nous étions camarades de classe dans le Primaire, je
crois...tu n' as pas changé...voyons, rappelle-moi ton prénom...
--Fatah...toi aussi, tu n' as pas changé...un peu plus haut
en jambes, c' est tout...moi, je n' ai oublié ni ton nom, ni ton
visage, ni ta démarche si caractéristique...dis-donc, on s' est
perdu de vue depuis cette sacrée époque des culottes courtes,
hein?!...
--C' est la vie...mais tu vois, on se retrouve toujours quelque
part, là où on aurait jamais pu imaginé...
--Une gare est un lieu de rencontres, tout de même...qu 'est-ce
que tu fous ici, s' étonne finalement le militaire, ne
réalisant pas que quelqu ' un comme Tewfiq puisse se trouver ici ce soir?...
--Je rentre, pardi, réplique-t-il gaillardement, comme toi, comme
tous les autres..,".
Il regrette presqu' aussitôt d' avoir parlé des "autres", car
Fatah ne manquerait pas de lui faire décliner sa fonction,
connaître son "affectation", et les noms de ces "autres" qui se trouvent ici et ailleurs.Ce qui arrive derechef.
"Permission, dit Fatah?...
--Heu, non...
--Le mur, alors?...
--Non plus...où est notre train, dit Tewfiq, tentant d' esquiver le questionnaire?..
--Vas-y savoir, toi, dans ce cafouillis...ils ont annoncé
plusieurs suppléments mais tous les trains du monde ne
pourront pas contenir ce merdier...".
Le militaire quitte subitement son interlocuteur.Tewfiq se
contente de le suivre de loin, gêné, car il trouve qu' il a trop
tendance à oublier les noms des gens, présentement celui de ce
compagnon de voyage, un concitoyen, pourtant familier des chemins
de son enfance.Il hâte le pas pour le rejoindre.Il voudrait
dissiper un malentendu.Cette attitude hautaine qu ' on lui trouve
et qui n' est en fait qu' une introspection permanente.Fatah a tous les sens en éveil, comme un fauve qui a repéré sa proie.
"Tu es affecté à Alger, s' enquiert Tewfiq, en restant un peu en retrait?...
--A Cherraga, répond Fatah , sans quitter des yeux les ouvertures
et les portières...
--Depuis longtemps?...
--Vingt mois...plus que quatre à tirer et on en parle plus!... et
toi, cachottier...tu ne m' as pas dit ce que tu fais, reprend à brûle-pourpoint le jeune homme?...
--Je viens de terminer mes études...
--Quel genre?...
--Des études supérieures, voila tout...
--Lesquelles, il faut t' arracher les mots!...
--Economie politique...
--Fiiuu!...tu n ' as pas perdu ton temps, toi...d' ailleurs,
ça ne m' étonne pas...studieux comme tu étais...moi, tu vois,
je n' ai pas pu dépasser le cours fin d'études...est-ce que tu es concerné par le service militaire?...
--Oui, comme tous ceux qui sortent de l' université, je suppose...
--Pas tous, crois-moi...as-tu reçu ton ordre d' appel?...
--Qu' est-ce que c'est?...
--Une convocation pour rejoindre une unité...
--Pas encore...peut-être que c' est arrivé à la maison...
--Quelle classe?...
--Aucune idée...
--Si j ' ai un bon conseil à te donner, camarade...tente dès maintenant de te débrouiller une affectation près du bercail... il ne fait pas bon vivre du côté du sud-ouest...
--Pourquoi pas vers là-bas?...je ne connais pas...j' ai envie de faire du pays, moi...
--Quoi?!...du pays?!...mais t' es dingue!...l' armée va t' en
faire voir du pays!...vous autres civils, vous ne savez pas ce qui se passe...attends d' être en kaki pour rêver voir du pays!...
-- Je crois que c ' est foutu pour nous, dit Tewfiq...".
Il veut changer de conversation car elle a un penchant désagréable
qui exige des justifications et il n ' en pas de sérieuses qui
convaincraient.
Après plusieurs allées et venues sur les quais, les deux
compagnons concluent muettement qu' il ne sert plus à rien d' attendre.L' idée de revenir passer la nuit dans la mansarde fait
horreur à Tewfiq.Il a pris une décision.Il ne reviendrait pas
dessus.Il lui faut agir vite!Tous ces trains sont à l ' emblème de l ' armée.Ils n' attendront pas. Ils enjoignent les
troupes de rallier au plus vite leurs unités.
"Hé, mais je ne suis pas encore militaire, se dit-il!...pourquoi ne pas rester et juguler mon orgueil?M' inscrire finalement en post-graduation à Alger et obtenir de la sorte un nouveau sursis?Devenir moi-aussi un vieux étudiant comme les autres...deux ou trois années de répit par rapport à l'armée...mais cela servirait à quoi?...Non,... La vie en soit est un sursis...il faut aller de l' avant, vers l' inconnu!...On n' épluche pas par deux fois une orange, conclut-il...".
Une voix grésille dans le haut-parleur:
"Les voyageurs à destination de Bouira, BBA, Sétif, Constantine
Annaba, Tunis, attention au départ!..."

L' annonce est bientôt suivie par une immense clameur de la foule restée sur les quais.Fatah jubile subitement.Il vient de repérer ses camarades à une ouverture.D' autres dont Tewfiq reconnait les visages mais dont les noms ont complètement disparu de sa mémoire.
"L' oubli, se dit-il?...il n' y a pas pire calamité, lorsqu' on n' est pas capable de voler de ses propres ailes...".
Les militaires occupent à dix ou douze le compartiment.Tewfiq
écoute le dialogue tragi-comique qui se tient entre eux et Fatah:
"Dites, les bled...vous n' allez pas me laisser camper ici?...
--Désolé, mon pote, dit l' un d' eux...je t' avais averti... au
lieu de venir tôt comme nous, tu as préféré aller t' empiffrer au restaurant...tant pis pour ta gueule...si tu savais combien nous sommes dans cette boite à sardines pourrie, tu ferais vite demi-tour sans demander ton reste!...
--Allez, Mourad...raconte pas d' histoire...j' ai avec moi Baali...tu connais?...que sont deux places de plus ou de moins dans ce putain de train, hein?...
--J' y peux rien, v'lido...les autres ne veulent rien savoir
...t' es pas un bleu...démerde-toi...tu sais très bien que si on
vous voit escalader cette ouverture, ce sera l' envahissement général du terrain...l' enfer...tout le monde rappliquera par ici à l' emporte-pièce...
--Ecoute, Mourad...on fait un marché...laisse-nous seulement
rejoindre le couloir...je te revaudrai ça...
--Le couloir?!...mais t' es dingue, s' étrangle Mourad, en jetant
des regards embarrassés vers Tewfiq!...ceux de la 238ième sont
là derrière!...ils nous envahiront et ils vous escamoterons
avec!...
--T'occupes...laissez-nous passer seulement...le reste, c' est notre affaire...".
Fatah fait mine de vouloir grimper.Un autre occupant dit quelque
chose à l' oreille de Mourad et ils remontent avec une mine désolée la vitre.Fatah se met à jurer en pointant un doigt menaçant vers l' ouverture.Tewfiq se rend compte qu' il constitue une gène pour son compagnon.Il s' en éloigne .
"Peut être qu' à parlementer seul, il aurait plus de chance, se
dit-il...".
Il se dirige une fois de plus au-devant des rames.Rien à faire.Les

voyageurs qui tentent de monter par les ouvertures sont sans cesse
repoussés, parfois avec une brutalité féroce, qui dénote que
la lutte pour la défense du territoire n' est pas seulement
un instinct propre à l' animal.La détermination de partir
des voyageurs restés sur les quais est tout aussi animale...
Il revient sur ses pas, en se rapprochant de la sortie.Il lui
semble, à cet instant, que la terre, frappée par une force
irrésistible, est délogée de son orbite.Elle devient un astre
errant, se perdant dans le néant de l'univers.
"La voici la fameuse croisée des chemins, se dit-il, en se mordant
la lèvre inférieure...".
Il aperçoit Fatah au loin, dans la mêlée, immobile, à l' endroit
où il l' avait laissé, les yeux rivés sur l' ouverture du
compartiment où se trouvent ses copains.Non!Il bouge!Il s' élance!La vitre s' abaisse et des mains compatissantes aident à le hisser!
Instinctivement, sans aucune réflexion ou déduction préalables
de son cerveau, Tewfiq se rue vers la voiture, en bousculant les
gens sur son passage.Quelqu' un l' empoigne au col.Le tissu de la
chemise craque et fait lâcher prise à son antagoniste.Il ne s' arrête pas.Arrivé près de l' ouverture, il lance son cartable
dans le noir du compartiment.Et sans se faire prier, il s' agrippe
au rebord.La jupe en acier inox de la voiture est lisse.
Pendant quelques secondes, ses pieds pédalent désespérément
comme sur du savon, tandis que la voix du chef de gare aboie au micro:

"Attention, attention!...départ immédiat du Rapid de Tunis!... veuillez dégager la voie n° 4!...".

La Police Militaire se met à matraquer les parois des voitures
pour faire le vide autour du train.Le voyageur qu' elle trouve sur son passage, civil ou militaire, en a pour ses frais.
Tewfiq est toujours suspendu au rebord, la mine grimaçante.Le boucan de la patrouille se rapproche.Il appelle à l'aide ceux de l' intérieur mais personne ne vient à son secours, alors que son précieux cartable est à l' intérieur d' un train sur le point de partir!Il voit un PM courir vers lui pour lui chatouiller les reins.Alors, dans un immense effort qui lui arrache un haa ! de rage, il parvient à coincer une jambe derrière le rebord et son
élan le précipite la tête la première dans l' obscurité du compartiment.
"Qui t ' as donné la permission de monter, saligaud, hurle dans
le noir une voix menaçante?!...".
On le bouscule de toutes parts.Il ne répond pas à la provocation,
se contentant de craquer une allumette pour récupérer son bagage.
"Très bien, les gars...je récupère mon bien et je redescends, résolut-il à dire, pour calmer les esprits...décidément, vous n' avez pas le sens de l' hospitalité!...
--Tu n' as pas été invité à monter, hurle un autre!...descend avant que je ne remplisse ta petite tête de bosses!...
--Pas question, dit Fatah, en s' interposant...il ne bougera pas
d' ici!...ça n' appartient pas à vos pères!...vous n' avez pas honte, laissez tomber un pote du pays?!...
--Toi, ta gueule, vocifère un autre, à l' adresse de Fatah!... ne parle que pour tes fesses...à ce rythme, on va laisser monter toute ta smala!...".
Tandis que le ton monte entre occupants mécontents ou prenant
parti pour Tewfiq, deux, trois autres voyageurs tentent de grimper
à leur tour, ayant constaté un relâchement de la surveillance
à l' ouverture.Toute l' équipe se rue alors pour l' obstruer.
"Viens, c' est le moment de decrocher, dit Fatah à Tewfiq...".
Ils font coulisser avec prudence la portière donnant sur le
couloir.Des commandos aux bérets rouges grognent que deux intrus de plus viennent bourrer l' espace réduit de quelques mètres cubes où est entassée depuis des heures de la chair humaine suante et où plane la puanteur des pieds.Mais ceux-là n' ont pas besoin de protester.Ils en viendraient aux mains directement.Mais ils ne bougent pas.Impossible de négocier avec eux quoi que ce soit.
Au bout du compte, bon gré, mal gré, Fatah et Tewfiq se taillent
leurs places car il n' y a pas de possibilité de revenir en
arrière.L' atmosphère est lourde et humide.Les jambes s'
entrechoquent.Les poitrines sont comprimées jusqu' à l'asphyxie
par le jeu désordonné des corps.Il n' y a de position confortable
pour personne.Seulement des pis-aller et pas de solution de
rechange.
Un sifflement grave et de légères secousses arrachent aux
passagers des soupirs de soulagement et aux voyageurs des quais
des hurlements de colère.

Et, curieusement, dans l' imbroglio des cris, de la bousculade, de l' envol des bagages au-dessus des têtes , une voix enfantine, distincte, divinement chaude, entame en langue chaouia, une vieille rengaine de retour:

Ma tebkichi ya yema,
Memikh rah yahjaalek,
Ma tebkichi ya yema,
Rani noughir el mektoub.

Le train s' ébranle, puis avance doucement.Sa vitesse progressive
apporte par les ouvertures un semblant de fraîcheur.Ils sont
enfin partis! Malgré tout, Tewfiq appréhende la nuit qui vient .En
effet, l' embarquement et le départ se sont fait dans des
conditions irraisonnées de sécurité.Il se demande si les
voyageurs qu' il avait vu sur les toitures ont osé le pari
dangereux d ' y rester juchés, quel que soit le prix à payer.Ceux
à l' intérieur des rames ne sont pas logés à meilleure enseigne.
Le convoi longe la baie comme sur du velours.Les reflets
des lumières de la ville brillent telles des pierres précieuses multicolores dans le môle.Le port, silencieux et paisible, parait s' éloigner du convoi à partir d' un point fixe imaginaire, alors que c' est le train qui file à toute allure dans le sens inverse.Car il semble à Tewfiq y être resté, et il songe au grand voyage transatlantique si convoité au départ de la rade d'Alger.Célébrité, smoking, colliers de perles et terres promises. Une consécration méritée après tant d' années de labeur, qu' il avait si naïvement imaginé il y a quatre ans...

A El Harrach, un nouvel assaut de voyageurs est repoussé par les
passagers, qui bloquent comme fer toutes les issues.Une pluie
vengeresse s' abat sur les vitres, tandis que le train reprend sa
course.Tewfiq sent le souffle d' un projectile lui frôler le lobe
de l' oreille gauche avant de fracasser la paroi.Il tente de se
baisser par réflexe, sans arriver à cacher sa tête sous le
rebord.Les pierres continuent de pleuvoir, ponctuées de cris de
douleur.Sur les quais, tout n' est que fuite désordonnée.Les PM
courent dans tous les sens, tenant d' une main leurs casques et
matraquant de l' autre, à qui mieux mieux.

Insensible à la douleur humaine, la machine reprend sa course,
dépasse les derniers réverbères de la zone industrielle et s '
enfonce dans les profondeurs de la nuit, en propageant des
sifflements stridents à la consonance sinistre sur son passage.
Une image restera longtemps vivace devant les yeux de Tewfiq.C' est celle de cet homme au chèche blanc ensanglanté, assis sur son séant, se tenant la tête entre les mains et grimaçant un cri de douleur que les passagers du train ne peuvent entendre.Cette image a pour soeur jumelle la fatalité, qu' il n 'a cessé de combattre depuis sa tendre enfance, par l'
intuition intelligente, par la ténacité face aux défis de l'
adversité.Qu' il se retrouve dans ce train ce soir n' est pas le fruit de la fortuité.Il l' a voulu.Il doit assumer...
Un vendeur annonce au bout du couloir une alléchante marchandise.
Les voyageurs du milieu en réclament à grands cris.Tewfiq a faim.
Il s ' est toujours méfié des casse-croûte de voyage mais cette
fois-çi, la tentation est trop forte.Il n' a pas bien mangé au f'tour et cette "aventure" lui a ouvert l' appétit.Il achète, par personne interposée, un sandwich aux poivrons doux.A la première bouchée, ils s' avèrent piquants et lui donnent immédiatement une soif terrible.Il allume de surcroît un cigare.
"C'est là un avant-goût du voyage, se dit-il...".
Il se remémore une projection en noir et blanc qu' il avait vue à la cinémathèque il y a quelques mois.Il en avait été profondément ému.Le thème et quelques scènes de ce film rappellent étrangement le vécu de ces moments singuliers.Il faut dire que les atmosphères de gares et de trains l' ont toujours fasciné.
"Train de nuit" avait reçu une haute marque de distinction chez un critique aussi exigeant que lui.Après la projection , et lors du débat, le metteur en scène avait si bien glorifié la marche de son train à travers la Pologne Socialiste...
"Mais Jerzi, comment aurais-tu pu filmer un wagon comme le notre,
complètement dans le noir, se dit-il?...".
Lorsque la parole lui avait été donnée lors du débat, il lui
avait dit au micro:
"...ton héros portait des lunettes noires la nuit ...il fuyait
un énigmatique échec... personne n' était à sa poursuite, en
fin de compte...oui, il portait des lunettes noires mais je crois que c' était pour se protéger contre lui-même...".

Le metteur en scène avait applaudi, les larmes aux yeux et toute
la salle l' avait aussitôt imité.L' auteur pleurait d' émotion car quelqu' un d' autre avait pu percer le secret de son intrigue.Il s' était déplacé jusqu' au siège de Tewfiq et l' avait embrassé. Les applaudissements avaient redoublé et subitement, sans le vouloir, Tewfiq était devenu le centre du monde...
A la sortie, des spectateurs étaient même venus lui serrer chaleureusement la main.Et le metteur en scène est devenu son ami, lui laissant les coordonnées de son adresse en Pologne.
A la lumière de quelque éclairage blafard de gare, Tewfiq
entrevoit des visages graves, comme conscients d' un destin terrible qui les poursuit, que cette fuite de train dans la nuit
ne peut semer, et qui marque de son empreinte un autre tournant
dans leurs vies.
Finis les pas feutrés dans la Salle des Actes!Finis les courbettes
,les sollicitudes, la torpeur apaisante d' une garçonière à la terrasse d' un immeuble anonyme!Malgré le roulis du train et la cadence martelante de la ferraille, il perçoit tous les bruits, tous les souffles.Presque automatiquement, il se relaye avec ceux de son entourage qui veulent bien changer de posture, le temps de griller une cigarette à-genoux, ou d' humer un peu d'air frais à l' ouverture.
Aux étapes, il sent cette odeur de gare faite de goudron et de
résine, qui lui rappelle le temps décoré de paille d' or de l' école buissonnière.Les compartiments clos et endormis accroissent le malaise.Il avait voulu gagner un billet pour d' autres latitudes.Le voici sous le ciel de l' armée!
"Au fond, se dit-il...ne m' attirait-elle pas comme la plus
brillante étoile de l'univers?..."

Le train atteint les gorges de Palestro.Les tunnels avalent un à
un les voitures.L' odeur de mazout brûlé qui y est confiné et
le bruit dédoublé par effet de serre des rochers y font flotter
l' angoisse d' un danger omniprésent.
La double obscurité des tunnels et des wagons, l' effroyable
travail des boggies aux jointures de rail, donne sensation à
Tewfiq d' être projeté, de dimension en dimension, hors du temps
et de l' espace.
Il préfère ne pas estimer la distance parcourue.Il essaye de tout

effacer de son esprit.Il tente de faire le vide en lui.C' est
difficile!Un fouillis inextricable de dogmes fondamentaux s'
entrechoquent dans sa tête, contrés par des postulats coriaces
de cybernétique.
Haine, amour-propre, résignation sont des sentiments qu' il
éprouvait autrement, ailleurs que dans ce train.Fatah n' a pas
ajouté mot depuis le départ.Lui non plus ne fait rien pour ranimer la conversation.Du reste, tout autour, le groupe est muet.Il est si absorbé par cette présence sourde, cette étrange promiscuité de personnages si différents les uns des autres.
C' est ce qu' on appelle le hasard qui les a réunis ensemble dans ce lieu sombre qui bouge en permanence et qui fait peur.Que va-t-il leur arriver à cent mètres, ou dans cinq minutes? Qui d' entre-eux sait?...
Il se met à dépeindre le comportement de ces hommes qui l'
entourent, ou plutôt l' encerclent.
Il y a un sergent d' un certain age.Sa silhouette ressemble à celle d' un bonze millénaire, gros, trapu, le crâne rasé. N' importe qui aurait manifesté de l' impatience devant son implacable immobilité.Le sous-officier maintient contre la cloison un objet de forme ovoïde sous emballage. La fragilité de son objet et son désir presque enfant de le rendre sans encombres à bon port, laisse Tewfiq réfléchir à quelle vie de famille il peut l' associer.Une mère malade? Une fille infirme? Ou seulement un gourbi vide de campagne qu'il rafistole patiemment de permission en permission, en attendant un hypothétique mariage?...
"Brr, pourquoi ces visions lugubres, se dit-il?...".
La soudaine agitation du militaire à l' approche de Bouira
met un terme à une rigidité de corps et une fixité des yeux
dignes d' un grand maître yogi.Il tente de placer son colis sous le bras avec d' infinis précautions.Le train ralentit.
"Laissez-moi passez, crie-t-il à tue-tête!...".
Les passagers ont beau s ' agiter, leur nombre incroyable et
l' enchevêtrement de leurs corps ne permet aucune esquive rapide. Le sous-officier s' énerve.Il sait qu' il a affaire à des militaires en majorité et il peut donc les rudoyer sans crainte.
"Laissez-moi passer, nom de dieu!...sinon, je vais tirer la
sonnette d' alarme et vous serez quittes pour une demi-heure
de retard !...".

Deux ou trois voyageurs se mettent à rire et bientôt, c' est la risée générale dans le couloir.
"Qui parle d' arrêter le train, lance ironiquement une voix jeune? vous vous croyez à l' étranger?!...y' a qu' à sauter par la fenêtre, comme tout le monde, abruti!...
--De quoi viens-tu te mêler, petite fripouille?!...attends que je
t' attrape!...".
Le sergent devient terriblement nerveux et tente de localiser l'
effronté.Il tire la sonnette d' alarme et s' acharne dessus.La rame continue de rouler silencieusement,en ralentissant peu à peu.
"Vous vous fatiguez pour rien, chef, dit le jeune soldat...et
vous ne me faites pas peur...un peu de calme...nous, on essaye
de vous aider...vous ne pouvez pas passer par le couloir ,
c' est évident...donnez-moi vos affaires et sautez par la fenêtre lorsque le train s' arrêtera...je vous les passerai...
--Saloperie de train!...on ne m' y prendra pas une seconde
fois, hurle le gradé en tournant sur lui-même!...
--Mais si, vous serez obligé de revenir et ce sera pire, dit
quelqu' un...
--Alors, qu' est-ce que vous décidez, insiste le jeune soldat,
en osant se rapprocher du gradé?...".
La longue plainte des patins d' acier cesse.Des grappes humaines sautent par les ouvertures, surtout en quête d' eau. Le sergent jette un regard furibond au-dessus des têtes.Ses yeux semblent vouloir sortir de leurs orbites.Sa bouche rageuse se retient de mordre.Tewfiq regrette de l' avoir comparé à un totem...
"Bon, tiens-moi ça, soldat, finit-il par décider!...et attention!
...si tu le casses,je te tue!...
--V's'en faites pas chef...on est assez dégourdi pour ne pas faire
une bêtise pareille!...allez, vite!...c' est le moment...".
L' homme enjambe l' ouverture.Il hésite encore quelques secondes et saute.Il atterrit dans un fossé et pousse un cri rauque.Il essaye de se relever de la caillasse mais trébuche, en jurant.Il arrive finalement à trouver son équilibre et lève les bras pour reprendre son colis.Le jeune soldat a disparu de l' ouverture.
"Donne, qu' est-ce que tu attends, petite lavette?!...que je vienne t' écarteler?!...".
Les passagers du coin suffoquent de rire.

