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Forums  :  Vos écrits  :  Ligne de mire.

Tistou 28/12/2004 @ 17:58:30
Cela faisait déja trente secondes qu’il tenait la petite silhouette kakie dans sa ligne de mire.
Ca faisait longtemps qu’il aurait dû avoir pressé sur l’acier froid de la gâchette.
Trente secondes ? Dans la vie d’un homme ? Mais ces trente secondes là, avec la silhouette là bas, à trois cents mètres, en plein dans sa ligne de mire, et son index qui n’avait pas pressé la gâchette, ces trente secondes là, changeaient tout.
Il était allongé dans les fourrés, derrière les décombres d’un hangar, dans la froideur du matin. L’humidité de l’air avait condensé pendant la nuit et maintenant qu’il retenait son souffle, toute sa vie suspendue à la pression que son index de la main droite n’exerçait pas, il sentait la rosée transpercer sa tunique.
Tout son corps ne faisait qu’un avec le fusil dont le canon, gueule béante de l’enfer, suivait obstinément les moindres déplacements de la silhouette kakie.
Deux heures déja qu’il avait pris position, comme tous les jours, dans l’herbe, caché par les décombres, pour surveiller l’orée du bois qui surplombait la prairie, là devant lui, après une mauvaise nuit à essayer de dormir et d’oublier qu’il était devenu un soldat d’occasion, lancé dans les montagnes loin de chez lui , à mal dormir, mal manger, à vivre mal, à vivre le mal.
Comme tous les jours, il avait progressivement repris confiance, se disant que ce n’était pas aujourd’hui encore qu’il aurait la vision redoutée de silhouettes ennemies débouchant du bois pour gagner la route en contrebas. De silhouettes ennemies qu’il faudrait abattre, empêcher d’avancer. Contre qui il faudrait jouer le grand jeu de la guerre, tu me tues-je te tues. Ce jeu auquel il n’avait tout compte fait pas encore joué.
En arrivant, comme tous les matins, il avait armé son fusil, s’était ménagé une position confortable, à moitié allongé dans la végétation, et avait progressivement retrouvé son calme. Comme hier, comme avant-hier, … son attention s’était peu à peu reportée sur des objectifs plus pacifiques.
Sur le ciel qui commençait à s’éclaircir, qui avait cette teinte froide et blanchâtre des aubes de novembre. Des aubes où, enfant, dans un décor semblable , il se levait dans la nuit encore installée. Où il se débarbouillait dans la cuisine pendant que sa mère préparait le café et où, après avoir enfilé mécaniquement ses vêtements, bu machinalement son café au lait avec le pain trempé dedans, il s’ébrouait sur le pas de la porte devant un ciel qui s’éclaircissait progressivement, froid et blanchâtre. Comme ici.
Et puis … Et puis comme une tension s’était installée. Oh, des petits riens. De ceux dont vous prenez conscience après, qu’ils vous avaient averti. Une qualité dans l’air différente ? Peut être moins de sons d’oiseaux et d’insectes ? Ou plus d’animaux qui s’éloignaient ? Peut être le vent qui savait ce qui allait se passer et dont le souffle se faisait amer ? La lumière qui pleurait déja la folie à venir ?
L’élément le plus conscient avait été ce geai, qui avait quitté les frondaisons du bois, redressant régulièrement son vol chaloupé vers le haut et s’égosillant de son cri d’alerte, de colère.
Au plus profond de son être, enracinée par des générations de paysans, la certitude était là. Le geai qui s’égosille pour alerter la famille animale, c’est un danger. Et un danger pour le geai, c’est un prédateur. Et un prédateur c’est un renard, une belette. Ou un homme.
Un malaise avait commencé à s’installer et il s’était machinalement calé davantage dans son affût herbeux. Crispation des pieds qu’on étire pour leur donner la meilleure position. Tension au creux du ventre, les abdominaux qu’on contracte un peu pour s’assurer de la bonne marche de la machine.
Le regard qui dérive vers les frondaisons d’où a jailli le geai, qui se voudrait laser, qui voudrait voir au delà des arbres, au delà des obstacles.