"Hé, chef...vous trompez d' ouverture ...je suis ici, à l' avant, dit le soldat, qui veut le faire marcher!...
--Où que tu ailles, je te retrouverais et tu n' échapperas pas à
la raclée que je te réserve!...
--Venez prendre votre colis, Chef!.. c' est lourd!...vite, sinon
je vais le lâcher, dit le soldat en changeant de nouveau d' ouverture!...".
Le sergent avance en boitant vers où viennent les paroles.Le train se met en marche.Le sous-officier accelère son allure clopinante.Un fracas caractéristique de verre cassé le fait sursauter.Il reprend cette fois-çi en silence son dû endommagé, ou devenu inutilisable, avant de s' évanouir dans la nuit.Il sait qu' il n' aurait rien pu faire.Les rires des passagers redoublent. Imperturbable, le jeune homme fait cette réflexion futée qui emporte le grognement approbatif l' assemblée:
"Pas débrouillards pour un sou, ces chefs!...bons qu' à nous
empoisonner l' existence avec leur matériel encombrant!...".
S' il y avait de la place, tout le monde se serait roulé par-terre de rire.Maintenant, Tewfiq reconnait entre mille la voix qui chantait au départ.
"Curieux petit bonhomme, se dit-il...pas de bagages, pas d'
argent, la boule-à-zero...et déjà la bosse de l' armée...avec en plus cette jovialité terriblement enviable...".
Il se laisse prendre au piège des impressions vagabondes.Pendant
ce qui reste de la nuit, ces voyageurs aux destinations
multiples, fatigués, sales, suants, tombant de sommeil, le ventre
creux pour la plupart, ne sont plus sensibles qu' à la course
monotone du train, qu' aux caprices des chefs de gare, des
aiguilleurs et des conducteurs, qui, tous, semblent s' être
ligués pour accroître leurs souffrances.
"Et ce sous-lieutenant dont les étoiles brillent comme de l' or dans la pénombre, remarque-t-il...son visage n' arrête pas de sourire...et cet empressement de toujours consentir à céder sa place...toujours avec la même condescendance...".
Tewfiq tente de lier conversation.Il n' en a pas l' habitude avec des inconnus mais cette fois-ci le lieu et le moment sont uniques.
"Jamais je n' ai vu un train aussi bondé, dit-il...
--C' est toujours comme ça en octobre, répond l' officier...des promotions sortent et d' autres viennent,..et la veille de l' Aïd
a ajouté de l' eau à la boue comme on dit...
--Vous ne deviez pas être en première classe, ajoute Tewfiq?...
--Oui, mais vous savez, à un moment donné, dans des trains pareils, avec toute cette foule, il n' y a plus de classe ni de Rapid de Tartonpion qui tiennent...l' essentiel est de monter...
--Vous êtes un appelé?...
--Oui...et vous?...
--Je viens de finir mes études...peut-être sur le point de rentrer sous les drapeaux...
--Moi, sur le point de sortir...
--Quel bilan faites-vous de votre séjour en caserne?...
--Ouuu!...ça ne se raconte pas en deux mots...je dois descendre...".
Le train ralentit de nouveau.Tewfiq veut approfondir cette question très importante et le jeune homme semble tomber à point pour apporter un jugement de valeur honnete, intellectuel et actualisé sur l' armée.Une analyse pas forcement négative.
"Faites une synthèse, côté pile et coté face...
--Alors je vous dirai, côté pile, vous sortirez un peu vieilli, et moins naif qu' avant...il n' y a malheureusement pas de côté face qui vaille la peine d' être conté...heureux d' avoir fait votre connaissance...
--Moi de même, dit Tewfiq avec emphase...à bientôt!...il n' y que les montagnes qui ne se rencontrent pas!...".
L' officier saute à la gare de Bni Mansour sans répondre.Son départ laisse peser sur Tewfiq un cruel contentement.
"Le monde serait meilleur si la providence unissait cette trempe d' hommes sur le même chemin, se dit-il...".
D ' autres voyageurs parviennent à montrer.Et ainsi de suite.
Position debout.Position assise.Au fil des kilomètres et du
roulis berceur de la voie ferrée.Tewfiq se racle la gorge.Il
veut être plus dur avec son corps, dompter cette envie
grandissante qu' il a d' étancher sa soif.Sa tête balance mollement, à la base de son pivot articulaire.Exténués, les occupants de couloirs se vautrent les uns sur les autres.D' abord avec des sursauts polis lorsque le voisin s' agite, puis avec un abandon résigné de part et d' autre, au mépris de la poussière et des crachats nauséabonds du plancher.
A El Méhir, le train s' immobilise pendant une demi-heure.

"Travaux de voie, leur dit un cantonnier de passage...".
La chaleur devient insupportable à l' intérieur des voitures.Des
passagers agiles sautent des ouvertures pour prendre le frais sur les accotements.
Tewfiq s' installe en chien-de-fusil, le cartable sur les genoux ,
les bras entourant les jambes.Il attend qu' un lent engourdissement proche de la paralysie,lui procure l' oubli.L' homme devient débris couleur de suie, gisant d' inanition ,
laissant enfin reposer son orgueil, cette flamme brûlante de
tous les instants, qui lui commande de prôner sa fierté du
plus hauts des piédestaux.Recroquevillé sur lui-même, il ferme
les yeux.Ses lèvres remuent imperceptiblement:
"Quelle nuit mystérieuse qui m' emporte...j' ai besoin moi aussi d' apprendre à mon corps à défier la merde...je lui reproche son iner...son ineptie...je suis prêt à le troquer contre n' importe quoi ...j' ai besoin, moi-aussi, d' apprendre à être vil et méchant...de peser de tout mon poids sur l' échine de mes semblables...puisqu' ils ne disent rien...puisqu' ils ont abandonné la lutte...cette lutte sans merci livrée au bolide d' acier libéré par le chef de gare d' Alger...à cette heure-çi, celui-là doit ronfler comme un ours...oh, mon Dieu!...je dois me débarrasser du souvenir...voyez!... mes plaies se cicatrisent...voyez!...les croûtes ont durci!...".

Après le confortement de la voie, le train attaque le faux
pallier de Mansourah et les neuf kilomètres interminables du
tunnel d' El Achir, les portions les plus longues et les plus
pénibles du parcours.Un calvaire.Puis, peu à peu, le convoi débouche enfin sur les hautes plaines sétifiennes, se glissant vers une atmosphère mieux respirable, à une allure plus rapide.
A Bordj , nombreux sont les voyageurs qui descendent.Puis à Sétif.
L' étreinte des couloirs se desserre peu à peu.Les passagers renouent avec le chic de céder le passage aux portières.On remarque la présence de quelques femmes aux cheveux ébouriffés, qui vont aux toilettes se refaire une beauté.
L' aube s' éclaircit lentement.Tewfiq en respire les premières brises fraîches, accentuées par la vitesse, qui lui tonifient le
visage.Longtemps accoudé à une ouverture, les cheveux au vent,
la tête entre les mains, il regarde fixement un paysage
changeant.Il ressent une sorte de mélancolie nostalgique, qu' alimente un étrange appel, comme un murmure aigu et ininterrompu de diva, pour un retour aux sources.Les coursives sont encore encombrées çà et là de dormeurs anéantis de fatigue et de bagages jetés pêle-mêle.Fatah se relève du plancher en marmonnant:
"Où diable sommes nous, camarade?!...
--Nous venons de dépasser El Eulma, répond Tewfiq sans sourciller.
--Bon sang, ça n' avance pas!...".
Leurs concitoyens du compartiment lèvent les stores. Dans le demi-
jour, on aperçoit leurs visages bouffis de mauvais sommeil.Leur
leader, celui qu' on appelle Huitcent, fait coulisser la portière.
"Entrez les gars, leur dit-il...je vais aller me dégourdir
les jambes...".
Fatah pénètre à l' intérieur, en titubant, sans se faire prier,
tandis que Tewfiq ne bouge pas, encore sous l ' emprise du
murmure délectable.Excédé par son indifférence,Huitcent le prend par le bras et le fait rentrer.
"Installe-toi, mon pote, lui dit-il avec tendresse...tu parais
crevé...faites-lui de la place, les gars!...c' est un des
notres!...et du meilleur cru!...Excuses, je ne t' avais pas reconnu hier...".
Tewfiq pénètre dans le compartiment en saluant de la tête les
occupants.Les militaires le regardent avec des yeux gênés,
regrettant visiblement les péroraisons de la veille.Leurs visages
lui sont tous familiers, mais pas leurs noms.Il les avait
connus jeunes, exubérants ou timides.Il les retrouve transformés,
comme si on leur avait inoculé le sérum de l' indifférence. La plupart d' entre -eux ont déserté, trop chagrinés de passer la fête loin de leurs "vieux".
Il les écoute parler de l' armée, des anecdotes piquantes de
corvées, de tours de garde, et de jeux de "vas-voir-là-bas-si-
j'y-suis" avec les adjudants de compagnie.Le compartiment est
moelleux.Ses yeux se ferment.Il tombe de sommeil.
"Viens t' installer sur le porte-bagages, tu y dormiras mieux, dit l' un d' eux, en sautant agilement pour lui céder la place..."
Tewfiq s' exécute volontiers tant le sommeil qui l' inonde est
délicieux.Il n' a pu le trouver à Alger, alors qu'il aurait donné
un trésor...


Le Rapid brûle imperceptiblement les dernières étapes avant le
triage d' El Guerah.Les couloirs se vident.Le soleil rouge naissant à l' horizon, caresse sublimement les nervures de bois vernis des cloisons.La motrice diesel donne le maximum de sa puissance sur l' excellent tronçon après Teleghma.Mais elle ne peut rattraper son retard.Un temps perdu à jamais.
Tewfiq est réveillé par les militaires à la gare.Le flot de
voyageurs allant vers le sud descend.Lorsque la rame disparait
derrière le virage, la gare reprend son aspect de paresse et d'
abandon.Point d' autorail assurant la correspondance sur Biskra!
Pressé de questions à l' entrée de son bureau, le chef de gare
invoque le retard du Rapid de Tunis, des questions de sécurité
et de triage qui échappent à l' entendement de voyageurs fatigués.
"Allez boire un café au buffet et prenez votre mal en patience, leur dit-il...le prochain autorail est prévu pour 11h29...".
Tewfiq se débarbouille le visage à la fontaine, en avalant
de grandes gorgées d' eau.Sa peau, insensibilisé par le vent, ne
sent presque pas le liquide.Un goût acre de tabac lui reste au
fond de la gorge.
La gare exhale son odeur particulière.Elle symbolise pour lui le
temps retrouvé, à une échelle véritablement humaine, qui néglige l' attente, qui méprise l' impatience.
Il entre au buffet et commande un café, qu' il boit à petites gorgées, comme toujours.Il est si loin d' Alger maintenant et son résidu de ressentiment semble avoir définitivement été dissous.
Des cheminots jouent silencieusement aux cartes.Leurs enfants sont en habits neufs de l' Aïd.Actionnant leurs jouets à tout-va, ils pétillent de joie autour de leurs parents.Eux et tous les autres enfants ailleurs sont l' espoir et l' avenir d' un pays qui n' a jamais pu trouver ses marques depuis l' homme préhistorique de l'Atlas.Les invasions sont venues et sont parties.Elles ont laissé une terre dévastée.Sauf la dernière.Elle a su comment partir, tout en restant présente...
Fatah arrive en courant.
"Viens, Tewfiq, lui dit-il, essoufflé...on a déniché un taxi
et il y a une dernière place pour toi...amène-toi avant qu'
elle ne soit prise...".
Tewfiq avale tranquillement les dernières gorgées, paye sa
consommation et se dirige sans se presser vers la sortie. Il se

rappelle le taxi qu' il a attendu en vain la veille.
"Celui-là ne partira pas sans avoir fait le plein de sa
cargaison humaine, se dit-il...s' il part, tant pis...au point où j' en suis..."
Le taxi démarre en trombe.Cette dernière partie du voyage est
agréable et rapide.Tout au long du trajet, les militaires
pressent le chauffeur de questions sur la vie au pays.Il leur
arrive de critiquer leur ville mais ils ne laisseraient
aucun étranger en dire du mal.
De part et d ' autre du parcours, la campagne a revêtu son
brun pailleté austère et s' apprête à accueillir les labours,
pour l' accomplissement d' un nouveau cycle végétal.
" Asstaghfiroullah, murmure Tewfiq, en expirant avec un soulagement inattendu l' air de ses poumons...".
Une quiétude ressentie sans pareille depuis des années emplit tout
son être et le fait penser à l' eau fraîche et limpide d' une rivière qui coule en chantonnant le long d' un vallon verdoyant.
"Cultiver son jardin est le meilleur métier du monde, se dit-
il...je vais bosser dur pour avoir le mien et l' entretenir
avec amour, faire pousser là où il n' y a rien, de belles baies, une grasse pelouse et des arbres au feuillage abondant ...c' est là un objectif qu' aucune administration ne pourra contrer...enfin, qui sait?...peut-être que d' ici là, il s' en trouvera une qui prétendra s' interposer entre un jardinier et la photosynthèse...".
La route défile.L' arrière-pays parait si vide d' âmes
laborieuses.Des ânes broutent çà et là le long des accotements. Enfin!Un tracteur apparait, creusant sur le pourtour d' une parcelle de profonds sillons.Mais ils sont si peu nombreux à l' échelle de ces vastes étendues que, vus de l' espace, ils ressembleraient aux vestiges d' un autre age.
Le taxi dépasse l ' autorail manqué hauteur de Ain Yagout.L '
événement est fêté comme un exploit footbalistique par les
militaires, qui lancent un IL Y EST imaginaire, comme si leur
équipe favorite venait de marquer un but.
Ils arrivent à Batna à 7h30. Un froid vif les cueille à leur
descente de voiture. Tout le monde se disperse vite, après
tapes amicales au dos et promesses de rendez-vous.

Tewfiq prend par les escaliers du Fortin, en solitaire.Un
raccourci du temps de jadis.Depuis Alger, il lui semble qu' une
éternité est passée.Désormais, il saurait retrouver ses marques
et prendre un nouveau départ.Avant qu' il n' ouvre la porte de
leur maison avec son double de clefs, leur chienne Dyane sent et
pleure de joie son retour.Combien de journées de liberté reste-t-il? Peut importe maintenant.C' est un répit ridicule.
----------------------------------------
P'tit frère.
ne pleure pas, ma mère...
Ton fils te revient...
Ne pleure pas, ma mère...
J' ai trompé le destin...
Je demande pardon à Dieu.

Mentor 25/06/2005 @ 22:33:05
L'a du souffle le Djamel...
;-)

Kadri.md 27/06/2005 @ 19:46:00
ESSOUFFLEMENTS, Roman
Tome 1, Fadnoun

CHAPITRE TROIS

Un lent bourdonnement s' élève au-dessus de la ville et s'
épaissit seconde après seconde sur la plaine, couvrant bientôt les
sons creux, distincts et désespérés de la ville.Le soleil brille
sur Batna.Timidement, les oiseaux se mettent à chanter, au commencement d' un nouveau jour.Tewfiq ouvre les yeux à la sonnerie du réveil.Il n' a pas dû s'assoupir plus de deux heures, mais il se lève promptement, comme à ces aubes de voyage du temps de jadis.Il enfile son bleu élimé.L' appartement exhale une chaleur planante et paresseuse.Il se glisse vers la salle de bain sans faire de bruit.L'eau est glaciale au robinet mais elle achève de le réveiller.De la bonne humeur transparait de ses gestes, bien qu' il ressente un serrement d' estomac, comme s' il allait passer un examen.Mais cela n' a rien à voir avec l' angoisse supportée durant le mois de Ramadhan à Alger, à cause de l' attente torturante d' une réponse administrative, tombée finalement comme un couperet sur un billot.
Dans sa retraite, agenouillée depuis longtemps en direction du
Levant, Baya Baali prie.Le passage effacé de son fils dans le
couloir ne lui échappe pas, mais elle ne bouge pas, à contre-
coeur.Elle sait qu' il a horreur des adieux prometteurs.Elle leve les bras vers le ciel pour demander à Dieu de le protéger, de guider ses pas et de combler ses espérances.
"Son coeur est pur mais il est tellement vulnérable, pense-t-
elle...pourquoi s' est-il réveillé si tôt?...".
Elle a vu la lumière de sa chambre brûler à une heure tardive,
visible derrière le verre martelé de la porte et sa frêle
silhouette figée rester penchée vers la table de travail pendant
une grande partie de la nuit.C' est ainsi quelle avait vu les forces de son aîné se consumer après des milliers de veillées identiques, lorsqu' il était au lycée.
Impuissante à le raisonner, elle se dit toujours qu' il ne peut
être mû que par une force mystérieuse en lui, supérieure,
irrésistible.Combien elle était fiere lorsqu' on venait lui dire
qu' il avait réussi avec panache à décrocher ses diplômes!
Tandis qu' il boit à petites gorgées le café noir qu' il s' est
préparé, Tewfiq aperçoit, posé sur le potager, un emballage de
chaussures soigneusement ficelé.

"Les gâteaux, pense-t-il...".
Une tendre émotion égaye les traits de son visage.Il décide de les
prendre sans savoir encore comment les transporter commodément.Son
regard s' arrête sur un sac à provisions.Il y enfouit les gâteaux,
sa trousse de toilette, une serviette.Il hésite à prendre son pyjama, ne sachant pas si là où il va ce vêtement est autorisé.Il revient ensuite dans sa chambre prendre une demi-douzaine de carnets à ressort vierges.Un petit maçhaf attire son attention sur une étagère.Il le prend également et soupèse son bagage, en s' observant devant la glace de l' entrée.Il sourit:
"Plus que le chapeau de paille du volontariat et tu passerais pour
paysan, mon vieux, se dit-il...".
Il ressent une vague inquiétude qu' il essaye d' identifier.En
réalité, l' endroit où il va ne lui fait pas peur.Deux petites
heures le séparent de cette échéance.De ce passage dans l'
enceinte d' un autre univers, fermé, cloisonné, monstrueusement
hostile.En une fraction de seconde.Cet autre ailleurs, n' est-ce
pas ce qu' il le recherchait désespérément?
Il rode longtemps dans la maison, redevenue presque étrangère,
après toutes ces années vertigineuses passées à Alger.Il inspecte
des recoins oubliés.Lieux où il a grandi, pleuré, aimé.Parvenu au
jardin intérieur parsemé de feuilles mortes, il siffle sa chienne,
qui bondit d' un buisson vers lui, en remuant frénétiquement la
queue.Il s' agenouille et lui caresse longuement le museau.Les
yeux de l' animal sont très doux au regard, et semblent implorer
quelque vague pardon d' un pécher obscur contracté dans une autre
dimension.Il songe à l' existence si courte de la bête, comparée à
la sienne, déjà comme rouillée et inutile.Il se redresse péniblement et lève les yeux vers le carré d' azur au-dessus des
noyers. en respirant avidement des goulées d' air frais, comme si
l' oxygène allait subitement lui manquer.
Il continue son exploration.Chaque relique, chaque écorchure dans
les troncs d' arbres, chaque graffiti sur le ciment du patio, lui
rappellent un souvenir lointain et flou, cependant que le poids du
passé, étrangement, semble avoir perdu l' épaisseur qu' il lui
connaissait.
Lorsqu' il quitte la maison, l' image rassurante des prunelles de
Dyane l' accompagne longtemps dans son périple à travers la
ville.Un autre personnage s' éveille en lui, qui est prêt à

affronter les assauts du jour.
Il tourne deux rues et débouche sur la Grand'Promenade, déserte,
envahie par l'automne des altitudes, emprunte d' une tristesse
matinale qui garde encore les traces des veillées en fête.
Il avance doucement, avec l' aisance nonchalante dont il a
conscience, non artificielle, quoique souvent dérangeante sur les
artères fréquentées par les gens pressés.Il ne veut plus se hâter
désormais.Il a atteint son objectif.Il marche aux retrouvailles de
la ville, non pas pour plaire, ou servir d' esthétique, mais pour
son propre plaisir.En le pensant, il sait combien c' est important
maintenant d' avoir pu barrer d' un trait tout un héritage de
soumission envers les autres, bien qu' une autre plus grande l'
attende à la fin de ce parcours matinal.Cette institution, il
le sait, a besoin de sa personne, et, quelque part, un jour, il la fera trembler sur ses assises si elle se frotte à lui ou menace le devenir de la nation.A moins qu' elle ne parvienne à le neutraliser avant.Il est facile de supprimer un homme qui dérange.Il est impossible d' arrêter des mots déjà semés à tous vents.Il lui obéira sans broncher chaque fois qu' elle lui ordonnera une action dans l' intérêt du pays.Il lui désobéira infailliblement dans le cas contraire.
Il n' aimerait rencontrer aucun familier avant de franchir l'
autre côté de la barrière.Peu à peu, son appréhension s' efface.
Batna, à cette heure du jour, n' est peuplée que de vieillards
ahuris assis aux bancs du jardin public, ou de balayeurs silencieux.Tout compte fait, il ne regrette pas d' être sorti si
tôt.L' air est pur, frais.La circulation automobile nulle.
Il marche longtemps, à l'opposé de son but initial, évitant de
revenir sur ses pas, de s' engager dans des rues où il est déjà
passé.Mais, à un moment donné, il se dit que quel que soit l'
itinéraire qu' il emprunterait, il devrait s' en rapprocher
inexorablement.Deux jours auparavant, à la gare d' Alger, ses pas
auraient pu prendre un autre cheminement, mais à rebrousse-poil...
Il descend les escaliers du Fortin et se retrouve près de la
gare.Son secteur préféré.Il traverse le passage à niveau pour
gagner la zone des marais.Stupeur!Il se rend compte que l' ancien
chemin vicinal, celui de l' école buissonnière, a disparu, ainsi
que les grands frênes qui le bordaient de part et d' autre, à la
façon d' une forêt-galerie.Il est remplacé par une grande route à

double sens.Le béton a envahi les champs.Tout l' écho-système d'
avant a disparu.L' étang où croassaient les grenouilles.Le
ruisseau où venaient pêcher les retraités.Le bassin où lavaient
leur linge les clochards.Le petit pont en bois où...
Il parcourt encore une trentaine de mètres et se trouve mal à l'
aise.Il est contraint de revenir sur ses pas, pris au piège, car
la nouvelle route qu' il a pris lui semble mener vers un cul-de-
sac.Ce qu' on appelle le progrès en a fait une zone industrielle.

Tewfiq arrive près de la caserne.Curieusement, il pense à une
liberté militaire que les civils ne peuvent ressentir.Celle d'
échapper à la juridiction des bien-pensants.Celle d' occuper des
lieux où la majorité de la population ne peut accéder, comme à la
barrière d' un poste de douane sans un passeport spécial bien en
règle.L' entrée de l' Academie Inter-Armes est là, devant lui.Ses
murs en pierre de taille ont un siècle d' age, délimitant le
pourtour de l' ancien fort colonial à partir duquel a grandi la
ville de Batna.Les meurtrières ont été bouchées avec du mortier,
mais les créneaux de murailles et les chemins de ronde sont encore
intacts.Les locataires ont changé mais les buts des nouveaux sont
souvent les mêmes:dominer, accaparer, punir. haïr.
Il s' arrête à dix mètres du portail.Un PM au brassard rouge lui
fait signe de circuler.Il ne bouge pas.Les gens passent de l'
autre côté de la chaussée, apparemment sans contraintes, pressés
toutefois de rejoindre leurs occupations quotidiennes.Il les
regarde marcher, absorbé par leur défilé et par autre chose d'
étonnant dans leur regard et leur démarche.Oui, l' impression qu'
ils donnent est de craindre ces lieux, la couleur des habits des
hommes qui les gardent avec une manifeste hostilité gratuite.Le
militaire finit par l' interpeller énergiquement:
"Hé, toi, là-bas!...tu vas rester planté ainsi le restant de ta vie ou quoi?!...
Tewfiq ne désempare pas.Il sort de la pochette de son veston le
carton vert de l' ordre d' appel du Ministère des Armées, que la
gendarmerie est venue laisser à la maison quelques jours
auparavant.Il le tend au sous-officier, qui le parcourt des yeux
sans le prendre, en fronçant les sourcils.Tewfiq pense soudain que
le pire qui lui arriverait serait que ce gradé lui dise que la
période d' instruction de sa classe est reportée à l' année

prochaine!Cette anxiété fait une brève incursion, mal venue, ravivée par les propos du sergent:
"Vous êtes de la classe K70Y?...ce n' est pas normal...vous devriez être sous les drapeaux il y a quatre ans déjà...
--J' étais sursitaire...je poursuivais des études supérieures, répond Tewfiq, vaguement inquiet...
--Elève officier de réserve?...heum...c' est curieux, l' académie
n' a jamais formé d' officiers réservistes en instrution commune de base...seulement en spécialité...
--Aucune idée...il y a un début à tout...
--Sans doute...moi, je ne peux rien vous dire...bon...pressé de
vous jeter dans la gueule du loup, hein?...
--Hé oui...vaut mieux tôt que tard, n' est-ce pas?...ne dit-on pas
à l' armée... gaji bekri, tokhredj bekri?...
--Vous savez déjà ca?!...je ne vous le fais pas dire!...vous aurez vite fait de le constater par vous-même!...suivez-moi...je crois que vous êtes le premier de cette nouvelle fournée...j' espère que ça vous portera chance!...
--Chose dont personne ne se lasse jamais,ha, ha, ha!...merci!...".
Le sous-officier le fait pénétrer à l'intérieur du poste de
contrôle, où un caporal reporte les coordonnés de son ordre d'
appel sur un registre.Puis il lui indique méchamment de la tête l'
arrière-salle.La pièce offre un aspect sinistre.Des lits
superposés font penser que les factions de la garde y élisent
domicile.Les matelas sont nus, douteux, parfois éventrés.Vautrée
sur l' un, une sentinelle ronfle, emmitouflée dans un lourd
manteau décousu à la couture dorsale.
Tewfiq s' asseoit avec répulsion au bord d' un lit et tire une
cigarette.Au bout de trente secondes, la salle perd de son aspect
repoussant.Ce poste de contrôle est la vitrine de la caserne en
quelque sorte.Il devrait être accueillant, propre, net.
"Le pire est à venir à l' intérieur sans doute, se dit Tewfiq...".
Un conscrit arrive, encombré d' une lourde valise.Puis un autre.Et
des groupes de trois ou quatre.Le local de la relève s' emplit
rapidement.Personne ne dit rien.La rencontre en ce lieu insolite
d' inconnus venus des quatre coins du pays, fatigués par le
voyage, installe une sourde indisposition.
Tout le monde est attiré par l'imperturbable sommeil de la
sentinelle, qui continue de dormir, la bouche grande ouverte, avec

un ronflement d' ours en hibernation.Leur silence n' empêche pas
le chant des oiseaux dans les arbres, le ronronnement des moteurs
de voitures dans la rue, qui rappellent que la vie continue à l'
extérieur.Un caporal-chef au visage bourré de taches de rousseur
arrive avec des listes.
"Sortez et mettez-vous en rang deux par deux, dit-il d' une voix
calme, mais qui inspire le respect...".
Les conscrits s' empressent vers la sortie avec un dynamisme
feint, un peu crâneur derrière, semble-t-il.L' appel se fait dans
le plus grand silence.Le gradé crie les noms avec une intonation
monocorde qui refuse la distinction ou la raillerie.L' état-civil
colonial avait tellement dénaturé les noms des gens que même après
l' indépendance il faudrait une longue procédure de jugement pour
les changer: Mahboul, Aggoune, Ahmer el eine, Lakhal, Latrache...
Tewfiq entend prononcer son patronyme sans état d' âme particulier.Au moins, le sien se rapporte-il à une lignée et a pu,
par chance, traverser les ages sans déformation.
L' esplanade de l' entrée est, par contre, d' une propreté
impeccable.Des par-terre de verdure soigneusement entretenus
veulent montrer, à priori, que rien n' est laissé au hasard dans
ce casernement.Est-ce le côté face dont lui avait parlé cet admirable officier durant la nuit du train?...
"Mis à part les matelas semmons, remarque Tewfiq...".
Après un très long appel qui donne une idée du nombre important d' appelés qui n' ont pas rejoint, le caporal met un semblant d' ordre dans la file et leur dit simplement:
"Suivez-moi, les bleus...".
Le groupe parcourt une centaine de mètres le long d' une allée
fleurie de lauriers roses et arrive devant un pâté de maison style caravansérail, aux tuiles vertes, dont aucun civil n' aurait douté de l' existence dans une caserne.Lieux qui rappellent l' épopée des pionniers de l' aventure coloniale.Comme quoi, rien ne survit à l' usure du temps...
"Halte, commande le rouquin!...ici, c' est la direction des
effectifs...vous allez remplir des fiches de renseignements et
attendre d' autres instructions...".
Tewfiq s' étonne de la présence de préposés habillés en civil, qui
leur distribuent des formulaires et se proposent "d' aider" ceux qui ne savent ni lire ni écrire.Les comédiens, quoi...

En un rien de temps, les conscrits étalent leurs vies privées sur les documents, qui font maintenant des tas et des tas sur le comptoir.Ils sont économistes, ingénieurs, architectes, chimistes, sociologues, psychologues, physiciens, enseignants.En principe, la crème que les écoles de leur pays ait pu produire depuis l' indépendance.Tous parfaitement bilingues, voire trilingues.Les futurs dirigeants de leur pays si tout va bien.Tewfiq, du moins, en est persuadé.
"...car, somme toute, se dit-il...qu' est-ce qui attend Pharaoun au bout du chemin?...la mort...et Pharaoun ne laisse que haine et désolation derrière lui...tandis que Dieu dirige vers Sa Lumière qui Il veut...".
Jusqu'ici, l'attente est supportable.Quoique le temps paraisse
chronométré.Les appelés libérés de la chaîne prennent l' ombre et
observent alentour,en monologuant avec eux-mêmes.Leurs cigarettes, à-demi consumées, éparses, jonchent le sol à leurs pieds.
Des sections en tenue de combat défilent à pas cadencé le long des
allées.Tout semble organisé autour d' un bâtiment à quatre étages
datant des années cinquante, d' aspect austère, planté au milieu
de la caserne.
Tewfiq observe le travail appliqué d' un jeune soldat au crâne
rasé, le treillis crasseux, qui essuie avec du papier les vitres
du réfectoire.Toutes les dix secondes, il s' arrête, l' air
dégoûté, en jetant des regards de chien battu derrière lui.
Grosso modo, la caserne fait penser Tewfiq aux carrousels d'
usine.Ses ouvriers sont des automates à qui on s' applique, ici, à
tenter de supprimer le vague à l' âme.Ses contremaîtres sont les
membres d' un compagnonnage aux principes rigides.Ses patrons
prennent garde de bien accueillir les apprentis, le premier
jour.Après, c' est une autre affaire...
Son constat sommaire s' arrête à cette métaphore, pas forcément inspirée des visions de parade de West Point.Ses yeux cherchent et s' arrêtent aux détails.Son cerveau enregistre à tout jamais.Plus tard, dans la soirée, ses carnets consigneront.En
attendant, il élucubre, il fulmine, il rumine...
D' autres groupes arrivent, escortés par le même rouquin.Bientôt,
la place de rapport devient grouillante de civils.Le seuil
psychologique de l'infériorité en nombre des maîtres des lieux est
atteint.C' est alors qu' une poignée de gradés, surgit d' on
ne sait où, s' attelle à renverser la vapeur.Car l'organisation semblait cafouiller depuis un moment.Ils prennent position autour de la horde, dans le but évident de reprendre en main la situation.Ils s' emploient à former des pelotons convenables avec des gestes de sourd-muets, en guise de premier contact un tant soit peu poli...Le résultat n' est pas brillant, car les conscrits n' ont pas encore l' esprit de corps et se baladent d' un rang à
l' autre à la recherche de leurs camarades.Un sergent-chef montre
son agacement à la vue des valises apportées par certains:
"Vous allez faire le tour du monde ou quoi, s' offusque-t-
il?!...vous vous prenez pour des touristes?....vous n' aurez pas l' occasion de les remettre vos froques de civils...".
Un adjudant-chef aux cheveux grisonnants et à la moustache en
balai s' immobilise au point de ralliement de la place de rapport,
manifestement pour faire un discours.Il promène un regard
sévère au dessus des têtes, jusqu' à ce que le brouhaha s' arrête.
"Alors, les enfants?...on se permet de jeter les mégots n' importe
où, enchaîne-t-il, avec un ton faussement paternel?...il parait
que c' est toléré à l' université, fait-il remarquer en crispant
les mâchoires?...voyez-vous, moi, je ne suis pas d' accord...je
suis peut-être un ignare en matière d' études...l' université,
connais pas!...maison, j' en ai pas!...salamaleks et autres
galanteries, je m' en moque!...ma seule crèche, c' est la
caserne!...et je n' aime pas qu' on la salisse!...alors, quelqu'
un parmi vous peut-il me confirmer si chez lui on se permet de jeter les mégots n' importe où?!...".
Le ton de la voix de l' orateur devient progressivement criard,
avec un accent emprunté aux proxénetes du milieu annabi.
Maintenant, sa question sent la poudre brûlée à une cinquantaine de mètres à la ronde.Personne parmi les conscrits, évidemment, n' est assez futé pour y répondre...
Le sous-officier dont les galons, après un moment de silence, montrent qu' ils ont été trop longtemps exposés au soleil, donne lui-même la réplique, avec un alto dans les graves.
"Belle journée, n' est-ce pas?!...vous avez encore de l' omelette
maternelle dans le ventre...et l' académie vous fait grâce d' y jeter toutes les cigarettes du monde!...mais demain!...que dis-je?!...pas plus tard que toute à l' heure!...lorsqu'on aura passé à la tondeuse vos tignasses et fait remplacer ces fripes par
une tenue uniforme!...et bien, vous prendrez un malin plaisir à les ramasser toutes!...je vous en donne ma parole d' honneur!...".
L' adjudant-chef pivote sur ses talons de façon magistrale, fait
un signe aux instructeurs, et part conférer avec un sous-
lieutenant resté en retrait.Les conscrits savent désormais qu' ils
doivent rester sur leurs gardes et que des discours comme celui-ci
seront nombreux et d' un penchant psycho-martial invariable.Tewfiq
se dit qu' ils auraient tort de les prendre à la légère, notamment
lorsque leur teneur, ou faussement docile, ou franchement hostile,
chatouille les sensibilités.Des contestations commencent à filtrer
des rangs, venant surtout d' appelés issus du même milieu:
"Ca y est, les gars...on veut déjà nous mettre en condition, lance
quelqu' un ayant le même accent...
--Ca ne se passera pas comme ils croient, dit quelqu' un
d'autre...nous sommes des élèves officiers...si ce petit morveux
pense que je suis né de la dernière pluie, il se goure!...je ne me
laisserai pas marcher sur les pieds!...
--Vos gueules, ajoute un troisième!...mon petit doigt me dit que
nous sommes déjà partis pour une longue galère...quoique certains
d' entre-nous fassent comme bêtises, dites-vous bien que c' est la
majorité qui paiera...et je ne suis pas prêt de payer pour les
autres, dûssent-ils être des enfants de choeur!...".
Les instructeurs en viennent aux mains à présent pour mettre de l'
ordre dans les rangs.Ils bousculent les épaules et les jambes qui
dépassent.L' adjudant-chef finit de parler avec l' officier et
revient à la charge:
"Allez, secouez-vous les puces, les bleus!...en avant, marche
derrière moi!...direction!...le magasin d' habillement!...et que
ça saute, gueule-t-il!...nous allons mettre du ca..je m' excuse...
du kaki sur ces peaux délicates!...".
Les files s' ébranlent les unes après les autres sur le signe des
instructeurs, pour bientôt ne former qu' une seule et longue
procession brûlée par le soleil.Toutefois, la nouvelle est bien
accueillie par les hommes, qui ont hâte maintenant de fondre dans
leurs uniformes, afin d' acquérir une sorte de faire-valoir
militaire, mais, au fond, pour mieux accuser les brimades...

Les fourriers distribuent les vêtements depuis un moment avec des
protocoles qui n' en finissent pas.Tout est flambant-neuf.Chaque

conscrit enfouit, un à un, dans un sac marin, les effets de sa
dotation réglementaire:deux treillis, sous-vêtements, brodequins,
chaussettes, tenue de sport, ceinturon, casque, casquette,
deux chemises, pullover, cravate, gamelle, cuillère, fourchette...Tout l' attirail du soldat nouveau débarqué, quoi.
L' opération de vérification se déroule dans la cour du magasin d'
habillement, en cercle fermé, sous un soleil de plomb.
"Je ne veux pas de contestation plus tard, dit l' adjudant-
chef...car vous n' aurez pas d' autre dotation...".
Il passe en revue chaque homme exhibant haut la main des gadgets
masculins qui feraient rougir de honte la plus effrontée des nanas
qui, d' aventure, aurait la poisse de passer dans les parages...
Plus tard, la cohorte est orientée vers le pavillon des douches.Il
est midi passé et personne ne leur a encore parlé du déjeuner.En
cours de chemin, l' adjudant-chef singe la démarche clopinante d'
un intellectuel aux lunettes nacrées, pourtant manifestement
atteint de poliomyélite.
"Magne-toi, bon dieu!...du nerf, lui gueule-t-il à-fleur d' oreille!...".
Lorsqu' ils arrivent à destination, le sous-officier monte les
trois marches de l' édifice, se retourne vers eux, en relevant sa
casquette d' un geste de maquereau
"Ecoutez-moi bien, dit-il...ce bidule, là derrière-moi, a deux
portes...quoi de plus normal, me diriez-vous...c' est ce que nous
allons constater...vous avez cette porte...heu...par laquelle vous
allez tout de suite regretter d' entrer...et vous aurez l'
autre...heum...par laquelle vous regretterez de toutes les façons
de sortir...en un mot, une fois les treillis fichus sur vos
épaules, le règlement militaire vous sera appliqué dans toute sa
longueur!...dans toute sa largeur!...et même de travers pour les
têtes dures!...compris?!....
--Compris, disent quelques élèves, assez mollement...
--Je n' ai pas entendu!...
--Compris, gueule toute la bande!...
--Il faut dire, à vos ordres, mon adjudant!....allez, hop!...en file indienne derrière moi!...".
Des coiffeurs apparaissent lorsque les battants de la porte s'
ouvrent.Ils ont installés sommairement leur matériel dans le
vestibule.Des chaises simples, des tabliers de coiffe crasseux et

des tondeuses électriques.Ils entrent en action sans tarder.Leurs
appareils émettent des bourdonnements d' insectes dont l'
intensité varie avec la nature des cheveux.Avant de tout raser,
ils s' amusent à tracer courbes, cercles, croix, croissants, sur
des crânes intellectuels baissés.De temps en temps, un conscrit
pouffe de rire, un autre éclate en sanglots.C' est un moment mémorable, qui touche les cordes sensibles.Cette métamorphose rappelle aux uns et aux autres, les signes du changement.L' adjudant-chef est infatigable.
"Ceux qui ont terminé, par ici aux vestiaires!...et à poil!...nous
allons constater si vous êtes tous des hommes!...ne riez pas, bon
dieu!...ça n' est pas du strip-tease!...juste pour voir si on ne
nous a pas refilé une gonzesse!...".
L' atmosphère se détend agréablement.Da la vapeur d'eau s' élève
des cabines.Quelqu' un sifflote.Un autre chantonne.Avec son accent de l' extrême-Est, l'adjudant-chef épate les hommes, qui semblent l' avoir adopté, malgré ses propos obscènes, ou à cause, c' est selon...
Tewfiq note que, jusqu' ici, tous les gradés qui les ont approchés parlent avec cet accent typique.Cela l' étonne, sans plus.Sous le pommeau de la douche, il a la sensation d' être un naufragé sur une épave à-demi immergée, que l' eau menace d'engloutir.Le bain le remet d' aplomb. Il enfile avec une frénésie gauche son treillis.Un sang nouveau semble avoir investi ses veines et, une fois parvenue dans les méandres de son cerveau, cette sève étrangère effacerait tout.Il le souhaite de tout coeur.
"C' est un milieu terriblement masculin, avait-il dit la veille à
Nafyssa...les femmes doivent rêver de scènes pareilles, s' entend-
t-il dire...".
L' adjudant-chef s' acharne à coups de poings sur les portes des
douches car des élèves font durer le plaisir...
"Sortez, nom de dieu...j' ai dix trois minutes!...ça n' est pas
une sinécure!...".
A la sortie, les hommes comparent leurs nouveaux accoutrements, et
se laissent aller à des singeries, profitant d' un instant d'
inattention des instructeurs.L' adjudant-chef revient à la charge:
"Vous êtes loin d' être devenus des militaires aguerris et
virils que vous croyez être!...vous voulez que je vous dise ce
que vous êtes?...vous avez déjà vu une représentation théâtrale de l' Armée Rouge au lever du rideau?...que dis-je?!...oh, non!...ça c' est trop beau!...en fait, vous ne ressemblez qu' à un ramassis de bagnards qui, au lieu de prendre la poudre d' escampette, n' ont rien trouvé de mieux que de dévaliser l' intendance de leur pénitencier!(rires)...maintenant, il est trop tard pour revenir en arrière!...vous êtes pris!...et croyez-moi!...vous allez en bavez pour un bon bout de temps chez nous!...".
Cette image en flash d' uniformes qui sentent le vernis de
finissage, trop courts ou trop longs, Tewfiq n' oublie pas qu'
elle coûte la bagatelle de vingt quatre mois de sa vie au service
de l' armée.Et quand il pense "armée",, il sait qu' il peut être
au service de n' importe quel régime.Il ne veut pas croire que
cette durée puisse se passer en chute libre, comme à l'
université.C' est à dire attendre et accuser les coups.
"En fait, je n' ai pas subi, se dit-il...je suis plutôt allé à
contre-courant et ça ne m' a pas mené bien loin...seulement la
satisfaction d' avoir résisté...mais si c' était à refaire, non...
pour tout l' or du monde, non...ce que j' ai appris doit servir à
quelque chose...j' aime mon pays et je voudrai qu' il sorte de l'
impasse où on l' a mis...je me sens posséder les outils aptes à
infléchir des montagnes...j' espère que je ne serai pas seul...".
L' adjudant-chef s' applique maintenant à former des rangs mieux
ordonnés que la soldatesque du matin.Les hommes lui obéissent au
doigt et à l'oeil.Son choix à la tête du comité d' accueil par l'
académie n' est pas fortuit.Elle a choisi celui qui excelle dans
l' art du maniement de la carotte et du bâton.Celui qui peut avoir
un ascendant certain sur des types aux caractères et aux moeurs
souvent diamétralement opposés.Meneur d'hommes, c' est aussi un
métier très prisé par les fomenteurs de coups d'Etat...
"En avant, marche, gueule le gradé!...une, deux!...une, deux!...
plus haut que ça les genoux!...une, deux!...une, deux!...crevez-moi la dalle, que je vois, les bleus!....".
Les appelés tentent, de bonne foi, d' imiter le pas cadencé d' une
parade d' académie.Désastre!Il s' en suit une pétarade de vieux
tacot, que le sous-officier fait vite cesser à l' approche de la
direction de l' académie, se contentant de les guider comme un
troupeau de moutons vers une nouvelle destination.Il les arrête au

bas de l' immeuble au profil usé qui fait face à la place de
rapport.Toujours avec son geste brusque de casquette relevée, il
leur dit:
"C'est ici votre nouveau gourbi!...un quatre étoile par rapport
aux tentes qui attendent les retardataires...mais ne vous faites
pas d' illusion!...du sommeil, il n' y en aura pas beaucoup pour
vous ici!...le quatrième étage est réservé aux cadets!...inutile
de vous frotter à eux!...lorsque je vous donnerai le signal de
rompre les rangs, montrez-moi ce que vous avez dans les jambes!...Ceux qui ne trouveront pas de places redescendront s'
aligner ici pour partir aux tentes!...Des questions?!...
--Quand est-ce qu'on vas manger, dit quelqu'un à la bedaine
prononcée, ressemblant comme deux gouttes d'eau à l' acteur
humoriste egyptien Ismaïl Yassine, lunettes de myope en plus?...
--Quoi?...manger?!...je n' ai pas ce verbe dans mon maigre
répertoire!...attention, à mon commandement!...rompez!...".
Les hommes n' attendent pas leur reste.Ils s' élancent à la
conquête des lieux, alourdis de leurs sacs marins et autres
bagages hétéroclites.Trois étages de dortoirs.Huit lits par
chambre et autant d' armoires individuelles.
Tewfiq grimpe par calcul au deuxième étage.Il n' y a pas à dire.
Les hostilités sont déjà ouvertes.Alors autant prendre les devants
pour éviter les surprises.Il se dit en montant rapidement que les
locataires du 1er étage seraient les "premiers" à subir les
sévices de l' encadrement et ceux du 3ème étage seraient les
"premiers" à récolter les corvées des retardataires.Il a réfléchi
vite et vu loin, haut!
"C'est ça, se dit-il...ne pas subir...rester alerte...anticiper
leurs actions de psycho-pédagogie militaire de foutaise...
sanction-frustration-récompense-sanction...un dressage de la plus
simple animalité...".
Il pénètre dans un dortoir, au hasard, du côté Ouest, au fond du
couloir.Il est encore inoccupé.C' est plutôt un débarras.Tout y
est sens dessus-dessous.Les armoires sont toutes tirées dans un
coin, les matelas empilés jusqu' au plafond dans un autre, et les
lits forment un tas de ferraille en partie disloquée au milieu.
A côté, et dans tout le bâtiment, c' est la débandade.Un boucan du diable accompagne les armoires qu' on bouge.Les amis s' appellent rageusement pour former dar dar leur chambrée.Tout
tremble et résonne à multiples échos.Tewfiq pose calmement son paquetage et s' allonge sur un matelas au sol pour souffler.L' aspect débarras du dortoir n' a encore séduit aucun élève.Il consulte sa montre et s' exclame:
"Dieu, déjà 15h00...mais on ne bouffe pas dans cette caserne!...",
Au bout d' un moment, il se lève et choisit une armoire qui lui parait la moins cabossée et s' emploie à y ranger ses affaires.Il tire un petit cadenas de son sac de toilette, qu' il avait acheté par intuition l' avant-veille, afin de condamner le loquet. Ensuite,il choisit avec circonspection un matelas et un oreiller plus ou moins propres, qu'il pose sur un lit, le moins déglingué possible.Puis il déplace le tout vers un coin.Il ne sait pas pourquoi, chacun de ses gestes lui parait figé par un cliché photographique, conservé à jamaisdans sa mémoire.
Lorsqu' il finit, il enlève sa casquette et s' éponge avec le front.Puis il tombe raide sur le lit, qui émet un grincement
plaintif.Il ferme les yeux et rabaisse dessus sa casquette.
Désormais, il sait que le temps ne lui appartient plus, et pour
longtemps encore.Lorsqu' il les rouvre, à ses pieds, ses
brodequins lui paraissent démesurés et inusables, à l' image de l'
armée.Deux conscrits montent le bout du nez à l' embrasure sans
porte du dortoir.
"Peut-on emménager ici, dit l' un d' eux, très top niveau?....
--Ne vous faites pas prier, dit Tewfiq, qui rabaisse de nouveau sa
casquette sur les yeux...pendant qu' il est encore temps, ajoute-
t-il...
--Quel gâchis, s' exclame l' autre, à la voix efféminée!...quoi
Malek, c' est ici que nous allons dormir, dit-il, en accentuant
les "d" et les "r"?!...
--Cause pas trop, lui conseille son copain!...prépare ta crèche et
cesse de râler!...tu as oublié ce qu' a dit l' adjudant?...
--O la la, ma mère!...ces matelas!...et ces oreillers!...et pas de draps!...pas de couvertures!...c' est certain, nous allons attraper la crève, continue de protester le conscrit délicat!...".
D' autres élèves arrivent et leur choix est plus embarrassé
encore.Tewfiq les regarde sous la fente de sa casquette s' affairer gauchement.Leurs visages trahissent le ridicule.Leurs peaux fragiles mettront longtemps avant de revêtir le hale buriné des militaires de carrière.Leur sensibilité sera mise à rudé
épreuve.Leurs scrupules progressivement mis au placard.
"Ca fait toute la différence, se dit-il...".
Il a envie de dormir.Le sommeil est une bonne thérapeutique pour
accuser les coups, pour oublier.Il faudra beaucoup plus pour
accepter.De la patience...

"Rassemblement sur la place de rapport, gueule l'adjudant-chef à
chaque étage!...".
Tonnerre de brodequins dans les escaliers.Les groupes se
rejoignent sans un mot dans la cour et apprennent à former seuls
leurs rangs, face à l' inamovible sous-officier, qui les observe
avec des yeux pétillants de malice, fier de son rôle d'
organisateur.
"Y' a plus de discours, les enfants...vous allez apprécier la
bouffe de notre chef cuistot...ses talents culinaires sont
célèbres dans toute l' armée...vous m' en direz des nouvelles
toute à l' heure...".
Il cède la place au sergent de semaine, qui commence à les faire
rentrer au réfectoire à sa guise, prenant du milieu, des côtés, en
diagonale, de derrière, accentuant par cette pratique la faim des
autres.La salle de restauration est peinte en gris-fer, comme les
bancs et les tables, comme tous les murs de la caserne, du
reste.Tout y est austère, délibérément.Les repas sont servis selon
le système du self-service, comme à l' université, à la différence que les serveurs qui décident de vos parts, sont cachés par un paravent.Spaghettis au boeuf, salade verte, mille- feuilles.Le menu n' a rien à envier à celui des facultés.Le pain, cuit à l'ancienne, semble être fait sur place.
Des surveillants circulent silencieusement entre les tables.Leur
tolérance juste retenue est accompagnée, pour le moment, de
regards fureteurs et de mains croisées derrière le dos.Les hommes
restent longtemps attablés, laissant descendre doucement les
aliments, en causant.Habitude d' étudiants qui aiment parloter en
mangeant.Dans leurs conversations, il est déjà question de
"planque" et de "place au soleil".
Tewfiq est parmi les derniers à prendre un plateau.Une heure
d' attente dans les rangs a achevé de le mettre knock-out.Une
une maigre pitance est réservée aux derniers...
"Y 'a qu' à caler le tout avec beaucoup de pain, et le tour est

joué, se dit-il avec philosophie, pour ne pas trop se
formaliser...".
Aux tables, il reconnait quelques familiers de l'université et
trois types de la région, qui étaient internes au lycée.Ces
derniers, assis ensemble comme pour former bloc, l' invitent avec
des gestes vaguement militaires à venir les rejoindre.Il s'
asseoit parmi eux, en les saluant de la tête, et entame d' emblée
son déjeuner.Avidement.Avec un appétit qu' il ne se connaissait
pas.Les anciens du lycée tentent de lui "tirer les vers du nez",
entre deux bouchées.
"A quel étage es-tu?...viens nous rejoindre au premier...il faut
se serrer les coudes nous-autres...est-ce que tu connais un gradé
ici?...quel est le meilleur truc pour se faire reformer?...".
Il se contente de répondre avec des hochements de tête
interrogatifs ou négatifs.La nourriture lui parait délicieuse,
notamment le pain.Il engloutit tout et finit par une grande rasade
d' eau.
" El hamdoulillah...maintenant, je suis à vous, dit-il en tirant une cigarette...".
L' adjudant-chef revient et rompt l' équilibre.
"Allez, oust, dehors, les bleus!...je veux vous voir alignés sur la place de rapport dans trente secondes!...les cinq derniers
resteront ici pour laver les plateaux!...".
Bousculade.Les appelés commencent à saisir que les rassemblements
vont ponctuer toutes les actions de leur vie en caserne.Une fois
les rangs formés, l' adjudant-chef les inspecte, et y met sa
touche personnelle, en malmenant les épaules qui dépassent.
Des civils ne cessent d' affluer vers la direction des
effectifs.Quelques uns reconnaissent leurs amis et se mettent à
glousser à la vue des crânes rasés.
"Voila pourquoi je vous ai rassemblés, leur dit le sous-
officier...pour aujourd'hui, y' a plus que la visite médicale à
passer...ensuite, parole d' honneur...on vous foutra la paix...
ceux qui ont des dossiers de dispense à soumettre au médecin-chef,
je vous donne exactement une minute pour aller les chercher ...top!...".
Peu de temps après, la compagnie s' ébranle lourdement.Dans les
rangs, tout n' est que chuchotements, coups de coude, croche-pieds
volontaires ou involontaires....