Et l’impensable, le redouté. Une silhouette humaine qui s’avance. Qui s’est arrêtée juste à l’entrée de la prairie. Une silhouette kakie. Qui vient du mauvais côté. Le côté où il faut tirer. Le côté où il faut tuer. Le côté où il faut accepter de rentrer de plain-pied dans le mal. Pas se contenter d’être un de ceux qui peuvent tuer, à qui l’on a donné ce pouvoir sidérant de priver un être de vie. Non, le côté qui vous oblige à passer dans l’autre face du miroir. A devenir celui qui a tué. Qui a disposé de ce pouvoir.
Trente secondes donc qu’il avait aligné la silhouette dans sa ligne de mire. Les ordres étaient simples. Tirer lorsque l’ennemi apparaîtrait. Il était là pour ça. Enfin, il était là pour ça ? Depuis cette guerre. Et son capitaine l’avait suffisamment martelé ; « en face de l’ennemi, vous n’aurez qu’un ami. C’est votre fusil. » Et c’est vrai, cet ami était coopératif. Il avait pris en charge la petite silhouette depuis qu’elle était apparue et qui maintenant s’était avancée à découvert. Il n’y avait plus qu’à appuyer sur la gâchette !
La rosée transperçait sa tunique et l’odeur des herbes écrasées, sur lesquelles il était couché, lui parvenait tout à coup, prégnante. Comme quand, enfant, il gardait les bêtes, allongé dans l’herbe. Même odeur, même puissance. Mais là, boule dans l’estomac, le cerveau fibrillé, il était tétanisé. Tirer. Bien sûr. Mais il ne pouvait pas. Tout simplement il ne pouvait pas.
Et la petite silhouette se déplaçait, comme si de rien n’était. Elle ne se déplaçait pas comme l’aurait fait un vrai soldat. A moitié plié pour offrir le moins de surface visible, profitant des moindres accidents de terrain ou de végétation pour progresser, … Non. Cette petite silhouette s’était d’abord avancée jusqu’à l’orée du bois. Déja à découvert. S’était arrêtée, hésitante et inquiète, et finalement avait progressé dans la prairie, raide et offerte à la balle.
Cette « innocence » était-elle l’élément qui l’empêchait de tirer ? Il avait rapidement compris qu’il n’avait pas affaire à un professionnel, mais à un soldat de fortune. Comme lui. Tiré des champs ou de l’usine, ou d’un bureau, pour tenir un fusil et faire nombre.
Non, il n’y avait pas que cela. Il le savait, il n’aurait pu tirer de sang froid de toutes façons.
Oui mais alors ? Que faisait-il là ? Il était censé protéger le maigre détachement installé un peu en contrebas et qui se reposait sur lui. Il était censé tirer sur le premier ennemi qui apparaîtrait. Pour avertir les siens et pour signifier aux autres ; n’avancez pas, nous sommes là, nous vous avons à l’oeil.
Et pour cela, il avait un fusil. Et pour cela, il n’avait qu’à exercer une pression de l’index droit, le fusil se chargeant des détails.
Il ressentait de plus en plus douloureusement la crispation de tout son être. Il avait la joue appuyée tellement fort contre la crosse du fusil que c’en devenait douloureux. Une tige d’herbe écrasée qui venait de se relever et se balançait doucement dans son champ de vision l’exaspérait tout à coup. Un caillou un peu plus gros que les autres, sous sa hanche, se révèlait terriblement gênant. Il dût cligner des yeux tant la concentration de sa visée devenait insupportable.
Il écarta, agacé, l’acier de l’arme de sa joue. Essaya de détendre son corps et de changer de position, de décaler le caillou.
Et l’autre, là bas, qu’est-ce qu’il foutait ? Il s’était arrêté et regardait vers l’orée du bois, vers cette béance sombre d’où il était sorti.
Mais oui, bon sang, il attendait les siens. Ils allaient sortir, dix, vingt, cent, … ? Et leur tomber dessus.
Il reprit fébrilement le canon du fusil en main, cala la crosse au creux de son épaule et chercha à aligner la silhouette dans le viseur…
Il n’entendit pas le coup de feu partir. Son visage s’affaissa dans l’herbe, écrasant encore quelques tiges. Le fusil lui glissa des mains. Ses problèmes de conscience étaient résolus avec son âme qui s’échappait du trou sanglant ouvert au milieu du front.