"Du nerf, les bleus, vocifère leur ange gardien!...bombez-moi ces
poitrines et rentrez-moi ces ventres!....".
L' adjudant-chef dirige la troupe vers le poste de contrôle.Elle
dépasse le portail de l' académie et traverse la largeur de la
route, un morceau de liberté, avant de s' engouffrer dans un autre
casernement.La circulation automobile est stoppée de part et d'
autre.L' idée d'être reconnu par un familier continue d' être un
casse-tête par Tewfiq.Il ne croit pas que son déguisement soit
infaillible.L' autre enceinte militaire offre un aspect insolite.
Ateliers, entrepôts, parking pour camions.Le côté logistique de l'
académie semble y être confiné.
"Compagnie, halte!...rompez les rangs!...et ne vous éloignez pas,
je reviens!...".
L' adjudant-chef pénètre dans ce qui doit être l' infirmerie et
laisse ses protégés fumer tranquillement de nouvelles cigarettes.
Certains conscrits tiennent sous le bras des pochettes médicales
desquelles dépassent des radiographies et autres diagrammes.
"Certitudes, certitudes, songe Tewfiq...l' espoir existe...mais
ici, il semble se déplacer en équilibre sur un filin d' acier...il
enfle comme un coq, prêt à se volatiliser au moindre écueil...".
Le temps passe.Le soleil baisse à l' horizon.Une R8 bleue arrive
en coup de vent.Ses pneus crissent sur le gravier, après un long
et violent freinage inutile.Il en descend un inconnu entre deux
ages, portant un imperméable civil sous une tenue militaire de sortie, sans casquette.Il claque violemment la portière.Les hommes se tournent lentement vers lui et le regardent avec morosité.L' absence de signe de distinction des gradés fait qu' ils n' accordent qu' un intérêt marginal à sa présence.Ils reviennent, certains à leurs causeries, d' autres simplement à leurs préoccupations intimes.L' homme reste debout dix secondes, et devient tout rouge, avant d' éclater impromptuement:
"Qui vous a donné l' ordre de rompre les rangs, hurle-t-il d' une
voix au-dessus de ce que peuvent supporter ses cordes
vocales?!...".
Silence collectif, évidemment.Personne n' a envie, du reste, de
réagir à l' inattendu affront, en disant que c' est l' adjudant
qui a donné cet ordre.
"Très bien, continue l' homme, devenu écarlate, en serrant les
dents...j' ai compris!...vous prenez pour des gens importants
avec vos diplômes?!...nous allons mettre les choses au point!...il
n' y aura pas de réformés cette année!...par ordre du haut
commandement!...ceux qui ont trimbalé avec eux des dossiers
médicaux qu' ils croient bien ficelés peuvent se les foutre là où
je pense!...si vous crevez à deux jours de votre libération, c'
est votre affaire!...moi, je me porte garant de votre bonne santé
pour les vingt quatre mois à venir!...j' accepte tout le monde!
...les sourds peuvent voir!...dans l' armée, il y a le langage des
signes!...les aveugles peuvent entendre!...nous avons des
standards téléphonique qui n' attendent qu' eux!...nous trouverons
bien des occupations spéciales aux éclopés!...ici, nous n' avons
besoin que de vos têtes!...pas parce qu' elles sont bien faites
mais pour les utiliser dans la chaîne du commandement!...je ne
vois pas une seule raison pour que des petits prétentieux d'
intellos déguisés en chargés de famille répugnent à faire leur
devoir national!...vous êtes venus de votre propre gré jusqu' ici
...tant pis pour vos gueules!...vous derrière, ramassez-moi ces
mégots!...je ne veux pas les voir en sortant!...".
L' inconnu, dont tous maintenant ont deviné les fonctions,
dévisage à son tour l' assemblée d' un regard circulaire
méprisant, avant de se diriger avec un haut-le-corps de mise en
scène vers l' entrée de l' infirmerie.
Il est salué à la porte par l' infirmier-major.L' adjudant-chef
également présent ne le salue pas.Témoin de la scène, il n' a pas
bronché.Assurément, il aurait préféré que les reproches lui soient
adressés, plutôt qu' à une horde sans encadrement, totalement
dépaysée.
Des caporaux aide-infirmiers sortent pour organiser la visite.Ce
sont eux qui assurent la série préliminaire d' examens:poids,
mensurations, dentition, armature osseuse, recherche des signes
apparents de malformation ou de traces d' opérations chirurgicales
et grandes blessures.On ordonne aux hommes de se mettre à poil de
nouveau.Ils le font avec une certaine résistance cette fois-
çi.Ensuite, l' infirmier-chef les introduit au fur et à mesure,
par paquet de trois ou quatre dans le bureau du toubib, qu' on
entend du couloir ridiculiser sans distinction les malades imaginaires et les vrais.
Dans l' anti-chambre, Tewfiq soutient la conversation d' un grand
géant blond qui lui vante les mérites du sport matinal.

"Une bonne forme physique, voila ce qu'il nous faut pour supporter
l' armée, lui dit-il...
--Je doute fort que nous soyons tous animés du même enthousiasme,
répond Tewfiq, en orientant son pouce vers la porte, derrière
laquelle se déroule les manifestations de violence du médecin...".
La file avance rapidement.Beaucoup plus rapidement que celle du
réfectoire!Un conscrit qui attend son tour devant Tewfiq refait l'
inventaire de sa pochette.Le compte est bon.Il secoue la tête de
satisfaction, mais hausse les épaules tout de suite après, en
remettant la pochette sous le bras.
Dehors, le reste de la compagnie attend, les rangs de nouveau
dispersés.Plus aucun mégot n' est visible sur le sol.Les hommes
semblent s' adapter difficilement à la nouvelle situation.Adossés
aux murs, assis sur les trottoirs, fixant le vague, ils attendent.Il faut attendre désormais...
Le gardien du château d' eau leur donne à boire.Ils le pressent de
questions sur la caserne.Interloqués par la somme d' erreurs à ne
pas commettre avec l' encadrement, ils ouvrent grands les yeux et
la bouche, mordant dans leurs cigarettes, y trouvant quelque
palliatif à leur impuissance.

"Alors, bébé, dit le médecin à Tewfiq, après qu' il eut été
introduit avec d' autres, déjà sortis?...
--Alors...rien à signaler, docteur...à priori, je veux dire...
--A priori, hein?...formulation intellectuelle inutile...mais c'
est prodigieux!...voila au moins un appelé qui ne rejette pas l'
armée!...bizarre...comment vous appelez-vous, dit le médecin en
écrivant sur une fiche?...
--Baali...
--Prénom?...
--Tewfiq...
--Identifiez-vous en donnant votre fonction!...élève-officier un
tel!...l' armée vous réussira à merveille, monsieur Baali...
--J' y compte bien, docteur...nous voila embarqué pour deux
ans...alors, autant prendre les choses du bon côté...
--A la bonne heure!...et vous êtes sûr de vous en tirer à bon
compte avant la fin?...
--Pourquoi pas, docteur?...
--Pourquoi pas, hein?...vous allez au-devant d' un tas d' ennuis,

Mr Baali, dit le toubib en finissant rageusement d' écrire, et en
apposant avec violence un cachet carré sur la fiche!....
--Je ne comprends pas, docteur?...
--Vous êtes en train de vous foutre de ma gueule!...
--Absolument pas, docteur!...
--Cessez de m' appeler docteur, rugit le praticien!...dites, oui
mon lieutenant!...non, mon lieutenant!...compris?!...
--Désolé, mon lieutenant...là, je ne pouvais pas deviner...
--Vous, je vous ai à l' oeil!...vous avez des réponses à tout
...qu' avez vous fait comme études supérieures?...
--Economie politique...
--La politique ne vous servira à rien ici!...allez, oust!... fichez-moi le camp!...cela ne vous empêche pas d' être bon-pour-le-service-armé!...aux suivants!...".
L' espace d'un instant, leurs regards se croisent et celui de
Tewfiq soutient gaillardement celui du médecin.Il y décèle une
fragilité mal cachée.Il a vraiment envie de lui dire:
"Mais pourquoi toute cette hostilité gratuite, toubib?...je ne
suis pas un ennemi...vous ne me faites pas peur...je ne vous ai
rien demandé!...je vous emmerde!...".
Il se contente de hocher la tête en signe de mécontentement avant
de sortir.Le médecin ne réagit pas.La cour de l' infirmerie est en
ébullition.La rumeur a déjà couru sur le compte de l' energume:Appelé de la classe K50X, il n' aurait pas réussi à ses
examens.Retenu pas l' académie par nécessité de service ou par piston, car il est natif de Batna.Les caporaux-infirmiers, derniers gradés de la hiérarchie, ne font pas de cadeau dans ces cas-là.C' est eux qui vendent la mèche avec vélocité.
"C' est un simple soldat, dit l' un...vous avez le droit de ne pas
le saluer...
--Attention, dit un autre...il peut leur invoquer la disposition
du règlement du service dans l' armée qui dit que la fonction
supprime le grade!...
--Oui, mais à grade égal, dans ce cas, fait pertinemment remarquer le premier...".
Tewfiq s' est rendu compte combien cet homme avait agi en porte-parole d' une dimension occulte qui, un jour, a dû flatter son ego...Comme lui, des légions d' intermédiaires se croient déléguées d' une parodie de pouvoir avec lequel ils s' arrogent
le droit d' écraser de tout leur poids les faibles.
Tewfiq pense présentement avoir fait une découverte déterminante
qu' il ne manquerait pas de consigner dans son journal.Désormais,
il chercherait à déceler chez les militaires ces signes trompeurs.
Puis, prenant du recul par rapport à son jugement, il conclut
ainsi:
"Décidément, on ne manque pas de spiritualité dans notre
armée...".

La visite terminée, la compagnie est reguidée vers son point de
départ.L' adjudant-chef fait rompre une dernière fois les rangs
avec ces quelques mots réconfortants, et une moue indulgente:
"Hé, les bleus, ne vous faites pas de bile...on ne va pas vous
manger...vous avez relâche jusqu'à lundi matin...amusez-vous
bien!...".
Pour la première fois depuis leur arrivée, les voila livrés à eux-
mêmes.En bons enfants, ils dénichent le foyer des hommes de
troupe, qu' ils dévalisent en un tourne-main de toutes les boites
de buiscuits, tablettes de chocolat et autre amuse-gueule.
Les civils arrivés après la fermeture des bureaux n' ont pu
entamer le rituel de la mise sous les drapeaux.Ce n' est que
partie remise...Ils se mêlent aux uniformes.Embrassades,
retrouvailles.L' ensemble forme sur la place de rapport une foule
bigarrée, hagarde, désemparée.Des militaires de carrière se mêlent
à la bleusaille en mouvement.Un peu pour prouver qu' ils ne sont
pas les monstres qu'on dépeint dans le civil.
Tewfiq part en reconnaissance dans la caserne, craignant toutefois
de traverser des zones réservées où il se ferait remarquer
prématurément par l' encadrement.Peu à peu, malgré l' étendue des
lieux, il se rend compte que ses pas sont comptés et que ce
nouvel univers à des frontières artificielles superposées, qui
limitent terriblement son champs de vision.Des graffiti tracés sur
les murs des latrines attirent son attention.Il se dit que depuis
la nuit des temps les hommes ont eu besoin de laisser des traces
de leur passage.Il en profite pour consigner en cachette quelques
notes pour son journal.Il rencontre d' autres batnéens.Même qu'
ils sont assez nombreux.Ainsi supporte-t-il mieux sa chance
douteuse.Ces concitoyens veulent former une chambrée compacte
capable de contrer les assauts de l' encadrement et des prétendus

maquereaux de ces nouveaux territoires conquis de haut vol.Tewfiq n' adhère pas à leurs projets précoces de "désertion" et de "demandes de permission".Il promet de les rejoindre au premier, sachant qu' il ne mettrait certainement pas à exécution cette promesse.

A 18h00, on sonne le rassemblement pour la distribution du
couchage.Une seule couverture très usagée par élève et pas de
draps.Des conscrits râleurs tentent de subtiliser des surplus.
"Ne faites pas les gamins, leur dit le fourrier-chef...c' est ça
ou rien pour l' instant!...".
Pour ajouter à leur désemparement, le crépuscule arrive avec des
nuages noirs et menaçants et donne à l' atmosphère un cachet
sinistre.
Au dîner, l' académie n' offre qu' une soupe de vermicelle tiède
que les nouveaux venus avalent avec une fausse humilité.
Plus tard, dans les chambres maintenant toutes habitées et
animées, le malaise semble s' être dissipé.Les hommes emménagent
comme ils peuvent et n' hésitent pas à déménager à l' appel d' un
copain.La chambre de Tewfiq ne s' est pas encore stabilisée.Les
premiers occupants sont partis, remplacés par d' autres
inconnus.Les groupes discutent, se narrant les scènes piquantes de
la journées, jusqu' à l' extinction des feux.Alors, le silence s'
installe peu à peu.Les hommes font le point sur leur nouvelle vie.Ils pensent à ce qu' ils ont laissé derrière eux et à ce qui les attend demain.Ils tentent de dormir, harassés de fatigue, malgré l' insomnie engendrée par la nouveauté, malgré la saleté et l' incongrité des lieux.Bientôt,leur sommeil n' est plus perturbé que par les petites bestioles de la nuit.

JOURNAL/O1 Octobre 19..:(rédigé dans les latrines!).
--Il faut un temps pour accepter, un autre pour subir.J' ai beaucoup observé aujourd' hui mais je ne veux pas aller trop profondément dans mes pensées.
Ai-je le droit de tenir ce journal à la caserne?Fichtre, non! sans doute pas!Surement pas!...
J' ose le faire pourtant.Le tout est de savoir si j' aurai la
force, le courage la patience et le temps de continuer, jour après jour, jusqu' à la fin.

Mon but n' est pas tant d' écrire sur l' armée ce qui me passe par
la tête, mais de consigner des situations vécues, d' exprimer des
sentiments honnêtes.Je ne veux pas réfléchir maintenant au danger d' une telle entreprise.Seul l' avenir apportera une réponse à cette préoccupation.Après tout, on n' a pas demandé notre avis lorsqu' on nous a transmis les ordres d' appel.Nous avons tous été déclarés "bons-pour-le-service-armé".Tans pis si nous faisons des betises!
Voici les quelques observations que j'ai noté durant cette journée:
--la caserne est comme une pièce de monnaie avec le côté face et le coté pile, exactement comme me l' avait imagée le sous-lieutenant de la nuit du train.Difficile d' éviter le côté pile: saleté, odeurs fétides, remontrances.
--Le militaire de carrière a une attitude hostile même en temps de paix.Lorqu' il est de service, je m' entends.Car lorsqu' il décroche, c' est un bougre comme les autres, le plus souvent fragile.
--Même ici, le relent des passe-droit est persistante, alors que l' uniforme est le même et est fait justement pour gommer les différences...
--Je suis finalement rentré dans une des dépendances de Pharaon.Sa présence est ressentie avec acuité, même s' il trône à cinq cents kilomètres d' ici.
--Ici, beaucoup de sous-officiers originaires de Annaba, Guelma, El Kala, Souk Ahras, Tebessa.Pourquoi?...
--La caserne est comme une usine.Mais ses mécanismes sont des hommes.Gare alors aux mécanismes qui flanchent!
--Fiiuuu!...aujourd' hui, j' ai rencontré un médecin réserviste plus royaliste que le roi!...
--L' ordre serré est le symbole même de la soumission.On s' acharne à vous répéter que vous ne savez pas marcher.En réalité, le terrain qu' on vous demande d' emprunter et de suivre est déjà balisé.C' est pour le prendre que vous êtes là. Vous ne savez pas forcément où il vous menera.C' est là, je crois, la véritable solitude du soldat.
--On nous a fait attendre pour le déjeuner.J' imagine que c' était délibéré.Un militaire a besoin d' avoir constamment faim pour être mieux dressé.C' est animal, mais c' est efficace!...

--J' avoue que la résidence en dortoir m' indispose.C' est vrai que je n' aime pas les mauvaises odeurs.Je ne répugne pas pour autant à vivre en groupe mais le groupe m' a toujours fait montrer du doigt l' hypocrisie, l' égoïsme et l' intolérance.
--Harcelement:voila l' attitude permanente de l' encadrement.
--L' armée sait pertinemment que nous ne sommes pas venus ici avec plaisir.Elle ne cache pas qu' il s' agit d' une punition, même si elle l' enrobe comme un bonbon lyonnais, en disant qu' il s' agit d' un devoir national.J' ai une autre et haute idée du devoir national:appliquer la justice, construire le pays, ouvrir des routes, alphabétiser les populations.On a confié le tracé de la Transsaharienne et le reboisement aux militaires. Voila une bonne chose.Pourvu que les gigantesques moyens mis à la disposition de l' armée ne soient pas détournés, mal utilisés, gaspillés.
--Maintenant que je suis devenu un soldat, tout peut m' arriver doublement.Comme être humain pris au piege de l' armée et comme militaire aux ordres.Je ne dispose donc plus de ma personne. Réfléchir ne sert plus à grand-chose ici.
--Le militaire de carrière donne l' impression d' avoir toujours le dernier mot.Il ne tergiverse pas lorsqu' il donne des ordres, même s' ils sont mauvais.Il est imbu de sa personne.Il ne sait pas s' arrêter lorsqu' il vous avilit et vous punit.
--Je me sens une autre personne dans mon uniforme.Un peu plus
viril, sans doute.Est-ce une question de couleur ou de lieu?Plutôt d' isolement, me semble-t-il.
--Les militaires sont des gens le plus souvent cloîtrés.C' est un
emprisonnement comme un autre.Elément important de la psychologie
de groupe.Je développerais ce point ultérieurement.
--Le militaire agit avec force en permanence.On lui apprend à le faire.On légitime sans cesse ses actions.On laisse le plus souvent ses crimes impunis.Beaucoup d' actifs sont des "recherchés" dans le civil.En pénétrant dans l' enceinte d' une caserne, c' est comme s' ils avaient changé de pays, là où il n' y a pas de code pénal.
--Dans cet uniforme, je sens que je suis dans de "mauvais draps", non pas que la qualité du tissu des treillis soye mauvaise mais parce que je n' ai pas choisi ces habits, et que sous leur couleur continue jusqu' à maintenant de se perpetrer sur toute la planete, et au nom du "soldat inconnu", les pires crimes et atrocités qui soient.—

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Livre Saint.
Engage-toi tôt, tu sortiras tôt.(expression consacrée)
Fou, Muet, Rouge de l' oeil, Noir, Sourd...
Gloire à Dieu.

Kadri.md 28/06/2005 @ 18:56:08
CHAPITRE QUATRE

Un coup de sifflet tranchant comme un rasoir déchire l' air
du deuxième étage.Tewfiq se réveille en sursautant.Il a froid.Une
lueur pâle éclaire le dortoir, par une grande fenêtre sans rideaux
ni persiennes.
"Non, je ne rêve pas, se dit-il...je suis bien à la caserne et mon
crâne est rasé...".
Il craque une allumette et consulte sa montre.
"Dieu, il n' est que 03h00...quelle idée de nous réveiller à une
heure pareille??...".
Un autre coup de sifflet, proche et menaçant, le décide à quitter
la tiédeur de sa couverture.Ses jambes maigres et poilues ont la
chair de poule.Il enfile hâtivement son treillis.Une main
invisible enclenche un disjoncteur collectif, qui allume tout le
bâtiment.Dans la chambre, un seul conscrit s' est levé et il s'
acquitte de sa prière du fadjr.Les autres font la sourde oreille.Inconséquence dûe à trop de grasses matinées tolérées par des mères prévenantes...
La plus grande encyclopédie de jurons jamais entendue par Tewfiq
explose dans le couloir.Un sergent fait irruption dans la chambre,
le ceinturon suspendu au cou.Son regard va du conscrit réveillé
au prieur, puis aux dormeurs.Il s' apprête à laisser fuser sa
colère mais comme un fluide invisible l' arrête net.Tewfiq
continue de s' habiller lentement face à son armoire, sans lui
prêter attention.Le prieur ne bouge pas.Le sous-officier ressort
sans un mot et il pénètre dans la chambre voisine.
"Nom de dieu, vous me prenez pour un con?!...voila une demi-heure
que j' ai sifflé le rassemblement!...".
Les hommes se réveillent, ahuris.Ils demeurent à-demi relevés sur
un coude, se grattant la tête, ne comprenant pas ce qui leur
arrive.Certains remettent leurs têtes sous les couvertures.
"Je vais vous apprendre, moi, ce qu' est un rassemblement
militaire!...ce que vos mères ne vous ont pas appris, bande de
fainéants, hurle le sous-officier!...".
Et de soulever les lits par un pan, à cinquante centimètres du
sol, pour ensuite les laisser retomber avec fracas.L' effet de
surprise passé, c' est le branle-bas de combat.
Les chambres s' animent comme par enchantement.Bâillements,

toussotements, étirements.Bruit des armoires qu'on ouvre. Jurons.Courses vers les salles d'eau.Le bâtiment tremble sur ses assises.Tewfiq scrute ses traits, en se rasant.
"Je suis un bleu, il n' y a pas à dire, pense-t-il...dussai-je me
racheter avec des gestes magiques...".
Un autre coup de sifflet et d' autres obscénités se déversent:
"Nom de Dieu de nom de Dieu!...rassemblement sur la place de rapport dans trente secondes, gueule le Semaine!...".
Cette fois, personne ne demande son reste.Les hommes plongent vers
le rez-de-chaussée, sous le regard westernien du sergent, planté
comme un cow-boy à l' entrée de l' immeuble.Cinq cent paires de
brodequins déclenchent une cascade grondante dans les escaliers.
Dehors, l' air est vif.Quelques étoiles scintillent encore dans le
ciel.La caserne semble encore endormie autour du bloc illuminé.
Visiblement, le rassemblement ne concerne que la bleusaille.Les
hommes se mettent au garde-à-vous face au réfectoire.Le temps
passe.Aucun instructeur n' est visible.Le Semaine ne leur a pas dit pourquoi il les a rassemblés.Ils ont deviné et se sont munis de leurs ustensiles.Apparemment, il s' agirait du petit déjeuner, mais personne aux cuisines n' assure le service d' ordre. Quelques élèves curieux hasardent un coup d'oeil à l' intérieur de la salle, avant d' y pénétrer sans être inquiétés. Ce qui incite tout le monde à s' y ruer en force.Un gros chaudron de café-au-lait fume sur une table, à côté d' immenses corbeilles de pain en osier, qui n' attendaient qu' eux.A vouloir penetrer tous en même temps, les hommes bouchent la porte en une grappe gesticulante et désordonnée.
Leur précipitation n' aura pas valu la chandelle.Avec leur plus
petite gamelle, ils remontent de la marmite un liquide brunâtre et
visqueux, nauséabond, qu' ils gouttent avec un étonnement grimaçant.Puis ils choisissent les croûtons rassis de la veille.Le
café-au-lait est sans goût, mais chaud.Ils l' ingurgitent tant
bien que mal, en mordant avec la morosité de Charlot dans les tranches de pain.Le Semaine revient de la corvée des latrines.
"Vous voulez peut-être des brioches, crie-t-il, excédé par le tri
autour des corbeilles?!...vous avez trois minutes pour mettre de
l' ordre dans vos chambres!...".
Nouvelle course vers le bâtiment, avec le sous-officier à leur
trousses.Des tonnerres d' injures éclatent sur la manière de plier

une couverture, et sur l' alignement des lits.Les hommes s'
affairent gauchement devant leurs armoires, en prêtant l' oreille
aux manifestations de violence du sergent à côté.Ce dernier n' a
pas besoin de corriger chaque conscrit.Sa leçon en titre a un
effet de contagion manifeste sur les autres.C' est encore lui qui
gueule:
"Rassemblement dans vingt secondes!...les dix derniers que je
trouverais au bloc reviendront faire la corvée des cuisines!...".
Les appelés apprennent le rituel.Ils ont le temps de réfléchir, au
garde-à-vous, à ce qui les attend.Rien de sûr, rien de stable en
définitive.Un cauchemar qui vient de commencer et qui n' est pas
prêt de finir.Confessés par quelque libre-penseur, tous auraient
affirmé que l' armée les a requis pour qu' ils paient un lourd
tribu.L' attente prolongée en position debout donne à réfléchir
sur le pourquoi de leur présence dans cette académie militaire.
Solidarité de société.Devoir patriotique.Révolution.Tous, un jour, devraient être en mesure de défendre d' abord cette dernière. Personne ne leur expliquera forcement que le but logique du
service national est l' instruction militaire, le maniement des
armes.Afin de pouvoir défendre le pays en cas d' agression.
Tewfiq sait tout cela.Il pourrait en parler des heures avec un
esprit critique.Un stéréotype en flash défile devant ses yeux,
comme un journal lumineux:

"...LA REVOLUTION....A....CONFISQUE...LE...POUVOIR...AU...NOM ...DU...SOCIALISME...MAIS...ELLE...A...TUE...LA...DEMOCRATIE..."