Saint Jean-Baptiste 28/12/2004 @ 18:31:15
Comme c'est bien, mais comme c'est bien !
Je l'imprime pour le relire à mon aise !
Excuse-moi, Tistou, mais j'ai remonté trois fois mon index pour m'assurer que c'était bien Tistou qui avait écrit ce petit joyau ! ;-)
Qu'est-ce qu'on doit admirer le plus ? Le sujet, ou la manière de raconter ? Tout est prenant, émouvant et palpitant jusqu'à la fin !
Du grand art, assurément !

Bolcho
avatar 28/12/2004 @ 18:59:46
Tistou, c'est superbe !
Je m'en serais bien pris 15 ou 20 pages comme ça, à sentir moi aussi la rosée m'imprégner. Tu nous installes dans un faux suspens dont on redoute de connaître l'issue. C'est parfait.
Mais quand je dis que j'aurais volontiers lu quelques pages en plus, je le pense vraiment. Il faudrait essayer peut-être en donnant encore plus de passé à ce personnage qui n'a plus d'avenir: ses souvenirs de la soirée de la veille, de sa petite amie, de ses gosses, que sais-je...
Si ça se trouve, j'ai complètement tort et l'équilibre tel quel est-il parfait.
Encore une fois bravo.
Et ça me donne envie de lire l'intégrale de Tistou.

Saint Jean-Baptiste 28/12/2004 @ 20:06:57
J'ai relu et je confirme : pour moi, c'est un joyau.
Déjà à la première ligne : trente secondes qui changent tout ! On est pris !
Et puis ce qui se passe dans la tête du soldat, et puis ce goût de la nature avec ce geai qui annonce le drame, un prédateur, un homme ; et le vent qui savait, et puis la crispation du gars qui "doit" se décider et "le fusil se charge des détails". ! Tout ça est parfaitement amené et exprimé.
Et puis surtout le cas de conscience, c'est le sujet de la nouvelle ; brrrr, c'est palpitant, c'est terrifiant et pourtant, ça a dû se passer tellement de fois !
Un très très beau texte !
Je ne partage pas tout à fait l'avis de Bolcho : ajouter des souvenirs, ou autre chose, aurait été diluer le récit ; il aurait perdu de sa tension, de sa nervosité, peut-être !

Sibylline 28/12/2004 @ 20:11:19
Un très beau texte, vraiment.
Tu as parfaitement rendu la réalité du paysan qu’il était et aurait dû rester- si seulement il avait pu-, la réalité aussi et la justesse de ses problèmes de conscience. Le décor est plein de vie et de réalisme. La forêt vit. La scène s’impose. Ton histoire sait même nous dire que, tueur ou tué, il avait déjà perdu.
Félicitations et merci pour ce bel objet que tu nous as offert.

Saint Jean-Baptiste 28/12/2004 @ 20:16:38
"Tueur ou tué, il avait déjà perdu"
Comme c'est bien dit, comme c'est bien vrai !

Bluewitch
avatar 28/12/2004 @ 20:26:54
Très beau texte, Tistou, senti, ciblé (sans mauvais jeu de mots), il ne s'égare pas, il ne s'éparpille pas. Tout est au bon endroit pour nous plonger dans son texte, son visuel comme son suggéré. Et subtileent écrit, vraiment...

Bluewitch
avatar 28/12/2004 @ 20:27:31
Subtilement et "ton" texte.

Sido

avatar 28/12/2004 @ 20:40:31
Ben dis donc. ouahhhhhhhh : ) le succès !!!

Olivier Michael Kim
28/12/2004 @ 22:25:46
Je suis admiratif.
C'est formidable, magnifique,...
J'ai pris une grosse grosse claque.
C'est un texte d'une rare qualité.

Je te pensais meilleur pour les tranches de vie que pour le fictions pures.
En fait, je crois que c'est l'inspiration qui te guide. L'inspiration est là, mais pas seulement, il y a aussi du boulot.

P...., on y est vraiment à 100%.

WHAOH ! BRAVISSIMO !

Merci, merci.

Saint Jean-Baptiste 28/12/2004 @ 22:43:40
Question pour un puriste :
- à la dixième ligne : L'humidité de l'air avait condensé pendant la nuit
Ne devrait-on pas dire : L'humidité de l'air s'était condensée

Sahkti
avatar 28/12/2004 @ 22:51:53
Magnifique... ça laisserait presque sans voix. Tout y est, le rythme, l'intensité, tout ce qui se trame dans la tête de ce pauvre soldat qui réfléchit et l'issue, attendue sans l'être vraiment, cruelle et réaliste, démontrant en quelques mots l'absurdité d'un conflit. Bravo Tistou, c'est tout bon!

Kilis 28/12/2004 @ 22:53:37
Tistou, comme tout le monde je suis émerveillée. Quel beau texte !
Profond et sensible et qui tient en haleine jusqu’au bout.
Bravo.