Debout et immobile, il n' est pas le seul à l' être.Deux, trois
rangées de cent hommes chacune, des intellectuels qui réfléchissent, ATTENDENT.Ils ne savent ce qu' ils attendent.Et
plus grave encore, ils savent simplement qu' on va décider pour
eux le déroulement de leur journée...
Tewfiq a la sensation d' être mal dans sa peau, d' être comme
ligoté.Son malheur est qu' il sait que l' armée veut cultiver en
lui cet état d' esprit.Il désespère d' avoir su, d' avoir compris.
Et c'est là où le bât blesse.
A cette heure blafarde du jour, leurs uniformes ont pris une
teinte sombre et menaçante.


Il est 08h00 passée et le régime du garde-à-vous dure depuis leur
réveil en fanfare.Une activité fébrile s' organise autour d' eux,
sans qu' aucun élément de l' encadrement ne donne l' air de
vouloir les aborder.Le peloton de lever de drapeau se présente mais ne s' empresse pas d'exécuter la cérémonie.Il n' y a pas de doute.Quelque chose d' important se prépare.Finalement, un instructeur arrive en courant et fait un signe à l' Officier du Jour.Les autres gradés se positionnent devant les sections. "Cooommmmpannnniiie!....ààààà....mon...commandemmmennnt!...gaaarde
-à-vous!...FIXE, lance-t il!...peeeloton, prééééésentez! ...armes! ...drapeauuu!...levez!...".
L' emblème national s' élève doucement dans les airs, tandis qu' une bande sonore entonne dans un haut-parleur Qassaman, repris en choeur par les hommes.Au même moment, une délégation du 12ème Corps d' Armée s' approche de la place de rapport mais ne s' y arrête pas.Elle est composée de plusieurs hauts gradés, d' officiels en civil et d' étrangers aux traits slaves.Un frêle lieutenant anonyme ressemblant à s' y méprendre à Montgomery s' en détache et rebrousse chemin.Il pénètre dans le carré d' appel et attend que l' hymne national cesse.Après quoi, le sous-lieutenant Officier du Jour le salue.Il y répond martialement, pivote sur les talons et salue à son tour les compagnies, toujours au garde-à-vous, auxquelles il s' adresse haute voix:
"Reeepoos!...bonjour messieurs!...je me présente!...Lieutenant
Ghozli!...monsieur le directeur de l' instruction a mis sous ma responsabilité votre formation élémentaire de base!...ma tache
centrale consistera à faire de vous, en six mois, des officiers et
des sous-officiers!...sachez qu' il est difficile de former un
gradé en si peu de temps!...cependant, compte tenu de votre niveau
intellectuel!...et avec votre volontaire concours!...nous pourrons
compter sur des résultats tangibles dans les délais impartis!...".
Le lieutenant continue son discours, en marchant parallèlement
aux chefs de files, les bras croisés derrière le dos.Il porte de fines moustaches et arbore un air de bon père de famille.Mais, la certitude absolue de ses propos le fait ranger, par les élèves, dans la catégorie des durs.Ceux qui font de leur travail d' abord une affaire personnelle, qui hantent la nuit de leurs subordonnés, avec l' exigence du code d' honneur qu' ils leur inculquent cérémonieusement dans la journée.Tewfiq voit en lui un
pédagogue hors pair, un éducateur qui ne fait pas de différence entre sa troupe et ses propres enfants.
En parlant, il semble les regarder un à un, voulant leur montrer qu' il s' intéresse à eux individuellement et qu' il peut compter sur eux tous sans exception.D' une certaine manière aussi, il veut jauger son ascendant sur eux.
Après une brève présentation de l' académie et des spécialités qu' elle dispense, il conclut:
"...six chefs de section me seconderont...malgré les difficultés,
je compte m' acquitter honorablement de ma tache!...à vous d' en
faire de même!...gaaaarde-à-vous!...IXE!...".
Il salue et tourne les talons, laissant l' Officier du Jour
procéder à l' appel.Au bout d' une demi-heure d' identification
des sections, avec leurs chefs, aux grades de sous-lieutenants ou aspirants, et leurs adjoints, sergents ou sergent-chefs, six compagnies prennent forme: deux pour les élèves officiers et quatre pour les élèves sous-officiers.

La délégation repart une demi-heure plus tard après son inspection
des quartiers pédagogiques, sans leur prêter la moindre attention.
Les compagnies restent au garde-à-vous jusqu' à ce qu' elle
disparaisse derrière le bâtiment de la direction de l'
instruction.Après quoi, l' Officier du Jour fait rompre les
rangs.C' est la ruée vers les latrines.Certains réservistes
continuent de vider le foyer des produits à consistance
énergétique.Les civils affluent sans cesse.Parmi la dernière
fournée, Tewfiq reconnait la silhouette de Basta, dont les yeux,
derrière ses grosses lunettes d' écaille noire, furètent dans tous les sens pour dénicher ses potes.Tewfiq le surprend par derrière, en lui fermant les yeux.
"ça ne peut être que le grand Baali!...
--Baali n' existe plus ici, répond ce dernier d' une voix rauque,
méconnaissable!...il a été remplacé par un matricule!...
--Salut, vieux, dit Rachid en se retournant...heureux de te
retrouver!...
--Et moi, donc!...bienvenu dans la mecque des espaces clos!...pas
de chichis au poste de contrôle?...
--Des insultes et des menaces...plus de peur que de mal...
--Et ta mère, ça va?...

--ça a été pénible, Tewfiq...je l' ai laissé en salle de
réanimation...je préfère ne pas en parler maintenant...qu' avez-
vous fait au juste jusqu' ici?...
--Rien d' extra...enfin comme tu vois, affirme Tewfiq en ôtant sa
casquette...
--Et le conseil de révision, a-t-il siégé?...
--Quel conseil?... tu es marrant, toi...
--Il n' y en a pas eu?!...
--Une furie de docteur nous a ceuilli à froid hier à la visite
médicale...c' est tout juste bon que nous soyons pas sorti de son
bureau avec un grand coup de pied au derrière!...
--J'ai vu quelqu' un avec des béquilles toute à l' heure...tiens,
tu dois connaître...un ancien de la fac de psycho...celui-là, au
moins...
--Je te dis qu' il a embarqué tout le monde sur la même galère...
--Fiiuu!...ça à l' air de pas mal gazer par ici...tout compte
fait, j' aurai dû rester à Guelma quelques jours encore...je vais
demander une permission avec le certificat d' hospitalisation de
ma mère...
--La seule permission qu' on accorde ici a trait aux décès, avec
justificatif à l' avance...
--Alors je déserterais!...
--Ne dis pas de bêtise...mets-toi immédiatement à la recherche d'
un lit...je te ferais signe si j' en trouve un...
--Quoi?!...il n' y en a plus, s' exclame Rachid, interloqué?...
--Si, mais sous les tentes...
--C' est ce que je disais...on s' amuse bien dans cette putain de
caserne!...et puis, au point ou j' en suis, pourquoi pas?...
pourquoi pas, repète-t-il avec philosophie, après un moment de
silence, en observant l' animation de la place de rapport?...".
On siffle de nouveau le rassemblement.Les instructeurs se mettent
au travail.Armés des listes respectives de leurs sections, ils s'
emploient à former des rangs militaires en files profilées, de la
taille la plus grande à la plus petite.
Tewfiq est versé dans la 2ème Compagnie, 3ème Section, commandée
par le Sous-lieutenant Benamor, un réserviste maintenu par l'
académie après un stage dans l'infanterie mécanisée.Il est secondé par le Sergent Ababsa, un gros-ventre trié sur le volet parmi les vieux baroudeurs de bataillon, et choisis pour leurs qualités
de meneurs d' hommes.Spécialement détachés pour "casser" de l' intellectuel.
Au bout d' un quart d' heure, la plupart des élèves se rendent
compte que l' essentiel du pouvoir est entre les mains des sous-
officiers d' active, les gradés de la réserve faisant presque de
la figuration.Trahi par sa grande taille, Tewfiq est choisi comme chef de file de sa section par Ababsa.Son souci de rester en retrait dans les rangs n' aura servi à rien.Etre ainsi mis au-devant de la scène ne lui plaît guère mais il s' y plie, car il n' y a pas d' échappatoire possible.
La 3ème Section prend possession d' une salle de cours dans la
zone du génie militaire.Ababsa donne de nouvelles fiches à remplir
demandées par la direction de l' instruction cette fois-ci.Sur un
formulaire-type, une question bizarre est posée à l' élève: avez-
vous déjà servi dans une autre armée?Information jadis demandée aux mercenaires de la Légion Etrangère, qu' on aurait oublié d' oter des fiches de renseignements?...
L' uniforme de Ababsa, d' un vert délavé unique, juste à ses
mensurations, lui va à merveille.Ses rangers brillent d' un éclat
sans pareil.Après avoir collecté les imprimés remplis, il leur dit
dans un langage clair:
"Les chaises, les tables, les papiers, c' est pas mon fort...que
diriez-vous d' un petit tour dehors?...".
La section ne réagit pas, ne comprend pas, crevée par le
rassemblement marathonien du matin.
"...une petite promenade au-delà des barbelés, ajoute-t-il avec
une mine réconfortante...vers la montagne...histoire de nous
dégourdir les jambes...".
(Murmures d'approbation.)

La section prend le chemin de la poudrière.Dépassé le champs de
tir, elle suit une piste qui la rapproche des premiers
escarpements de Djebel Taxrit.Ababsa la fait avancer en ce qu' il appelle la "position de combat".Une évolution en rangs éparpillés, afin que les tirs ennemis fassent le moins de victimes possible.Le sous-officier choisit un plat bien à découvert avant de l' arrêter.En amont, le sentier disparait dans un petit vallonnement.Il fait former un demi-cercle et attaque derechef
son exposé:

"Nous venons d' exécuter une marche en position de combat sur
parcours naturel...élémentaire, n' est-ce pas?...tout ce que vous
allez apprendre chez nous l' est...l' essentiel est d' exécuter
fidèlement ces instructions élémentaires...c' est l' ABC du métier...parfois, il y va de la vie de toute une section en
territoire ennemi...à cause du laisser-aller et du manque de
vigilance d' un élément dans le groupe...nous y reviendrons en
détail une autre fois...maintenant, nous allons nous pencher sur
les règles de politesse militaire...avant toute chose, il faut que
vous sachiez faire la différence entre un général et un
caporal...sinon, tout est fichu d' avance...".
Les élèves l' écoutent avec intérêt, les jambes arquées, les
manches relevés, les bras croisés sur la poitrine, imitant le
moindre de ses gestes.Ils apprennent en un tournemain à s' aplatir
au sol, à ramper sans se salir, à signaler l' ennemi, à progresser
en zig zag, à faire le guet, ainsi que toutes sortes d' attitudes
et d' actions du fantassin en terrain hostile.Tout autour d' eux se détachent les perspectives d' un relief tourmenté de montagne, avec au milieu la cuvette de Batna.
A midi, ils reviennent à la caserne fatigués mais gonflés à bloc,
animés d' un sentiment naissant d' orgueil militaire.Leurs
treillis sont lamentablement empoussiérés alors que celui de
Ababsa est resté net.Avant de les lâcher près du bloc, l'
instructeur leur dit avec gravité, dans le but qu' ils n'oublient
pas ses recommandations de bienvenue:
"Dans six mois, si Dieu le veut, vous serez tous officiers...du
moins, je l' espère de tout coeur pour vous...et je m' emploierai
de toutes mes forces à tendre vers ce but...pour ce qui me concerne, du moins...c' est pourquoi...heu...vous n' êtes pour l'
instant que de simples soldats...et moi sergent!...alors pour rien au monde je ne voudrai avoir de problème avec ma hiérarchie à
cause de vous...ou avec l' un d' entre-vous...d' accord?!...
--D' accord, clament quarante voix à la fois!...
--Je n' ai pas bien entendu...
--D' accord, grondent les hommes!...
--Dites oui, chef!...non, chef!...bien!...à partir de maintenant, les hostilités sont ouvertes entre nous!...pour moi, vous ne savez rien faire!...et vos études ne vous serviront à rien ici!...faites gaffe avec moi!...je ne raterez aucun vicelard
qui voudrait se la couler douce!...vous allez trimez, croyez-moi!...dès lundi, trois heures du mat!...en attendant, vous avez une journée et demi de repos devant vous!...profitez-en pour mettre de l' ordre dans vos affaires et échangez entre-vous les habits qui ne sont pas à votre taille! ... familiarisez-vous avec les lieux, mais ne soyez pas trop curieux et ne posez pas des questions qui touchent à la sécurité militaire! ...arrêtez vos déménagements stupides car vous serez bientôt affectés unilatéralement dans les dortoirs par rapport à votre section et votre compagnie!...voila ce qu' avait à vous dire le Sergent Ababsa!...un nom que vous n'oublierez jamais!...obéir est votre seul raison d' être ici!...vous allez apprendre à exécuter les ordres sans rechigner!...le laisser-aller des civils, c' est fini!...définitivement enterré!...dans vingt quatre mois, si vous arrivez à traverser sans encombres les écueils de la planète armée, vous pourriez peut-être prétendre être devenus des hommes!...rompez!...".
Les élèves se dispersent.Le sous-officier les regarde avec
amusement se bousculer à l' entrée du réfectoire.En cette fin de
semaine, l' académie fait mine de relâcher un peu la pression, afin que les élèves, confrontés à un changement trop brusque, ne soient pas tentés de filer à l' anglaise...
Pour Tewfiq, manger était auparavant une action moins importante qu' écrire.Ce n' est plus le cas ici, car il a constamment faim.Ce qui ne l' empêche pas de se racheter plus tard, dans les latrines, pour fixer une impression prise sur le vif, qu' il risque d' oublier à jamais s' il ne la couchait pas immédiatement sur du papier.Voici ce qu' il écrit à ce moment-là:

"Il arrive que certains discours ne produisent pas les effets
probants que des orateurs s' acharneraient à vouloir faire
déclencher en direction de leur auditoire.De même, certains
personnages voués à sombrer dans l' oubli sitôt qu' ils tournent
la rue, ressurgissent inopinément là où on à peine à imaginer les
retrouver, et prennent une valeur grandissante une fois investis
de l' autorité contraignante qu' on ne leur connaissait pas.Tel
est le cas de ce Ababsa, avec en plus un art consommé de la
persuasion."


Tewfiq mesure l' importance de sa découverte et la compare avec
celle faite la veille à l' infirmerie.
"Deux attitudes, deux manières d' être aux antipodes,se dit-il..."
Sans service d' ordre, l' accès au réfectoire est un calvaire.
Tewfiq renonce à s' approcher des mêlées, dégoûté par la
surprenante attitude de nombreux appelés, qui affichent un
comportement frisant la bestialité, entamant largement leur
crédibilité d' intellectuels et leur dignité d' homo-sapiens.
Une fois repus, les soldats en captivité rejoignent
tranquillement leurs dortoirs, organisant des parties de cartes ou
se couchant et s' abandonnant à des rêveries délicieuses.
Au-delà des murailles, la ville vaque à son commerce, dans une clameur grouillante.L' atmosphère dans les chambres est à la morosité.Le nouvel intérêt de Tewfiq pour sa ville natale est nourri par sa tristesse de ne pas sentir le flux de la foule en mouvement, sa jalousie des beaux garçons et des belles filles qui flirtent en toute liberté, pendant que lui regarde passer au chronomètre les heures stagnantes d' un après-midi lugubre de caserne, assombri par des nuages couleur ardoise.
Il se demande depuis un moment ce que devient Rachid Basta, perdu
de vue depuis le matin, quand peu à peu, il se laisse emporter par un sommeil d' abandon, tel un prisonnier en attente de jugement.

La grêle martèle les vitres de la chambre lorsqu' il rouvre les yeux.L' après-midi est bien avancée.Il se lève lourdement et s'
approche pieds nus de la fenêtre.Deux soldats courent d' un coin à l' autre de l' esplanade, alourdis de sacs-au-dos remplis de
pierres.Ils sont pieds nus et sautillent sur du gros gravier, au
rythme donné par un sergent-chef abrité sous le parapet de la
direction des effectifs.
Au bout de trois tours et probablement d' autres que Tewfiq n' a
pas comptés, la course des soldats se ralentit et la plante de
leurs pieds devient si rouge qu' elle parait ensanglantée à cette
distance.
"Si elle ne l' est pas réellement, se dit Tewfiq...".
Il regarde fixement la scène, le front collé à la vitre,jusqu' à ce que la froideur du verre lui fasse mal aux tempes, par analogie à la cruauté de la punition.Mais il veut cesser désormais de faire
attention aux morsures de la méchanceté humaine, qui ont tant laissé de stigmates dans son esprit révolté.
Il revient vers son lit, les épaules affaissées, le coeur lourd.
Au même moment, Rachid Basta passe dans le couloir, le crâne fraîchement tondu, une couverture sous le bras, le treillis
trempé, le sac marin traînant à même le sol derrière lui...et l'
air perdu!
"Hé, mec, viens par là que je te vois, lui crie Tewfiq!...viens
que j' admire ton nouveau look!...
--Ah, te voila enfin!...ouf, je croyais que ça n' allait pas
finir, affirme son ami, en se jetant sur le premier lit de libre
avec tout son matériel...
--Je t' ai cherché sans te trouver au déjeuner...alors je me suis
dit qu' ils t' avaient foutu au trou pour le retard...
--D' abord, ici, mon cher...on ne déjeune pas...on met le museau
dans le seau d' avoine comme les mulets...dormir sous la tente par
un temps pareil, normal...mettre des fringues trop grandes,
normal...montrer son nombril à tous bouts de champs, normal...enfin, je ne t' apprends rien et j'ai deux choses
urgentes à te demander...quelque chose à mettre sous la dent et
une planque ou dormir...dormir!...afin me réveiller à minuit pour
déserter!...deserter, ya mama, rani jaï!...yiiouuu!...".
Dans les couloirs, les appelés font l' échange des vêtements.Et
ils sont très nombreux à le faire!Les fourriers ont une fois de
plus tenté d' écouler leurs stocks morts...
"Taille 36 contre 42...44 contre 39, crie-t-on ici et là!...
Atmosphère de souk qui enlève à l' ambiance crépusculaire son
empreinte de mélancolie.Malgré la mise en garde de l' adjudant-
chef, Tewfiq va au grenier négocier avec les cadets des gâteaux
fait-maison contre un matelas.
"Tu nous prends pour des gamins, lui lance un cadet pas plus haut
que trois pommes?!...garde tes gâteaux, nous ne sommes pas des
bébés...nous, on est là pour mener la vie dure à l' encadrement ...les cadets, c' est du solide!...y' a qu' à dire...je veux ceci ou cela...et sésame, ouvre-toi!...nous, on se décarcasse pour te
le ramener, même de chez le commandant de corps...on met une seule
condition à nos offres!...
--Laquelle, dit Tewfiq?...
--Tu le sauras plus tard...

--ça non!...je n' achète pas le poisson à la mer!...
--C' est gratis, je te dis!...pour l' instant contente-toi de ne jamais dénoncer un cadet qui fout la pagaille...compris?...
--Cinq sur cinq!...
--Alors fais passer le message!...".
Tewfiq revient au deuxième étage avec un matelas flambant neuf sur
la tête.Il remplace le sien, qu' il donne à Basta avec un air
dépité.Ce dernier l' installe à son tour à même le sol près du lit
de son ami.En attendant de trouver mieux.Il semble que l' aventure
peut encore continuer pour les deux amis, mais sans lendemains
prometteurs.

Après le dîner, identique à celui de la veille, les chambrées s'
adonnent au rami ou aux échecs.Très peu d' élèves tiennent un
livre à la main, si ce n' est le Coran.Ils semblent tout aussi
dégoûtés des ambiances studieuses que de l' ordre serré.Les
instructeurs montent aux étages pour tenter de décrisper l'
atmosphère.Le S/Lt Benamor montre qu' il est soucieux de voir bien
installés tous les bleus de sa section.Les appelés l' assaillent à
cause du couchage.
"Patience, patience, leur dit-il...nous sommes tous passés par là...les couvertures et les draps sont au dégraissage et il y a eu du retard...".
Dans chaque chambre, après le protocole de l' identification, l' officier se mêle avec simplicité aux groupes et annonce sans cesse de fraîches nouvelles:
"Il n' y aura que deux mois de formation élémentaire de base et soixante dix jours d' instruction, dit-il jovialement...vous avez
de la chance...
--Si c' est avoir de la chance d' être en caserne, dit un conscrit
dépaysé...
--Il ne fallait pas venir, alors, le gronde son camarade!...".
Les élèves le pressent de questions les plus saugrenues.Il prend
le temps qu' il faut avec chaque groupe et accorde à chaque
équipée qui l' entoure le trop-plein de réponses attendues.
Les conscrits se serrent les uns aux autres.Leurs yeux, grossis
par la curiosité, lisent directement sur les lèvres de l' officier
et semblent boir ses paroles.Leurs corps s' engourdissent mais sont maintenant prêts à amortir le choc de toutes les angoisses.

La soirée devient agréable, car on y narre beaucoup de blagues,
accusées avec de grands rires.Peu à peu, les hommes en arrivent un
moment à oublier où ils sont.Parce que la fumée des cigarettes est
dense et qu' ils ont encore la possibilité de parler entre eux du
passé.Tewfiq se dit qu'il rencontrerait certainement toutes sortes de gens intéressants dans cette académie, et sans doute plus tard dans son unité d' affectation.Comme cet officier rencontré lors de la nuit du train...
Un porte-parole bénévole, comme on en voit hanter les coulisses
des comités d' étudiants, pénètre dans toutes les chambres et crie
à l' emporte-pièce:
"Attention aux cadets du quatrième!...huit sacs marins d' EOR ont
disparu à l' heure du déjeuner!...attention aux pédales!...vous
risquez la syphilis!...".
Les chambrées explosent de rire à la moindre anecdote loufoque.Une
sorte de remède pour apaiser le mal de la blessure faite par la captivité.Mis en confiance, le S/Lt Benamor jubile en paroles réconfortantes, mais fait prendre conscience aux conscrits de
mille dangers insoupçonnés à la caserne.
"...en cas de guerre, il peut nous arriver à tous de descendre
très bas dans la perception des valeurs humaines, enchaîne-t-il à
un moment...mais dans l' armée...je veux dire, dans toutes les
armées...il ne faut jamais se plaindre...les dénonciations du type
vol, viol, bagarre, n' y ont pas cours...si on vous prend à ce jeu, vous êtes cuit!...brûlé par le bas et par le haut...
--C' est la loi de la jungle, en quelque sorte, dit un élève...
--Au contraire, corrige l' officier!...c' est une forêt aux arbres
bien droits et bien alignés...lorsque tu es dedans, tu n' en vois
ni le début, ni la fin...tu peux la traverser sans encombres...le
tout est de ne pas te faire remarquer...".
Tewfiq se rappele le discours de son père.Dans le dortoir à neuf occupants, Benamor s' attarde car il y trouve un conscrit de Ain Tadlès, sa région natale.A son tour, il lui pose des questions sur son bled, avec une vivace nostalgie.Tous deux, ils s' essayent à un chant de Moghrabi traditionnel très mélancolique:

Goulou loumi laaziza rani bkhir...rani bkhir...goulou
el sidi yakhtoubli bent ammi zoubir..ami zoubir....ya lela!...


L' adjudant-chef du comité d' accueil se joint à eux.Tewfiq se
rappelle une fois de plus la nuit du train, dans le compartiment
des batnéens qui se marraient sur le dos des adjudants de
compagnie!...
"M' y voila, moi aussi, se dit-il...mais pour l' instant, les
dindons de la farce, c' est nous, les bleus, semble-t-il...".
L' adjudant-chef Kharoubi prend le relais de l' officier dans la
basilique des interdits.Il se fait le chantre d' une armée forte,
redoutée, qui ne recule devant rien pour imposer ses diktats.Il
demande aux élèves de ranger définitivement leurs livres dans les
remises car ils ne leur serviront à rien ici.Il les met en garde
contre la tendance de croire qu' ils sont déjà officiers.
"Vous n' êtes même pas encore soldat de 2ème classe, dit-il...
il vous faudra d' abord aller au charbon...accepter d' être
ridiculisés par moins cultivé que vous...recevoir et exécuter
des ordres, avant de pouvoir en donner à votre tour...".
Le sous-officier accepte un débat sur l' objection de conscience
et il défend farouchement le statut du militaire a-politique, au
service de la république.
"Sommes-nous une république, se dit avec dégout Tewfiq?...".
Le sous-officier se fait le porte-parole acharné de l' institution
qui le paye, l' habille, le loge , le nourrit et...l' arme.
"Ceux qui veulent refuser de faire leur service n' ont qu' à
trouver le moyen de ne pas franchir la barrière d' une enceinte
militaire, dit-il placidement...une fois à l' intérieur, pas
question de rouler vos mécaniques sur le dos de l' encadrement ...vous ne se ferez que vous casser l' échine...".
A un moment, quelqu' un pose une question à brûle-pourpoint, qui
donne à la conversation une étrange tournure.
"Le Fadnoun, mon lieutenant, c' est quoi?...
--Qu' est-ce que j' en sais moi...vois avec Kharoubi, il éclairera
peut-être ta lanterne...
--Qui t' a parlé de ça, dit l' adjudant-chef, d' un ton menaçant?!
--Personne, dit l' élève...j' ai juste entendu un sergent dire à
un autre...s' ils t' attrapent, ça sera le Fadnoun en aller
simple...
--ça n' est qu' une façon de parler, enchaîne Benamor, avec une
mine indulgente...ça doit être un nom de localité maudite...je
suis sûr que mon adjudant va nous dire où ça se trouve...

--Oubliez ce mot tant que vous êtes dans l' armée, répond le plus
sérieusement du monde Kharoubi, en regardant le sol...si quelqu'
un vous en parle, dites que vous n' en savez rien...
--ça n' éclaire pas notre lanterne, proteste l' officier!...
--Ce que je dis est très sérieux, mon lieutenant...vaut mieux nous
en arrêter là, dit-il en se levant brusquement...
--Racontez-nous, mon adjudant, supplie un élève, qui le tient par le manche...".
Les autres appuient la demande avec ferveur.Le sous-officier se rasseoit et prend nerveusement le paquet de cigarettes d' un conscrit.Il en tire une avec une rapidité de magicien.Tandis qu' il allume, sa main tremble légèrement et sa vue se trouble.Il parait subitement terrorisé, ayant perdu en une fraction de seconde toute sa suffisance.Il aspire une longue bouffée, enlève sa casquette, se gratte le crâne et baisse de nouveau la tête vers le sol.Il se passe un long moment de silence glacial avant que Kharoubi ne lève les yeux, pour fixer tour à tour ceux de chaque élève.Il enchaîne comme pour narrer un conte, mais à voix basse, en jetant plusieurs coups d' oeil à la porte:
"Tout a commencé lors de la rébellion du 555ième Bataillon d'
infanterie...c' est vrai...Fadnoun est un nom de lieu-dit et ça
se trouve au Sahara...Dieu me préserve, je n' y suis pas allé...je
vais essayer de vous le situer comme mes aînés parmi les adjudant-
chefs me l' ont imagé...".
Le sous-officier marque un temps de pose, aspire une autre bouffée
et lève les yeux au-dessus des têtes avec une douloureuse
gravité.Il regarde vers la porte du dortoir une fois de plus,
avant d' enchaîner à voix basse, lentement, très lentement:

"...entre le plateau du Tinhert et Tassili n' Ajjers...au-delà de l' Erg Issaouane...vers là où le soleil se couche, disaient les anciens...s'étend une terre aride, hostile, farouche, ténébreuse, redoutable...c' est le royaume du Fadnoun...".

La réponse du gradé épaissit encore plus le mystère.Les hommes qui le regardent, ahuris, attendent les prémisses d' une histoire fantastique ou macabre, le récit d' une bataille rangée avec l' ennemi et la reddition d' un bataillon décimé qui n' obéit plus à son chef au bout du rouleau.Le mot résonne longtemps à leurs
oreilles:"Fadnoun...Fadnoun...Fadnoun...".
Et le sous-officier d' ajouter, après un moment de silence:

"...Terrible que cet endroit-là...".

Une chape de plomb s'abat sur la chambrée.Les élèves se regardent, ahuris, avant de refixer obstinément l' adjudant-chef.Quelques secondes s' égrènent.
"Oooooouuuuuu!....".
Ce dernier vient d'émettre un ululement lugubre qui fait sursauter tout le monde, avant d' ajouter avec un rire guttural saccadé, en claquant des mains sur ses cuisses.
"Ha, ha, ha, ha, ha!...vous avez eu peur, hein, affirme-t-il!...".
Les élèves l' imitent, à part deux autres ou trois, dont Tewfiq, qui ne comprennent pas que cette description sinistre puisse faire rire.Un bleu tente de glaner plus d' informations du sous-officier:
"Pourquoi l' armée a-t-elle si peur de cet endroit-là?...
--Quoi?!...vous n' avez pas compris l' allusion...ça n' est pas l'
armée qui a peur de cet endroit...à la limite, elle y est dans son
élément...ce sont des civils naïfs comme vous qui doivent le
redouter!...
--Ou des sergents, reprend vicieusement l' élève qui avait posé la
première question...
--Oui, nous tous devons redouter cet endroit, reconnait le sous-
officier en baissant de nouveau la tête, l' air absent...je vais
essayer de vous expliquer, par parabole uniquement, pourquoi
Fadnoun est si craint par nous autres éléments de l' active...une
armée valeureuse peut venir à bout d'une autre supérieure en
nombre et en armement..aucune armée ne songerait à affronter le
Fadnoun...pourquoi?...parce que le roi du Fadnoun est le seigneur
de l' armée...de toutes les armées...ce n' est pas un homme...c'
est un système...je vous explique autrement et vous promettez de
ne pas dire que c' est Kharoubi qui a dit ça, hein?!...
--Promis, clament les hommes!...
--Donnez une terre en friche à un paysan travailleur, disposant de
graines et d' eau, d' une certaine autonomie dans la technique de
culture, il vous la rendra riche et prospère...grâce à la
conjugaison des facteurs de production initiaux et surtout grâce à

son labeur...au Fadnoun, on ne peut rien faire...il n' y a
rien...nul n' y va de son propre gré...nul ne songe même à le traverser...les Touaregs évitent comme de la peste cette
contrée...ne vous avisez pas à prononcer ce mot devant eux...c'
est à croire que Dieu lui-même aurait abandonné ce lieu
maudit...aucune trace de pluie...pas même des oueds asséchés...ni
arbustes épineux...ni la faune souterraine grouillante des zones
arides...les explorateurs coloniaux ont préféré prendre par le
sud-est, par Illizi, pour rallier Djanet...même s' il leur a fallu
ouvrir une piste sur un plateau rocailleux qui constitue un des
itinéraires les plus difficiles au monde...Fadnoun n' est ni une
hamada, ni un reg, ni un reg, ni une sebkha...c' est le plus grand
terrain plat du monde...les boussoles n' y sont d' aucune
utilité...dans toutes les directions, l' horizon est le même, se
confondant avec le ciel...le soleil, seul, est maître des lieux
pendant le jour...vertical du lever au coucher...unique grâce
divine...la nuit, avec les galaxies et les étoiles de l' Emisphère
Australe, qui seules ont une course déterminée et confirment que
le temps ne s' est pas arrêté...même le sirocco y perd le Nord
lorsqu' il y fait des incursions...conclusion...votre Fadnoun à
vous en ce moment, les enfants, c' est l' armée...prenez garde de
vouloir y chercher un itinéraire...il faut aller là où on vous dit
d' aller!...c'est le secret, le seul, d' une traversée sans
encombres de votre service militaire!...vous avez pigé?...".
Le silence se fait de nouveau ressentir.Benamor regarde les élèves
avec un sourire amusé, insensible à la description.Assurément, le
sous-officier vient d' imprimer dans les mémoires des hommes une
impression presque fantasmagorique qu' ils n' oublieront jamais.
Quelques chuchotements timides fusent bientôt en un brouhaha
indescriptible.Certains élèves férus en géographie tentent de
situer l' endroit, au sud, à une latitude qui plonge dans les
profondeurs de l' Afrique.D' autres le situent vers le Tropique du Cancer, au coeur du pays des hommes bleus.Tewfiq voit dans la description de Kharoubi une leçon de très grand politologue.L' homme n' a peut être jamais mis les pieds dans un amphithéâtre mais semble en savoir plus que beaucoup de professeurs d'université.Grâce simplement au bon sens populaire...
L' adjudant-chef tente maintenant d' orienter la discussion vers
des sujets plus terre-à-terre.

"...vous êtes assez cassés les méninges aux facultés, enchaîne-t-
il...parlez de fesses et de bonnes cuites, nom de dieu!...ça cadre mieux avec le lieu et le moment...et surtout, ne vous avisez pas à repeter à quiconque ce que je viens de vous dire, insiste-il avant de s' éclipser....".
Benamor reprend avec la même jubilation le fil de la conversation. L' étrange dimension spatio-temporelle imagée par l' adjudant-chef laisse les élèves aborder le sujet des affectations.L' officier énumère quelques bonnes casernes, en accordant indubitablement la palme d' or à l' Académie de Batna.
Tewfiq était resté en dehors des dialogues.Plus que tous, sans
doute, il demeure hypnotisé par la symbolique du Fadnoun.Le sous-officier est parvenu en quelques phrases à decripter la nature de tout pouvoir humain.Ce que lui a mis des années avant de découvrir.Il éprouve le besoin d' en savoir plus mais constate, en y réfléchissant, que le temps apporterait les réponses, sans qu' il ait besoin de manifester ses états d' âme.Il est même persuadé que ce moment n' est pas éloigné et fait partie de son destin...
Les groupes ne se séparent qu' à l' extinction des feux.Dans le
noir, l' imagination de Tewfiq voyage à tombeaux ouverts vers le
Fadnoun...
"Quel nom étrange, se dit-il...";

Le lendemain, la communauté des appelés se réveille tard, sous un
soleil radieux qui écrase de lumière la froideur gris-fer des
murs.Le Semaine demeure invisible et silencieux.
"Grand Dieu, pas de coup de sifflet se dit Tewfiq, encore
somnolant...mais c' est un miracle!...".
Il profite avec délices de cette grasse matinée, offerte selon toute apprence gracieusement par l' armée, alors qu' il n' avait pu se la permettre, malgré son oisiveté, pendant tout le ramadhan à Alger.
Rachid Basta est assis, les jambes croisées, sur le matelas et
rédige une lettre.Les larmes mouillent son visage et le papier sur
lequel il écrit.Cette posture rappelle à Tewfiq celle de Nafyssa sur le lit.Elle exprime la fragilité.Deux élèves dorment encore, la tête sous les couvertures.Tous les autres sont sortis.
"Quelque chose ne pas, Rachid, s' inquiète Tewfiq?...

--Non rien...ça va passer...
--Nous avons tous nos moments de déprime, tu sais...
--Tu ne peux pas comprendre, Tewfiq...
--Confie-toi...si ça peut te soulager...
--Il y a que j' entends...enfin, j' ai cru entendre cette nuit la
voix de ma mère crier mon nom de la chambre d' à-côté...elle
appelait à l'aide et je...j' étais comme paralysé, ne pouvant la
rejoindre...c' était tellement réel, tellement saisissant!...
--ça n' est qu' un phénomène d' auto-suggestion connu...n' y
attache pas trop d'importance...".
Basta continue de pleurer.Tewfiq le laisse faire.Il lit sur le
visage de son compagnon, cet ancien étudiant brillant qui tenait
intellectuellement tête aux plus férus des professeurs, l'
expression d' un dépaysement total, d' une solitude intérieure si apparente, d' un si naïf étonnement des sens, pas très lointain de celui des enfants.
En même temps, il pense à son privilège de citoyen-né et se dit
que son entourage reconnaîtrait difficilement que son affectation
ne soit que le fruit du hasard, la farce aigre-doux d' un obscur
préposé au Ministère des Armées.Puis il se dit, pour enlever tout
ea-culpa:
"Les gens qui ont de la chance ne sont pas ici...si j' en ai une
d' être ici, elle ne manifestera ses effets que dans une vingtaine
ou une trentaine d' années...le temps qu' une génération meure et
soit remplacée par une autre, qui comprendra les choses à-demi
mot...en attendant, il fait que je parvienne à fixer le temps...'.
Il se souvient d' un entretien accordé par un metteur en scène à
la télévision, dont la philosophie est révélatrice des humeurs
curieuses de la nature humaine, lorsqu' elle est confrontée à des
situations pénibles.Il décide d' en répéter la teneur à haute voix
à l' adresse de son ami, avec l' accent marseillais typique de son
auteur, sans être sûr d' y être fidèle:

"Hé, que tu veux, Marius!...Dieu a donné le rire aux hommes pour les punir d' être trop intelligents..."

Basta lève les yeux et reste stupéfait un moment, n' ayant peut
être pas saisi le sens de la parodie.Puis il éclate de rire, avec
maintenant des larmes de joie, entraînant par la même celui de son

compagnon.Ils se roulent de rire par-terre jusqu' à l' étourdissement.Des conscrits pointent avec amusement le bout du nez à l' entrée du dortoir pour aviser du sujet de plaisanterie.L'
évocation fait tourner quelques instants le manège autour d'
eux.Tewfiq en éprouve aussitôt le besoin de marcher et de
fumer.Pour réfléchir, avant d' écrire.
"Tu viens te dégourdir un peu les jambes, suggère-t-il à
Rachid?...je vais au foyer prendre un café...
--Va...Je termine la lettre et je te rejoins...".
Tewfiq met ses brodequins et descend.Il regrette de ne pas avoir
pris son pyjama et des pantoufles, pensant au ridicule de ces
effets vestimentaires à la caserne.Il s' est trompé.Presque tous
les élèves en portent, qui leur font garder un peu d' humanité et de civilité dans l' apparence.Après la fin du travail, il est indéniable que ce sont ces effets qui font le distinguo entre un militaire de réserve et le reste.Les autres chambres ressemblent à la leur, silencieuses et tristes.Presque tous les conscrits réveillés restent alités, les couvertures jusqu' au menton, et regardent fixement le plafond.Au rez-de-chaussée, des élèves lavent déjà leurs treillis dans les salles d' eau, salis après l' escapade avec Ababsa.Dehors, près du foyer, un électricien installe un haut-parleur à un arbre.Deux bleus assis sur le trottoir, probablement des ESOR, le regardent bricoler en dégustant du nectar d' abricot en boite.Les allées sont désertes.Un léger vent d' automne y fait virevolter des feuilles mortes.Elles seront le lot de la corvée du lendemain à l'aube...Tewfiq commande un café.Infecte!Il crache la seule gorgée et revient sur ses pas.
"Non...elle ne viendra pas...elle est trop fière, se dit-il...".
La lassitude qui fait suite à un souvenir idyllique sans lendemain
le raccompagne jusque dans le dortoir.Tout le monde est sorti.Il
met la tête sous la couverture pour avoir de l' obscurité et fait
appel à tous les exorcismes pour trouver un peu de sommeil, et
pour que ce sommeil soit sans rêve.
Peine perdu.Les appels de noms dans le haut-parleur le font
sursauter à plusieurs reprises, avant de le réveiller totalement.
Il ouvre son carnet.

Au déjeuner, l' académie offre un délicieux couscous garni qui

fait oublier la pauvreté des dîners précédents.Le service est
assuré par des ESOR punis.Ils se vengent sur l' armée, en servant
des montagnes de couscous à leurs frères d' armes.L' après-midi s'
écoule tranquillement, ponctué par l' appel des noms des conscrits
qui reçoivent une visite.
Rachid et Tewfiq entame une longue partie d' échecs qui les
absorbe entièrement.Dans ce dortoir, comme dans tous les autres,
et à tous les étages, les hommes s' organisent comme pour tenir un
siège.Les armoires s' emplissent de provisions raflées du foyer ou empaquetées par les mamans, comme destinées à des prisonniers.
Périodiquement, on entend traîner des armoires.Ultime signe de
déménagement.Ou un fou rire, qui dégénère en épidémie.Les toiles
de fond se tissent, basées à outrance sur l' appartenance à telle
région, telle tribu ou tel niveau social.
"Est-ce que l' armée va tout faire, le temps aidant, pour casser
la solidarité tribale qui s' exprime parfois jusqu' à l'
aveuglement, se dit Tewfiq?...dire que l' âne de ma tribu vaut mieux que le plus érudits des savant de l' autre est une ineptie de gens primitifs...ce serait tout à l' honneur de l' armée de réduire ces inombrables poches de l' obscurantisme...mais, pour qu' elle réussisse à tout annihiler, il faut qu' elle commence son oeuvre par le rang sous-officier, qui lui semble issu en majorité d' une même région...".

Aux extrémités de chaque étage sont disposées les chambres
réservées à l' encadrement sous-officier.Dans l' une d' elle,
Ababsa discute le coup depuis un moment avec quelques collègues.
"Alors les gars, quelles sont vos impressions sur cette promo de
réservistes, lance-t-il?...
--ça va être dur, lui dit le Sergent Bedoui, chargé du cours d'
armement...avec les ESOR, encore, ça pourrait aller...rien à voir
avec les cadets qui ont la bosse de l' armée à la naissance...mais avec les EOR, des gens qui travaillaient avec la tête..par quel bout les prendre pour les dresser, dites-moi?...
--La direction de l' instruction aurait dû designer des
exclusivement des officiers pour les encadrer, dit le Sergent-chef
Obeid, adjoint du chef de la 1ère Section, 1ère Compagnie...ça
posera moins de problèmes plus tard avec nous...
--Moi, je ne vois pas en quoi ça me gênerait de les mater, dit le

Sergent-chef Fitouni, adjoint du chef de la 2ème Section, 2ème
Compagnie d' ESOR...il faut les prendre par le ventre... beaucoup trop prétentieux pour faire de bons officiers...pour l' être, vous convenez avec moi, il faut trimer de longues années de grade en grade...sans brûler aucune étape...nous-mêmes, il nous reste la moitié de la carrière à tirer pour atteindre seulement le grade d' aspirant...
--Ouais, mais que veux-tu, affirme Ababsa...c' est le ministère
qui demande à les former en quatre mois...c' est à croire que nous
sommes en période de mobilisation générale...
--ça n' est pas normal, tous ça, dit Obeid...il y a quelque chose
qui se trame derrière...
--Je ne suis pas d' accord, coupe le Sergent-chef Meziane, Chef de
la 1ère Section d' ESOR, 4ème Compagnie...la décision
administrative de bureaucrates du ministère qui ne savent encore
ce que le verbe obéir veut dire va nous attirer des tas d' ennuis
avec ces gens-là...faire obéir veut dire faire avilir...
--Quelle que soit la durée qui nous est imposée pour les former,
il faut être entier, dit le Sergent-Chef Fitouni...ce n' est pas
que je veuille diminuer en rien de leur niveau , mais ils doivent
passer par toutes les étapes...qu' on appelle cela de la formation
accélérée ou du tout-à-l' usine, je m' en moque!...nous sommes tous conscients du prix que ça coûtera, mais pas forcément du résultat...
--Il faut s' imposer en douce, dit Ababsa...fermeté mais sens de
la persuasion...ce n' est pas la première promo qu' on forme...
--C'est la première promo d' officiers de réserve, fait remarquer
Meziane...est-ce qu' il faut les prendre avec des pincettes?...
--Non, dit Bedoui!...nous n' allons pas réinventer les méthodes! ...il y a qu' une seule manière qui prime avec les soldats!...c'
est la manière forte, conclut-il, récoltant un hochement de tête
collectif...".

Les candidats au dîner sont rares désormais.Les cuisiniers du soir
sont des soldats d' active reconvertis en "garde-sauce", qui ne
savent pour l' instant que faire bouillir du 5/5.Car le chef-cuisinier est un civil qui quitte la caserne au rassemblement de la fin de travail.Certains élèves se contentent d' aller chercher
des parts de pain qu' ils tartinent avec du fromage ou de la

confiture.Délicieux que ce pain cuit à l' ancienne...
Tewfiq écrit beaucoup.Il y a tant à dire.Un pressentiment étrange
le prend chaque fois, à l'évocation de Fadnoun.Il est sûr que, tout à la fois, ce mot, ce nom, ce lieu, et ce sortilège ne cesseront de revenir sur le tapis, à chaque jour de sa vie sous les drapeaux.
Le bâtiment continue de s' agiter d' une animation fébrile jusqu'à
ce que, sans crier gare, les lumières vacillent deux fois avant de
s' éteindre.Peu à peu, les voix se taisent dans l' obscurité.Et la
solitude des allées de la caserne n' est plus altérée que par le pas cadencé des rondes, qui passent à intervalles réguliers dans la nuit Prière de l' aube dans la religion musulmane.

---------------------------------------------------
Hymne national.
Maman, j' arrive!
Dites à ma chère mère que je vais bien...
Dites à mon père de demander la main de la fille d' oncle Zoubir.
Certainement Marcel Pagnol.
Couscous de gros calibre en sauce rouge.

Kadri.md 03/07/2005 @ 20:26:37
ESSOUFFLEMENTS, Roman
Fadnoun, Tome 1


CHAPITRE QUATRE

Un coup de sifflet tranchant comme un rasoir déchire l' air
du deuxième étage.Tewfiq se réveille en sursautant.Il a froid.Une
lueur pâle éclaire le dortoir, par une grande fenêtre sans rideaux
ni persiennes.
"Non, je ne rêve pas, se dit-il...je suis bien à la caserne et mon
crâne est rasé...".
Il craque une allumette et consulte sa montre.
"Dieu, il n' est que 03h00...quelle idée de nous réveiller à une
heure pareille??...".
Un autre coup de sifflet, proche et menaçant, le décide à quitter
la tiédeur de sa couverture.Ses jambes maigres et poilues ont la
chair de poule.Il enfile hâtivement son treillis.Une main
invisible enclenche un disjoncteur collectif, qui allume tout le
bâtiment.Dans la chambre, un seul conscrit s' est levé et il s'
acquitte de sa prière du fadjr.Les autres font la sourde oreille.Inconséquence dûe à trop de grasses matinées tolérées par des mères prévenantes...
La plus grande encyclopédie de jurons jamais entendue par Tewfiq
explose dans le couloir.Un sergent fait irruption dans la chambre,
le ceinturon suspendu au cou.Son regard va du conscrit réveillé
au prieur, puis aux dormeurs.Il s' apprête à laisser fuser sa
colère mais comme un fluide invisible l' arrête net.Tewfiq
continue de s' habiller lentement face à son armoire, sans lui
prêter attention.Le prieur ne bouge pas.Le sous-officier ressort
sans un mot et il pénètre dans la chambre voisine.
"Nom de dieu, vous me prenez pour un con?!...voila une demi-heure
que j' ai sifflé le rassemblement!...".
Les hommes se réveillent, ahuris.Ils demeurent à-demi relevés sur
un coude, se grattant la tête, ne comprenant pas ce qui leur
arrive.Certains remettent leurs têtes sous les couvertures.
"Je vais vous apprendre, moi, ce qu' est un rassemblement
militaire!...ce que vos mères ne vous ont pas appris, bande de
fainéants, hurle le sous-officier!...".
Et de soulever les lits par un pan, à cinquante centimètres du
sol, pour ensuite les laisser retomber avec fracas.L' effet de
surprise passé, c' est le branle-bas de combat.
Les chambres s' animent comme par enchantement.Bâillements,

toussotements, étirements.Bruit des armoires qu'on ouvre. Jurons.Courses vers les salles d'eau.Le bâtiment tremble sur ses assises.Tewfiq scrute ses traits, en se rasant.
"Je suis un bleu, il n' y a pas à dire, pense-t-il...dussai-je me
racheter avec des gestes magiques...".
Un autre coup de sifflet et d' autres obscénités se déversent:
"Nom de Dieu de nom de Dieu!...rassemblement sur la place de rapport dans trente secondes, gueule le Semaine!...".
Cette fois, personne ne demande son reste.Les hommes plongent vers
le rez-de-chaussée, sous le regard westernien du sergent, planté
comme un cow-boy à l' entrée de l' immeuble.Cinq cent paires de
brodequins déclenchent une cascade grondante dans les escaliers.
Dehors, l' air est vif.Quelques étoiles scintillent encore dans le
ciel.La caserne semble encore endormie autour du bloc illuminé.
Visiblement, le rassemblement ne concerne que la bleusaille.Les
hommes se mettent au garde-à-vous face au réfectoire.Le temps
passe.Aucun instructeur n' est visible.Le Semaine ne leur a pas dit pourquoi il les a rassemblés.Ils ont deviné et se sont munis de leurs ustensiles.Apparemment, il s' agirait du petit déjeuner, mais personne aux cuisines n' assure le service d' ordre. Quelques élèves curieux hasardent un coup d'oeil à l' intérieur de la salle, avant d' y pénétrer sans être inquiétés. Ce qui incite tout le monde à s' y ruer en force.Un gros chaudron de café-au-lait fume sur une table, à côté d' immenses corbeilles de pain en osier, qui n' attendaient qu' eux.A vouloir penetrer tous en même temps, les hommes bouchent la porte en une grappe gesticulante et désordonnée.
Leur précipitation n' aura pas valu la chandelle.Avec leur plus
petite gamelle, ils remontent de la marmite un liquide brunâtre et
visqueux, nauséabond, qu' ils gouttent avec un étonnement grimaçant.Puis ils choisissent les croûtons rassis de la veille.Le
café-au-lait est sans goût, mais chaud.Ils l' ingurgitent tant
bien que mal, en mordant avec la morosité de Charlot dans les tranches de pain.Le Semaine revient de la corvée des latrines.
"Vous voulez peut-être des brioches, crie-t-il, excédé par le tri
autour des corbeilles?!...vous avez trois minutes pour mettre de
l' ordre dans vos chambres!...".
Nouvelle course vers le bâtiment, avec le sous-officier à leur
trousses.Des tonnerres d' injures éclatent sur la manière de plier

une couverture, et sur l' alignement des lits.Les hommes s'
affairent gauchement devant leurs armoires, en prêtant l' oreille
aux manifestations de violence du sergent à côté.Ce dernier n' a
pas besoin de corriger chaque conscrit.Sa leçon en titre a un
effet de contagion manifeste sur les autres.C' est encore lui qui
gueule:
"Rassemblement dans vingt secondes!...les dix derniers que je
trouverais au bloc reviendront faire la corvée des cuisines!...".
Les appelés apprennent le rituel.Ils ont le temps de réfléchir, au
garde-à-vous, à ce qui les attend.Rien de sûr, rien de stable en
définitive.Un cauchemar qui vient de commencer et qui n' est pas
prêt de finir.Confessés par quelque libre-penseur, tous auraient
affirmé que l' armée les a requis pour qu' ils paient un lourd
tribu.L' attente prolongée en position debout donne à réfléchir
sur le pourquoi de leur présence dans cette académie militaire.
Solidarité de société.Devoir patriotique.Révolution.Tous, un jour, devraient être en mesure de défendre d' abord cette dernière. Personne ne leur expliquera forcement que le but logique du
service national est l' instruction militaire, le maniement des
armes.Afin de pouvoir défendre le pays en cas d' agression.
Tewfiq sait tout cela.Il pourrait en parler des heures avec un
esprit critique.Un stéréotype en flash défile devant ses yeux,
comme un journal lumineux:

"...LA REVOLUTION....A....CONFISQUE...LE...POUVOIR...AU...NOM ...DU...SOCIALISME...MAIS...ELLE...A...TUE...LA...DEMOCRATIE..."