Tistou 29/12/2004 @ 16:32:29
Dithyrambiques, que vous étes! Je ne m'attendais pas à ça.
Dire que je ne suis pas flatté, heureux, ému même serait ... (comment dire?) mentir?
Alors je me serais bonifié, et tant que ça?
Je me demande plutôt si ce n'est pas vous qui vous vous seriez accoutumé à ma façon? Car je me rends bien compte maintenant que j'ai une façon particulière de traiter les choses. (Tout le monde d'ailleurs est dans cette situation) Je m'en rends compte à force d'écrire des bouts par ci, par là, et à force de m'obliger à émettre des critiques, des avis sur tout ce qui bouge dans "Vos Ecrits". C'est vrai que ça aiguise bien la perception de la façon d'écrire. De l'autre, et de soi aussi. Tout ça est très nouveau pour moi puisque jamais avant ne m'était venue l'idée d'écrire. Là maintenant, non seulement je vois mieux comment je fonctionne, mais en plus c'est quelquefois un besoin. Et savoir que de l'autre côté de mon écran, des yeux amis vont me lire, et des doigts agiles taper un avis, me comble d'aise. Merci à tous les compagnons C.Listes pour ces échanges.
Joyau a écrit SJB. Franchement, je ne sais pas quoi penser? Le sujet, ou le sujet et la façon de le traiter? Mais bon, je préfère entendre ça que ...
Développer davantage me suggère Bolcho. Le temps, la carrure, ... me manquent certainement. Je vois bien que je ne suis pas dans le trip "histoire", plutôt dans celui des sentiments, du pourquoi et comment ils sont là ainsi que tout ce qui peut les justifier. Très statique et cérébral, ce que j'écris! L'idéal serait peut être de trouver à dérouler une histoire et à y caser le cérébral dedans. Alors là, peut être, on pourrait commencer à parler d'écrire. Mais justement ...
"Tueur ou tué, il avait déja perdu" écris-tu Sibylline. C'est tout à fait ça. Mais ce n'est pas lui qui a déja perdu, c'est nous tous. Et ça arrive souvent. Alors "perdre" est-il consubstantiel au genre humain? Je le crois bien finalement. Très chrétien ça, comme réflexion, mais on ne se refait pas! (ou pas complètement!)
Fictions contre Tranches de vie. C'est vrai OMK que jusqu'ici je faisais plutôt dans la tranche de vie (vous en reprendrez bien une tranche!). Peut être parce que j'ai du mal à acquérir suffisamment de crédibilité (à mes yeux) dans la fiction? Dans ce cas précis l'idée m'est venue d'un pigeon dont j'ai été incapable de trancher le cou alors que Tistou l'avait déja à moitié massacré. Je me suis projeté dans une situation plus extrême et ...
Quant aux débats "avait condensé" ou s'était condensé", je pense qu'on peut employer les 2 puisqu'il y a un verbe transitif ; condenser et un pronominal ; se condenser.
Voilà, je ne fais surtout pas la fine bouche devant vos éloges. Mon ego est sur la pointe des pieds!
Mais vous me manqueriez beaucoup si je ne pouvais plus échanger avec vous. Je vous le dis. Ecrire des petits bouts et vous les soumettre me plait au plus haut point.
Merci encore à vous.

Lyra will 29/12/2004 @ 17:58:55
Tistou, je ne sais pas lequel des deux textes je préfère ;0)
Non sérieusement, c'est vraiment trés bien, tu arrives à rendre les émotions du soldat comme si tu avais vécu cette situation, on a presque l'impression d'être nous aussi à sa place...(Qu'est ce qu'on aurait fait?)
Et puis l'écriture, toujours belle, j'ai aimé "vivre mal, vivre le mal", et beaucoup d'autres choses, surtout les descriptions d"ambiances".
Moi aussi j'aimerai d'autres textes, plus souvent ;0)

Tistou 30/12/2004 @ 09:03:36
Tistou, je ne sais pas lequel des deux textes je préfère
Des deux textes?

Lyra will 30/12/2004 @ 10:52:07
bah oui, il y'a celui de 16h32 aussi ;0)

Lyra will 30/12/2004 @ 10:53:30
D'ailleurs c'était "j'aimerais" et non "j'aimerai"

Yali 02/01/2005 @ 11:48:10
Un très beau texte Tistou, touchant et juste, il file dans sa narration. Chapeau, enfin : casque bas. Hum, après ça que dire… peut-être que, au vu de la qualité de celui-ci, ben, exercices et autres jeux littéraires d’apparence dilatante ne le sont peu être pas tant que ça, et que le remarquant, ça fait plaisir :-)

M.C. 03/01/2005 @ 11:49:04
J'aime particulièrement la dernière phrase.

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