Debout et immobile, il n' est pas le seul à l' être.Deux, trois
rangées de cent hommes chacune, des intellectuels qui réfléchissent, ATTENDENT.Ils ne savent ce qu' ils attendent.Et
plus grave encore, ils savent simplement qu' on va décider pour
eux le déroulement de leur journée...
Tewfiq a la sensation d' être mal dans sa peau, d' être comme
ligoté.Son malheur est qu' il sait que l' armée veut cultiver en
lui cet état d' esprit.Il désespère d' avoir su, d' avoir compris.
Et c'est là où le bât blesse.
A cette heure blafarde du jour, leurs uniformes ont pris une
teinte sombre et menaçante.


Il est 08h00 passée et le régime du garde-à-vous dure depuis leur
réveil en fanfare.Une activité fébrile s' organise autour d' eux,
sans qu' aucun élément de l' encadrement ne donne l' air de
vouloir les aborder.Le peloton de lever de drapeau se présente mais ne s' empresse pas d'exécuter la cérémonie.Il n' y a pas de doute.Quelque chose d' important se prépare.Finalement, un instructeur arrive en courant et fait un signe à l' Officier du Jour.Les autres gradés se positionnent devant les sections. "Cooommmmpannnniiie!....ààààà....mon...commandemmmennnt!...gaaarde
-à-vous!...FIXE, lance-t il!...peeeloton, prééééésentez! ...armes! ...drapeauuu!...levez!...".
L' emblème national s' élève doucement dans les airs, tandis qu' une bande sonore entonne dans un haut-parleur Qassaman, repris en choeur par les hommes.Au même moment, une délégation du 12ème Corps d' Armée s' approche de la place de rapport mais ne s' y arrête pas.Elle est composée de plusieurs hauts gradés, d' officiels en civil et d' étrangers aux traits slaves.Un frêle lieutenant anonyme ressemblant à s' y méprendre à Montgomery s' en détache et rebrousse chemin.Il pénètre dans le carré d' appel et attend que l' hymne national cesse.Après quoi, le sous-lieutenant Officier du Jour le salue.Il y répond martialement, pivote sur les talons et salue à son tour les compagnies, toujours au garde-à-vous, auxquelles il s' adresse haute voix:
"Reeepoos!...bonjour messieurs!...je me présente!...Lieutenant
Ghozli!...monsieur le directeur de l' instruction a mis sous ma responsabilité votre formation élémentaire de base!...ma tache
centrale consistera à faire de vous, en six mois, des officiers et
des sous-officiers!...sachez qu' il est difficile de former un
gradé en si peu de temps!...cependant, compte tenu de votre niveau
intellectuel!...et avec votre volontaire concours!...nous pourrons
compter sur des résultats tangibles dans les délais impartis!...".
Le lieutenant continue son discours, en marchant parallèlement
aux chefs de files, les bras croisés derrière le dos.Il porte de fines moustaches et arbore un air de bon père de famille.Mais, la certitude absolue de ses propos le fait ranger, par les élèves, dans la catégorie des durs.Ceux qui font de leur travail d' abord une affaire personnelle, qui hantent la nuit de leurs subordonnés, avec l' exigence du code d' honneur qu' ils leur inculquent cérémonieusement dans la journée.Tewfiq voit en lui un
pédagogue hors pair, un éducateur qui ne fait pas de différence entre sa troupe et ses propres enfants.
En parlant, il semble les regarder un à un, voulant leur montrer qu' il s' intéresse à eux individuellement et qu' il peut compter sur eux tous sans exception.D' une certaine manière aussi, il veut jauger son ascendant sur eux.
Après une brève présentation de l' académie et des spécialités qu' elle dispense, il conclut:
"...six chefs de section me seconderont...malgré les difficultés,
je compte m' acquitter honorablement de ma tache!...à vous d' en
faire de même!...gaaaarde-à-vous!...IXE!...".
Il salue et tourne les talons, laissant l' Officier du Jour
procéder à l' appel.Au bout d' une demi-heure d' identification
des sections, avec leurs chefs, aux grades de sous-lieutenants ou aspirants, et leurs adjoints, sergents ou sergent-chefs, six compagnies prennent forme: deux pour les élèves officiers et quatre pour les élèves sous-officiers.

La délégation repart une demi-heure plus tard après son inspection
des quartiers pédagogiques, sans leur prêter la moindre attention.
Les compagnies restent au garde-à-vous jusqu' à ce qu' elle
disparaisse derrière le bâtiment de la direction de l'
instruction.Après quoi, l' Officier du Jour fait rompre les
rangs.C' est la ruée vers les latrines.Certains réservistes
continuent de vider le foyer des produits à consistance
énergétique.Les civils affluent sans cesse.Parmi la dernière
fournée, Tewfiq reconnait la silhouette de Basta, dont les yeux,
derrière ses grosses lunettes d' écaille noire, furètent dans tous les sens pour dénicher ses potes.Tewfiq le surprend par derrière, en lui fermant les yeux.
"ça ne peut être que le grand Baali!...
--Baali n' existe plus ici, répond ce dernier d' une voix rauque,
méconnaissable!...il a été remplacé par un matricule!...
--Salut, vieux, dit Rachid en se retournant...heureux de te
retrouver!...
--Et moi, donc!...bienvenu dans la mecque des espaces clos!...pas
de chichis au poste de contrôle?...
--Des insultes et des menaces...plus de peur que de mal...
--Et ta mère, ça va?...

--ça a été pénible, Tewfiq...je l' ai laissé en salle de
réanimation...je préfère ne pas en parler maintenant...qu' avez-
vous fait au juste jusqu' ici?...
--Rien d' extra...enfin comme tu vois, affirme Tewfiq en ôtant sa
casquette...
--Et le conseil de révision, a-t-il siégé?...
--Quel conseil?... tu es marrant, toi...
--Il n' y en a pas eu?!...
--Une furie de docteur nous a ceuilli à froid hier à la visite
médicale...c' est tout juste bon que nous soyons pas sorti de son
bureau avec un grand coup de pied au derrière!...
--J'ai vu quelqu' un avec des béquilles toute à l' heure...tiens,
tu dois connaître...un ancien de la fac de psycho...celui-là, au
moins...
--Je te dis qu' il a embarqué tout le monde sur la même galère...
--Fiiuu!...ça à l' air de pas mal gazer par ici...tout compte
fait, j' aurai dû rester à Guelma quelques jours encore...je vais
demander une permission avec le certificat d' hospitalisation de
ma mère...
--La seule permission qu' on accorde ici a trait aux décès, avec
justificatif à l' avance...
--Alors je déserterais!...
--Ne dis pas de bêtise...mets-toi immédiatement à la recherche d'
un lit...je te ferais signe si j' en trouve un...
--Quoi?!...il n' y en a plus, s' exclame Rachid, interloqué?...
--Si, mais sous les tentes...
--C' est ce que je disais...on s' amuse bien dans cette putain de
caserne!...et puis, au point ou j' en suis, pourquoi pas?...
pourquoi pas, repète-t-il avec philosophie, après un moment de
silence, en observant l' animation de la place de rapport?...".
On siffle de nouveau le rassemblement.Les instructeurs se mettent
au travail.Armés des listes respectives de leurs sections, ils s'
emploient à former des rangs militaires en files profilées, de la
taille la plus grande à la plus petite.
Tewfiq est versé dans la 2ème Compagnie, 3ème Section, commandée
par le Sous-lieutenant Benamor, un réserviste maintenu par l'
académie après un stage dans l'infanterie mécanisée.Il est secondé par le Sergent Ababsa, un gros-ventre trié sur le volet parmi les vieux baroudeurs de bataillon, et choisis pour leurs qualités
de meneurs d' hommes.Spécialement détachés pour "casser" de l' intellectuel.
Au bout d' un quart d' heure, la plupart des élèves se rendent
compte que l' essentiel du pouvoir est entre les mains des sous-
officiers d' active, les gradés de la réserve faisant presque de
la figuration.Trahi par sa grande taille, Tewfiq est choisi comme chef de file de sa section par Ababsa.Son souci de rester en retrait dans les rangs n' aura servi à rien.Etre ainsi mis au-devant de la scène ne lui plaît guère mais il s' y plie, car il n' y a pas d' échappatoire possible.
La 3ème Section prend possession d' une salle de cours dans la
zone du génie militaire.Ababsa donne de nouvelles fiches à remplir
demandées par la direction de l' instruction cette fois-ci.Sur un
formulaire-type, une question bizarre est posée à l' élève: avez-
vous déjà servi dans une autre armée?Information jadis demandée aux mercenaires de la Légion Etrangère, qu' on aurait oublié d' oter des fiches de renseignements?...
L' uniforme de Ababsa, d' un vert délavé unique, juste à ses
mensurations, lui va à merveille.Ses rangers brillent d' un éclat
sans pareil.Après avoir collecté les imprimés remplis, il leur dit
dans un langage clair:
"Les chaises, les tables, les papiers, c' est pas mon fort...que
diriez-vous d' un petit tour dehors?...".
La section ne réagit pas, ne comprend pas, crevée par le
rassemblement marathonien du matin.
"...une petite promenade au-delà des barbelés, ajoute-t-il avec
une mine réconfortante...vers la montagne...histoire de nous
dégourdir les jambes...".
(Murmures d'approbation.)

La section prend le chemin de la poudrière.Dépassé le champs de
tir, elle suit une piste qui la rapproche des premiers
escarpements de Djebel Taxrit.Ababsa la fait avancer en ce qu' il appelle la "position de combat".Une évolution en rangs éparpillés, afin que les tirs ennemis fassent le moins de victimes possible.Le sous-officier choisit un plat bien à découvert avant de l' arrêter.En amont, le sentier disparait dans un petit vallonnement.Il fait former un demi-cercle et attaque derechef
son exposé:

"Nous venons d' exécuter une marche en position de combat sur
parcours naturel...élémentaire, n' est-ce pas?...tout ce que vous
allez apprendre chez nous l' est...l' essentiel est d' exécuter
fidèlement ces instructions élémentaires...c' est l' ABC du métier...parfois, il y va de la vie de toute une section en
territoire ennemi...à cause du laisser-aller et du manque de
vigilance d' un élément dans le groupe...nous y reviendrons en
détail une autre fois...maintenant, nous allons nous pencher sur
les règles de politesse militaire...avant toute chose, il faut que
vous sachiez faire la différence entre un général et un
caporal...sinon, tout est fichu d' avance...".
Les élèves l' écoutent avec intérêt, les jambes arquées, les
manches relevés, les bras croisés sur la poitrine, imitant le
moindre de ses gestes.Ils apprennent en un tournemain à s' aplatir
au sol, à ramper sans se salir, à signaler l' ennemi, à progresser
en zig zag, à faire le guet, ainsi que toutes sortes d' attitudes
et d' actions du fantassin en terrain hostile.Tout autour d' eux se détachent les perspectives d' un relief tourmenté de montagne, avec au milieu la cuvette de Batna.
A midi, ils reviennent à la caserne fatigués mais gonflés à bloc,
animés d' un sentiment naissant d' orgueil militaire.Leurs
treillis sont lamentablement empoussiérés alors que celui de
Ababsa est resté net.Avant de les lâcher près du bloc, l'
instructeur leur dit avec gravité, dans le but qu' ils n'oublient
pas ses recommandations de bienvenue:
"Dans six mois, si Dieu le veut, vous serez tous officiers...du
moins, je l' espère de tout coeur pour vous...et je m' emploierai
de toutes mes forces à tendre vers ce but...pour ce qui me concerne, du moins...c' est pourquoi...heu...vous n' êtes pour l'
instant que de simples soldats...et moi sergent!...alors pour rien au monde je ne voudrai avoir de problème avec ma hiérarchie à
cause de vous...ou avec l' un d' entre-vous...d' accord?!...
--D' accord, clament quarante voix à la fois!...
--Je n' ai pas bien entendu...
--D' accord, grondent les hommes!...
--Dites oui, chef!...non, chef!...bien!...à partir de maintenant, les hostilités sont ouvertes entre nous!...pour moi, vous ne savez rien faire!...et vos études ne vous serviront à rien ici!...faites gaffe avec moi!...je ne raterez aucun vicelard
qui voudrait se la couler douce!...vous allez trimez, croyez-moi!...dès lundi, trois heures du mat!...en attendant, vous avez une journée et demi de repos devant vous!...profitez-en pour mettre de l' ordre dans vos affaires et échangez entre-vous les habits qui ne sont pas à votre taille! ... familiarisez-vous avec les lieux, mais ne soyez pas trop curieux et ne posez pas des questions qui touchent à la sécurité militaire! ...arrêtez vos déménagements stupides car vous serez bientôt affectés unilatéralement dans les dortoirs par rapport à votre section et votre compagnie!...voila ce qu' avait à vous dire le Sergent Ababsa!...un nom que vous n'oublierez jamais!...obéir est votre seul raison d' être ici!...vous allez apprendre à exécuter les ordres sans rechigner!...le laisser-aller des civils, c' est fini!...définitivement enterré!...dans vingt quatre mois, si vous arrivez à traverser sans encombres les écueils de la planète armée, vous pourriez peut-être prétendre être devenus des hommes!...rompez!...".
Les élèves se dispersent.Le sous-officier les regarde avec
amusement se bousculer à l' entrée du réfectoire.En cette fin de
semaine, l' académie fait mine de relâcher un peu la pression, afin que les élèves, confrontés à un changement trop brusque, ne soient pas tentés de filer à l' anglaise...
Pour Tewfiq, manger était auparavant une action moins importante qu' écrire.Ce n' est plus le cas ici, car il a constamment faim.Ce qui ne l' empêche pas de se racheter plus tard, dans les latrines, pour fixer une impression prise sur le vif, qu' il risque d' oublier à jamais s' il ne la couchait pas immédiatement sur du papier.Voici ce qu' il écrit à ce moment-là:

"Il arrive que certains discours ne produisent pas les effets
probants que des orateurs s' acharneraient à vouloir faire
déclencher en direction de leur auditoire.De même, certains
personnages voués à sombrer dans l' oubli sitôt qu' ils tournent
la rue, ressurgissent inopinément là où on à peine à imaginer les
retrouver, et prennent une valeur grandissante une fois investis
de l' autorité contraignante qu' on ne leur connaissait pas.Tel
est le cas de ce Ababsa, avec en plus un art consommé de la
persuasion."


Tewfiq mesure l' importance de sa découverte et la compare avec
celle faite la veille à l' infirmerie.
"Deux attitudes, deux manières d' être aux antipodes,se dit-il..."
Sans service d' ordre, l' accès au réfectoire est un calvaire.
Tewfiq renonce à s' approcher des mêlées, dégoûté par la
surprenante attitude de nombreux appelés, qui affichent un
comportement frisant la bestialité, entamant largement leur
crédibilité d' intellectuels et leur dignité d' homo-sapiens.
Une fois repus, les soldats en captivité rejoignent
tranquillement leurs dortoirs, organisant des parties de cartes ou
se couchant et s' abandonnant à des rêveries délicieuses.
Au-delà des murailles, la ville vaque à son commerce, dans une clameur grouillante.L' atmosphère dans les chambres est à la morosité.Le nouvel intérêt de Tewfiq pour sa ville natale est nourri par sa tristesse de ne pas sentir le flux de la foule en mouvement, sa jalousie des beaux garçons et des belles filles qui flirtent en toute liberté, pendant que lui regarde passer au chronomètre les heures stagnantes d' un après-midi lugubre de caserne, assombri par des nuages couleur ardoise.
Il se demande depuis un moment ce que devient Rachid Basta, perdu
de vue depuis le matin, quand peu à peu, il se laisse emporter par un sommeil d' abandon, tel un prisonnier en attente de jugement.

La grêle martèle les vitres de la chambre lorsqu' il rouvre les yeux.L' après-midi est bien avancée.Il se lève lourdement et s'
approche pieds nus de la fenêtre.Deux soldats courent d' un coin à l' autre de l' esplanade, alourdis de sacs-au-dos remplis de
pierres.Ils sont pieds nus et sautillent sur du gros gravier, au
rythme donné par un sergent-chef abrité sous le parapet de la
direction des effectifs.
Au bout de trois tours et probablement d' autres que Tewfiq n' a
pas comptés, la course des soldats se ralentit et la plante de
leurs pieds devient si rouge qu' elle parait ensanglantée à cette
distance.
"Si elle ne l' est pas réellement, se dit Tewfiq...".
Il regarde fixement la scène, le front collé à la vitre,jusqu' à ce que la froideur du verre lui fasse mal aux tempes, par analogie à la cruauté de la punition.Mais il veut cesser désormais de faire
attention aux morsures de la méchanceté humaine, qui ont tant laissé de stigmates dans son esprit révolté.
Il revient vers son lit, les épaules affaissées, le coeur lourd.
Au même moment, Rachid Basta passe dans le couloir, le crâne fraîchement tondu, une couverture sous le bras, le treillis
trempé, le sac marin traînant à même le sol derrière lui...et l'
air perdu!
"Hé, mec, viens par là que je te vois, lui crie Tewfiq!...viens
que j' admire ton nouveau look!...
--Ah, te voila enfin!...ouf, je croyais que ça n' allait pas
finir, affirme son ami, en se jetant sur le premier lit de libre
avec tout son matériel...
--Je t' ai cherché sans te trouver au déjeuner...alors je me suis
dit qu' ils t' avaient foutu au trou pour le retard...
--D' abord, ici, mon cher...on ne déjeune pas...on met le museau
dans le seau d' avoine comme les mulets...dormir sous la tente par
un temps pareil, normal...mettre des fringues trop grandes,
normal...montrer son nombril à tous bouts de champs, normal...enfin, je ne t' apprends rien et j'ai deux choses
urgentes à te demander...quelque chose à mettre sous la dent et
une planque ou dormir...dormir!...afin me réveiller à minuit pour
déserter!...deserter, ya mama, rani jaï!...yiiouuu!...".
Dans les couloirs, les appelés font l' échange des vêtements.Et
ils sont très nombreux à le faire!Les fourriers ont une fois de
plus tenté d' écouler leurs stocks morts...
"Taille 36 contre 42...44 contre 39, crie-t-on ici et là!...
Atmosphère de souk qui enlève à l' ambiance crépusculaire son
empreinte de mélancolie.Malgré la mise en garde de l' adjudant-
chef, Tewfiq va au grenier négocier avec les cadets des gâteaux
fait-maison contre un matelas.
"Tu nous prends pour des gamins, lui lance un cadet pas plus haut
que trois pommes?!...garde tes gâteaux, nous ne sommes pas des
bébés...nous, on est là pour mener la vie dure à l' encadrement ...les cadets, c' est du solide!...y' a qu' à dire...je veux ceci ou cela...et sésame, ouvre-toi!...nous, on se décarcasse pour te
le ramener, même de chez le commandant de corps...on met une seule
condition à nos offres!...
--Laquelle, dit Tewfiq?...
--Tu le sauras plus tard...

--ça non!...je n' achète pas le poisson à la mer!...
--C' est gratis, je te dis!...pour l' instant contente-toi de ne jamais dénoncer un cadet qui fout la pagaille...compris?...
--Cinq sur cinq!...
--Alors fais passer le message!...".
Tewfiq revient au deuxième étage avec un matelas flambant neuf sur
la tête.Il remplace le sien, qu' il donne à Basta avec un air
dépité.Ce dernier l' installe à son tour à même le sol près du lit
de son ami.En attendant de trouver mieux.Il semble que l' aventure
peut encore continuer pour les deux amis, mais sans lendemains
prometteurs.

Après le dîner, identique à celui de la veille, les chambrées s'
adonnent au rami ou aux échecs.Très peu d' élèves tiennent un
livre à la main, si ce n' est le Coran.Ils semblent tout aussi
dégoûtés des ambiances studieuses que de l' ordre serré.Les
instructeurs montent aux étages pour tenter de décrisper l'
atmosphère.Le S/Lt Benamor montre qu' il est soucieux de voir bien
installés tous les bleus de sa section.Les appelés l' assaillent à
cause du couchage.
"Patience, patience, leur dit-il...nous sommes tous passés par là...les couvertures et les draps sont au dégraissage et il y a eu du retard...".
Dans chaque chambre, après le protocole de l' identification, l' officier se mêle avec simplicité aux groupes et annonce sans cesse de fraîches nouvelles:
"Il n' y aura que deux mois de formation élémentaire de base et soixante dix jours d' instruction, dit-il jovialement...vous avez
de la chance...
--Si c' est avoir de la chance d' être en caserne, dit un conscrit
dépaysé...
--Il ne fallait pas venir, alors, le gronde son camarade!...".
Les élèves le pressent de questions les plus saugrenues.Il prend
le temps qu' il faut avec chaque groupe et accorde à chaque
équipée qui l' entoure le trop-plein de réponses attendues.
Les conscrits se serrent les uns aux autres.Leurs yeux, grossis
par la curiosité, lisent directement sur les lèvres de l' officier
et semblent boir ses paroles.Leurs corps s' engourdissent mais sont maintenant prêts à amortir le choc de toutes les angoisses.

La soirée devient agréable, car on y narre beaucoup de blagues,
accusées avec de grands rires.Peu à peu, les hommes en arrivent un
moment à oublier où ils sont.Parce que la fumée des cigarettes est
dense et qu' ils ont encore la possibilité de parler entre eux du
passé.Tewfiq se dit qu'il rencontrerait certainement toutes sortes de gens intéressants dans cette académie, et sans doute plus tard dans son unité d' affectation.Comme cet officier rencontré lors de la nuit du train...
Un porte-parole bénévole, comme on en voit hanter les coulisses
des comités d' étudiants, pénètre dans toutes les chambres et crie
à l' emporte-pièce:
"Attention aux cadets du quatrième!...huit sacs marins d' EOR ont
disparu à l' heure du déjeuner!...attention aux pédales!...vous
risquez la syphilis!...".
Les chambrées explosent de rire à la moindre anecdote loufoque.Une
sorte de remède pour apaiser le mal de la blessure faite par la captivité.Mis en confiance, le S/Lt Benamor jubile en paroles réconfortantes, mais fait prendre conscience aux conscrits de
mille dangers insoupçonnés à la caserne.
"...en cas de guerre, il peut nous arriver à tous de descendre
très bas dans la perception des valeurs humaines, enchaîne-t-il à
un moment...mais dans l' armée...je veux dire, dans toutes les
armées...il ne faut jamais se plaindre...les dénonciations du type
vol, viol, bagarre, n' y ont pas cours...si on vous prend à ce jeu, vous êtes cuit!...brûlé par le bas et par le haut...
--C' est la loi de la jungle, en quelque sorte, dit un élève...
--Au contraire, corrige l' officier!...c' est une forêt aux arbres
bien droits et bien alignés...lorsque tu es dedans, tu n' en vois
ni le début, ni la fin...tu peux la traverser sans encombres...le
tout est de ne pas te faire remarquer...".
Tewfiq se rappele le discours de son père.Dans le dortoir à neuf occupants, Benamor s' attarde car il y trouve un conscrit de Ain Tadlès, sa région natale.A son tour, il lui pose des questions sur son bled, avec une vivace nostalgie.Tous deux, ils s' essayent à un chant de Moghrabi traditionnel très mélancolique:

Goulou loumi laaziza rani bkhir...rani bkhir...goulou
el sidi yakhtoubli bent ammi zoubir..ami zoubir....ya lela!...


L' adjudant-chef du comité d' accueil se joint à eux.Tewfiq se
rappelle une fois de plus la nuit du train, dans le compartiment
des batnéens qui se marraient sur le dos des adjudants de
compagnie!...
"M' y voila, moi aussi, se dit-il...mais pour l' instant, les
dindons de la farce, c' est nous, les bleus, semble-t-il...".
L' adjudant-chef Kharoubi prend le relais de l' officier dans la
basilique des interdits.Il se fait le chantre d' une armée forte,
redoutée, qui ne recule devant rien pour imposer ses diktats.Il
demande aux élèves de ranger définitivement leurs livres dans les
remises car ils ne leur serviront à rien ici.Il les met en garde
contre la tendance de croire qu' ils sont déjà officiers.
"Vous n' êtes même pas encore soldat de 2ème classe, dit-il...
il vous faudra d' abord aller au charbon...accepter d' être
ridiculisés par moins cultivé que vous...recevoir et exécuter
des ordres, avant de pouvoir en donner à votre tour...".
Le sous-officier accepte un débat sur l' objection de conscience
et il défend farouchement le statut du militaire a-politique, au
service de la république.
"Sommes-nous une république, se dit avec dégout Tewfiq?...".
Le sous-officier se fait le porte-parole acharné de l' institution
qui le paye, l' habille, le loge , le nourrit et...l' arme.
"Ceux qui veulent refuser de faire leur service n' ont qu' à
trouver le moyen de ne pas franchir la barrière d' une enceinte
militaire, dit-il placidement...une fois à l' intérieur, pas
question de rouler vos mécaniques sur le dos de l' encadrement ...vous ne se ferez que vous casser l' échine...".
A un moment, quelqu' un pose une question à brûle-pourpoint, qui
donne à la conversation une étrange tournure.
"Le Fadnoun, mon lieutenant, c' est quoi?...
--Qu' est-ce que j' en sais moi...vois avec Kharoubi, il éclairera
peut-être ta lanterne...
--Qui t' a parlé de ça, dit l' adjudant-chef, d' un ton menaçant?!
--Personne, dit l' élève...j' ai juste entendu un sergent dire à
un autre...s' ils t' attrapent, ça sera le Fadnoun en aller
simple...
--ça n' est qu' une façon de parler, enchaîne Benamor, avec une
mine indulgente...ça doit être un nom de localité maudite...je
suis sûr que mon adjudant va nous dire où ça se trouve...

--Oubliez ce mot tant que vous êtes dans l' armée, répond le plus
sérieusement du monde Kharoubi, en regardant le sol...si quelqu'
un vous en parle, dites que vous n' en savez rien...
--ça n' éclaire pas notre lanterne, proteste l' officier!...
--Ce que je dis est très sérieux, mon lieutenant...vaut mieux nous
en arrêter là, dit-il en se levant brusquement...
--Racontez-nous, mon adjudant, supplie un élève, qui le tient par le manche...".
Les autres appuient la demande avec ferveur.Le sous-officier se rasseoit et prend nerveusement le paquet de cigarettes d' un conscrit.Il en tire une avec une rapidité de magicien.Tandis qu' il allume, sa main tremble légèrement et sa vue se trouble.Il parait subitement terrorisé, ayant perdu en une fraction de seconde toute sa suffisance.Il aspire une longue bouffée, enlève sa casquette, se gratte le crâne et baisse de nouveau la tête vers le sol.Il se passe un long moment de silence glacial avant que Kharoubi ne lève les yeux, pour fixer tour à tour ceux de chaque élève.Il enchaîne comme pour narrer un conte, mais à voix basse, en jetant plusieurs coups d' oeil à la porte:
"Tout a commencé lors de la rébellion du 555ième Bataillon d'
infanterie...c' est vrai...Fadnoun est un nom de lieu-dit et ça
se trouve au Sahara...Dieu me préserve, je n' y suis pas allé...je
vais essayer de vous le situer comme mes aînés parmi les adjudant-
chefs me l' ont imagé...".
Le sous-officier marque un temps de pose, aspire une autre bouffée
et lève les yeux au-dessus des têtes avec une douloureuse
gravité.Il regarde vers la porte du dortoir une fois de plus,
avant d' enchaîner à voix basse, lentement, très lentement:

"...entre le plateau du Tinhert et Tassili n' Ajjers...au-delà de l' Erg Issaouane...là où le soleil se couche, disaient les anciens...s'étend une terre aride, hostile, farouche, ténébreuse, redoutable...c' est le royaume du Fadnoun...".

La réponse du gradé épaissit encore plus le mystère.Les hommes qui le regardent, ahuris, attendent les prémisses d' une histoire fantastique ou macabre, le récit d' une bataille rangée avec l' ennemi et la reddition d' un bataillon décimé qui n' obéit plus à son chef au bout du rouleau.Le mot résonne longtemps à leurs
oreilles:"Fadnoun...Fadnoun...Fadnoun...".
Et le sous-officier d' ajouter, après un moment de silence:

"...Terrible que cet endroit-là...".

Une chape de plomb s'abat sur la chambrée.Les élèves se regardent, ahuris, avant de refixer obstinément l' adjudant-chef.Quelques secondes s' égrènent.
"Oooooouuuuuu!....".
Ce dernier vient d'émettre un ululement lugubre qui fait sursauter tout le monde, avant d' ajouter avec un rire guttural saccadé, en claquant des mains sur ses cuisses.
"Ha, ha, ha, ha, ha!...vous avez eu peur, hein, affirme-t-il!...".
Les élèves l' imitent, à part deux autres ou trois, dont Tewfiq, qui ne comprennent pas que cette description sinistre puisse faire rire.Un bleu tente de glaner plus d' informations du sous-officier:
"Pourquoi l' armée a-t-elle si peur de cet endroit-là?...
--Quoi?!...vous n' avez pas compris l' allusion...ça n' est pas l'
armée qui a peur de cet endroit...à la limite, elle y est dans son
élément...ce sont des civils naïfs comme vous qui doivent le
redouter!...
--Ou des sergents, reprend vicieusement l' élève qui avait posé la
première question...
--Oui, nous tous devons redouter cet endroit, reconnait le sous-
officier en baissant de nouveau la tête, l' air absent...je vais
essayer de vous expliquer, par parabole uniquement, pourquoi
Fadnoun est si craint par nous autres éléments de l' active...une
armée valeureuse peut venir à bout d'une autre supérieure en
nombre et en armement..aucune armée ne songerait à affronter le
Fadnoun...pourquoi?...parce que le roi du Fadnoun est le seigneur
de l' armée...de toutes les armées...ce n' est pas un homme...c'
est un système...je vous explique autrement et vous promettez de
ne pas dire que c' est Kharoubi qui a dit ça, hein?!...
--Promis, clament les hommes!...
--Donnez une terre en friche à un paysan travailleur, disposant de
graines et d' eau, d' une certaine autonomie dans la technique de
culture, il vous la rendra riche et prospère...grâce à la
conjugaison des facteurs de production initiaux et surtout grâce à

son labeur...au Fadnoun, on ne peut rien faire...il n' y a
rien...nul n' y va de son propre gré...nul ne songe même à le traverser...les Touaregs évitent comme de la peste cette
contrée...ne vous avisez pas à prononcer ce mot devant eux...c'
est à croire que Dieu lui-même aurait abandonné ce lieu
maudit...aucune trace de pluie...pas même des oueds asséchés...ni
arbustes épineux...ni la faune souterraine grouillante des zones
arides...les explorateurs coloniaux ont préféré prendre par le
sud-est, par Illizi, pour rallier Djanet...même s' il leur a fallu
ouvrir une piste sur un plateau rocailleux qui constitue un des
itinéraires les plus difficiles au monde...Fadnoun n' est ni une
hamada, ni un reg, ni un reg, ni une sebkha...c' est le plus grand
terrain plat du monde...les boussoles n' y sont d' aucune
utilité...dans toutes les directions, l' horizon est le même, se
confondant avec le ciel...le soleil, seul, est maître des lieux
pendant le jour...vertical du lever au coucher...unique grâce
divine...la nuit, avec les galaxies et les étoiles de l' Emisphère
Australe, qui seules ont une course déterminée et confirment que
le temps ne s' est pas arrêté...même le sirocco y perd le Nord
lorsqu' il y fait des incursions...conclusion...votre Fadnoun à
vous en ce moment, les enfants, c' est l' armée...prenez garde de
vouloir y chercher un itinéraire...il faut aller là où on vous dit
d' aller!...c'est le secret, le seul, d' une traversée sans
encombres de votre service militaire!...vous avez pigé?...".
Le silence se fait de nouveau ressentir.Benamor regarde les élèves
avec un sourire amusé, insensible à la description.Assurément, le
sous-officier vient d' imprimer dans les mémoires des hommes une
impression presque fantasmagorique qu' ils n' oublieront jamais.
Quelques chuchotements timides fusent bientôt en un brouhaha
indescriptible.Certains élèves férus en géographie tentent de
situer l' endroit, au sud, à une latitude qui plonge dans les
profondeurs de l' Afrique.D' autres le situent vers le Tropique du Cancer, au coeur du pays des hommes bleus.Tewfiq voit dans la description de Kharoubi une leçon de très grand politologue.L' homme n' a peut être jamais mis les pieds dans un amphithéâtre mais semble en savoir plus que beaucoup de professeurs d'université.Grâce simplement au bon sens populaire...
L' adjudant-chef tente maintenant d' orienter la discussion vers
des sujets plus terre-à-terre.

"...vous êtes assez cassés les méninges aux facultés, enchaîne-t-
il...parlez de fesses et de bonnes cuites, nom de dieu!...ça cadre mieux avec le lieu et le moment...et surtout, ne vous avisez pas à repeter à quiconque ce que je viens de vous dire, insiste-il avant de s' éclipser....".
Benamor reprend avec la même jubilation le fil de la conversation. L' étrange dimension spatio-temporelle imagée par l' adjudant-chef laisse les élèves aborder le sujet des affectations.L' officier énumère quelques bonnes casernes, en accordant indubitablement la palme d' or à l' Académie de Batna.
Tewfiq était resté en dehors des dialogues.Plus que tous, sans
doute, il demeure hypnotisé par la symbolique du Fadnoun.Le sous-officier est parvenu en quelques phrases à decripter la nature de tout pouvoir humain.Ce que lui a mis des années avant de découvrir.Il éprouve le besoin d' en savoir plus mais constate, en y réfléchissant, que le temps apporterait les réponses, sans qu' il ait besoin de manifester ses états d' âme.Il est même persuadé que ce moment n' est pas éloigné et fait partie de son destin...
Les groupes ne se séparent qu' à l' extinction des feux.Dans le
noir, l' imagination de Tewfiq voyage à tombeaux ouverts vers le
Fadnoun...
"Quel nom étrange, se dit-il...";

Le lendemain, la communauté des appelés se réveille tard, sous un
soleil radieux qui écrase de lumière la froideur gris-fer des
murs.Le Semaine demeure invisible et silencieux.
"Grand Dieu, pas de coup de sifflet se dit Tewfiq, encore
somnolant...mais c' est un miracle!...".
Il profite avec délices de cette grasse matinée, offerte selon toute apprence gracieusement par l' armée, alors qu' il n' avait pu se la permettre, malgré son oisiveté, pendant tout le ramadhan à Alger.
Rachid Basta est assis, les jambes croisées, sur le matelas et
rédige une lettre.Les larmes mouillent son visage et le papier sur
lequel il écrit.Cette posture rappelle à Tewfiq celle de Nafyssa sur le lit.Elle exprime la fragilité.Deux élèves dorment encore, la tête sous les couvertures.Tous les autres sont sortis.
"Quelque chose ne pas, Rachid, s' inquiète Tewfiq?...

--Non rien...ça va passer...
--Nous avons tous nos moments de déprime, tu sais...
--Tu ne peux pas comprendre, Tewfiq...
--Confie-toi...si ça peut te soulager...
--Il y a que j' entends...enfin, j' ai cru entendre cette nuit la
voix de ma mère crier mon nom de la chambre d' à-côté...elle
appelait à l'aide et je...j' étais comme paralysé, ne pouvant la
rejoindre...c' était tellement réel, tellement saisissant!...
--ça n' est qu' un phénomène d' auto-suggestion connu...n' y
attache pas trop d'importance...".
Basta continue de pleurer.Tewfiq le laisse faire.Il lit sur le
visage de son compagnon, cet ancien étudiant brillant qui tenait
intellectuellement tête aux plus férus des professeurs, l'
expression d' un dépaysement total, d' une solitude intérieure si apparente, d' un si naïf étonnement des sens, pas très lointain de celui des enfants.
En même temps, il pense à son privilège de citoyen-né et se dit
que son entourage reconnaîtrait difficilement que son affectation
ne soit que le fruit du hasard, la farce aigre-doux d' un obscur
préposé au Ministère des Armées.Puis il se dit, pour enlever tout
ea-culpa:
"Les gens qui ont de la chance ne sont pas ici...si j' en ai une
d' être ici, elle ne manifestera ses effets que dans une vingtaine
ou une trentaine d' années...le temps qu' une génération meure et
soit remplacée par une autre, qui comprendra les choses à-demi
mot...en attendant, il fait que je parvienne à fixer le temps...'.
Il se souvient d' un entretien accordé par un metteur en scène à
la télévision, dont la philosophie est révélatrice des humeurs
curieuses de la nature humaine, lorsqu' elle est confrontée à des
situations pénibles.Il décide d' en répéter la teneur à haute voix
à l' adresse de son ami, avec l' accent marseillais typique de son
auteur, sans être sûr d' y être fidèle:

"Hé, que tu veux, Marius!...Dieu a donné le rire aux hommes pour les punir d' être trop intelligents..."

Basta lève les yeux et reste stupéfait un moment, n' ayant peut
être pas saisi le sens de la parodie.Puis il éclate de rire, avec
maintenant des larmes de joie, entraînant par la même celui de son

compagnon.Ils se roulent de rire par-terre jusqu' à l' étourdissement.Des conscrits pointent avec amusement le bout du nez à l' entrée du dortoir pour aviser du sujet de plaisanterie.L'
évocation fait tourner quelques instants le manège autour d'
eux.Tewfiq en éprouve aussitôt le besoin de marcher et de
fumer.Pour réfléchir, avant d' écrire.
"Tu viens te dégourdir un peu les jambes, suggère-t-il à
Rachid?...je vais au foyer prendre un café...
--Va...Je termine la lettre et je te rejoins...".
Tewfiq met ses brodequins et descend.Il regrette de ne pas avoir
pris son pyjama et des pantoufles, pensant au ridicule de ces
effets vestimentaires à la caserne.Il s' est trompé.Presque tous
les élèves en portent, qui leur font garder un peu d' humanité et de civilité dans l' apparence.Après la fin du travail, il est indéniable que ce sont ces effets qui font le distinguo entre un militaire de réserve et le reste.Les autres chambres ressemblent à la leur, silencieuses et tristes.Presque tous les conscrits réveillés restent alités, les couvertures jusqu' au menton, et regardent fixement le plafond.Au rez-de-chaussée, des élèves lavent déjà leurs treillis dans les salles d' eau, salis après l' escapade avec Ababsa.Dehors, près du foyer, un électricien installe un haut-parleur à un arbre.Deux bleus assis sur le trottoir, probablement des ESOR, le regardent bricoler en dégustant du nectar d' abricot en boite.Les allées sont désertes.Un léger vent d' automne y fait virevolter des feuilles mortes.Elles seront le lot de la corvée du lendemain à l'aube...Tewfiq commande un café.Infecte!Il crache la seule gorgée et revient sur ses pas.
"Non...elle ne viendra pas...elle est trop fière, se dit-il...".
La lassitude qui fait suite à un souvenir idyllique sans lendemain
le raccompagne jusque dans le dortoir.Tout le monde est sorti.Il
met la tête sous la couverture pour avoir de l' obscurité et fait
appel à tous les exorcismes pour trouver un peu de sommeil, et
pour que ce sommeil soit sans rêve.
Peine perdu.Les appels de noms dans le haut-parleur le font
sursauter à plusieurs reprises, avant de le réveiller totalement.
Il ouvre son carnet.

Au déjeuner, l' académie offre un délicieux couscous garni qui

fait oublier la pauvreté des dîners précédents.Le service est
assuré par des ESOR punis.Ils se vengent sur l' armée, en servant
des montagnes de couscous à leurs frères d' armes.L' après-midi s'
écoule tranquillement, ponctué par l' appel des noms des conscrits
qui reçoivent une visite.
Rachid et Tewfiq entame une longue partie d' échecs qui les
absorbe entièrement.Dans ce dortoir, comme dans tous les autres,
et à tous les étages, les hommes s' organisent comme pour tenir un
siège.Les armoires s' emplissent de provisions raflées du foyer ou empaquetées par les mamans, comme destinées à des prisonniers.
Périodiquement, on entend traîner des armoires.Ultime signe de
déménagement.Ou un fou rire, qui dégénère en épidémie.Les toiles
de fond se tissent, basées à outrance sur l' appartenance à telle
région, telle tribu ou tel niveau social.
"Est-ce que l' armée va tout faire, le temps aidant, pour casser
la solidarité tribale qui s' exprime parfois jusqu' à l'
aveuglement, se dit Tewfiq?...dire que l' âne de ma tribu vaut mieux que le plus érudits des savant de l' autre est une ineptie de gens primitifs...ce serait tout à l' honneur de l' armée de réduire ces inombrables poches de l' obscurantisme...mais, pour qu' elle réussisse à tout annihiler, il faut qu' elle commence son oeuvre par le rang sous-officier, qui lui semble issu en majorité d' une même région...".

Aux extrémités de chaque étage sont disposées les chambres
réservées à l' encadrement sous-officier.Dans l' une d' elle,
Ababsa discute le coup depuis un moment avec quelques collègues.
"Alors les gars, quelles sont vos impressions sur cette promo de
réservistes, lance-t-il?...
--ça va être dur, lui dit le Sergent Bedoui, chargé du cours d'
armement...avec les ESOR, encore, ça pourrait aller...rien à voir
avec les cadets qui ont la bosse de l' armée à la naissance...mais avec les EOR, des gens qui travaillaient avec la tête..par quel bout les prendre pour les dresser, dites-moi?...
--La direction de l' instruction aurait dû designer des
exclusivement des officiers pour les encadrer, dit le Sergent-chef
Obeid, adjoint du chef de la 1ère Section, 1ère Compagnie...ça
posera moins de problèmes plus tard avec nous...
--Moi, je ne vois pas en quoi ça me gênerait de les mater, dit le

Sergent-chef Fitouni, adjoint du chef de la 2ème Section, 2ème
Compagnie d' ESOR...il faut les prendre par le ventre... beaucoup trop prétentieux pour faire de bons officiers...pour l' être, vous convenez avec moi, il faut trimer de longues années de grade en grade...sans brûler aucune étape...nous-mêmes, il nous reste la moitié de la carrière à tirer pour atteindre seulement le grade d' aspirant...
--Ouais, mais que veux-tu, affirme Ababsa...c' est le ministère
qui demande à les former en quatre mois...c' est à croire que nous
sommes en période de mobilisation générale...
--ça n' est pas normal, tous ça, dit Obeid...il y a quelque chose
qui se trame derrière...
--Je ne suis pas d' accord, coupe le Sergent-chef Meziane, Chef de
la 1ère Section d' ESOR, 4ème Compagnie...la décision
administrative de bureaucrates du ministère qui ne savent encore
ce que le verbe obéir veut dire va nous attirer des tas d' ennuis
avec ces gens-là...faire obéir veut dire faire avilir...
--Quelle que soit la durée qui nous est imposée pour les former,
il faut être entier, dit le Sergent-Chef Fitouni...ce n' est pas
que je veuille diminuer en rien de leur niveau , mais ils doivent
passer par toutes les étapes...qu' on appelle cela de la formation
accélérée ou du tout-à-l' usine, je m' en moque!...nous sommes tous conscients du prix que ça coûtera, mais pas forcément du résultat...
--Il faut s' imposer en douce, dit Ababsa...fermeté mais sens de
la persuasion...ce n' est pas la première promo qu' on forme...
--C'est la première promo d' officiers de réserve, fait remarquer
Meziane...est-ce qu' il faut les prendre avec des pincettes?...
--Non, dit Bedoui!...nous n' allons pas réinventer les méthodes! ...il y a qu' une seule manière qui prime avec les soldats!...c'
est la manière forte, conclut-il, récoltant un hochement de tête
collectif...".

Les candidats au dîner sont rares désormais.Les cuisiniers du soir
sont des soldats d' active reconvertis en "garde-sauce", qui ne
savent pour l' instant que faire bouillir du 5/5.Car le chef-cuisinier est un civil qui quitte la caserne au rassemblement de la fin de travail.Certains élèves se contentent d' aller chercher
des parts de pain qu' ils tartinent avec du fromage ou de la

confiture.Délicieux que ce pain cuit à l' ancienne...
Tewfiq écrit beaucoup.Il y a tant à dire.Un pressentiment étrange
le prend chaque fois, à l'évocation de Fadnoun.Il est sûr que, tout à la fois, ce mot, ce nom, ce lieu, et ce sortilège ne cesseront de revenir sur le tapis, à chaque jour de sa vie sous les drapeaux.
Le bâtiment continue de s' agiter d' une animation fébrile jusqu'à
ce que, sans crier gare, les lumières vacillent deux fois avant de
s' éteindre.Peu à peu, les voix se taisent dans l' obscurité.Et la
solitude des allées de la caserne n' est plus altérée que par le pas cadencé des rondes, qui passent à intervalles réguliers dans la nuit.
Prière de l' aube dans la religion musulmane.
-----------------------
Hymne national.
Maman, j' arrive!
Dites à ma chère mère que je vais bien...
Dites à mon père de demander la main de la fille d' oncle Zoubir.
Certainement Marcel Pagnol.
Couscous de gros calibre en sauce rouge.

Kadri.md 02/08/2005 @ 18:09:00
Chers amis,

C' est là le dernier message que je transmets à "vos écrits", de Critiques Libres.
C' est par dépit que je quitte ce forum. En effet, j' ai constaté que lorsqu' il n' y avait pas matière à critique, des messages équivoques ont plus abondament, de manière parfois éhontée. Lorsque j' ai commencé à editer on-line les premiers chapitres de mon oeuvre, ces critiques sont subitement devenus muets.
Je ne ferme pas définitivement la porte. Ceux qui veulent continuer à lire cette oeuvre peuvent me contacter à l' adresse e-mail suivante:
kadri_mx@yahoo.fr
Un grand merci aux administrateurs de ce forum de m' avoir permis d' heberger mes écrits. Site qui aurait gagné à accueillir des membres plus sérieux.

Djamel Kadri

Saint Jean-Baptiste 02/08/2005 @ 23:49:55
Chers amis,
Site qui aurait gagné à accueillir des membres plus sérieux.

C'est vrai, Djamel, mais des marrants comme nous tu n'en trouveras pas ailleurs ! ;o)))

Kinbote
avatar 07/08/2005 @ 14:58:56
Djamel n'a pas tout a fait tort, non? Quand il ne poste rien, une pluie de critiques, puis plus rien.
Mais SJB n'a pas tort non plus: on peut s'amuser un peu!
Un juste milieu à trouver peut-être...

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