Zagreus
avatar 11/03/2011 @ 12:05:50
L'âme de la ville

Les toits semblent perdus
Et les clochers et les pignons fondus,
Dans ces matins fuligineux et rouges,
Où, feu à feu, des signaux bougent.

Une courbe de viaduc énorme
Longe les quais mornes et uniformes ;
Un train s'ébranle immense et las.

Là-bas,
Un steamer rauque avec un bruit de corne.

Et par les quais uniformes et mornes,
Et par les ponts et par les rues,
Se bousculent, en leurs cohues,
Sur des écrans de brumes crues,
Des ombres et des ombres.

Un air de soufre et de naphte s'exhale ;
Un soleil trouble et monstrueux s'étale ;
L'esprit soudainement s'effare
Vers l'impossible et le bizarre ;
Crime ou vertu, voit-il encor
Ce qui se meut en ces décors,
Où, devant lui, sur les places, s'exalte
Ailes grandes, dans le brouillard
Un aigle noir avec un étendard,
Entre ses serres de basalte.

O les siècles et les siècles sur cette ville,
Grande de son passé
Sans cesse ardent - et traversé,
Comme à cette heure, de fantômes !
O les siècles et les siècles sur elle,
Avec leur vie immense et criminelle
Battant - depuis quels temps ? -
Chaque demeure et chaque pierre
De désirs fous ou de colères carnassières !

Quelques huttes d'abord et quelques prêtres :
L'asile à tous, l'église et ses fenêtres
Laissant filtrer la lumière du dogme sûr
Et sa naïveté vers les cerveaux obscurs.
Donjons dentés, palais massifs, cloîtres barbares ;
Croix des papes dont le monde s'effare ;
Moines, abbés, barons, serfs et vilains ;
Mitres d'orfroi, casques d'argent, vestes de lin ;
Luttes d'instincts, loin des luttes de l'âme
Entre voisins, pour l'orgueil vain d'une oriflamme ;
Haines de sceptre à sceptre et monarques faillis
Sur leur fausse monnaie ouvrant leurs fleurs de lys,
Taillant le bloc de leur justice à coups de glaive
Et la dressant et l'imposant, grossière et brève.

Puis, l'ébauche, lente à naître, de la cité :
Forces qu'on veut dans le droit seul planter ;
Ongles du peuple et mâchoires de rois ;
Mufles crispés dans l'ombre et souterrains abois
Vers on ne sait quel idéal au fond des nues ;
Tocsins brassant, le soir, des rages inconnues ;
Flambeaux de délivrance et de salut, debout
Dans l'atmosphère énorme où la révolte bout ;
Livres dont les pages, soudain intelligibles,
Brûlent de vérité, comme jadis les Bibles ;
Hommes divins et clairs, tels des monuments d'or
D'où les événements sortent armés et forts ;
Vouloirs nets et nouveaux, consciences nouvelles
Et l'espoir fou, dans toutes les cervelles,
Malgré les échafauds, malgré les incendies
Et les têtes en sang au bout des poings brandies.

Elle a mille ans la ville,
La ville âpre et profonde ;
Et sans cesse, malgré l'assaut des jours
Et des peuples minant son orgueil lourd,
Elle résiste à l'usure du monde.
Quel océan, ses coeurs ! quel orage, ses nerfs !
Quels noeuds de volontés serrés en son mystère !
Victorieuse, elle absorbe la terre,
Vaincue, elle est l'attrait de l'univers ;
Toujours, en son triomphe ou ses défaites,
Elle apparaît géante, et son cri sonne et son nom luit,
Et la clarté que font ses feux d'or dans la nuit
Rayonne au loin, jusqu'aux planètes!

O les siècles et les siècles sur elle !

Son âme, en ces matins hagards,
Circule en chaque atome
De vapeur lourde et de voiles épars,
Son âme énorme et vague, ainsi que ses grands dômes
Qui s'estompent dans le brouillard.
Son âme errante en chacune des ombres
Qui traversent ses quartiers sombres,
Avec une ardeur neuve au bout de leur pensée,
Son âme formidable et convulsée,
Son âme, où le passé ébauche
Avec le présent net l'avenir encor gauche.

O ce monde de fièvre et d'inlassable essor
Rué, à poumons lourds et haletants,
Vers on ne sait quels buts inquiétants ?
Monde promis pourtant à des lois d'or,
A des lois claires, qu'il ignore encor
Mais qu'il faut, un jour, qu'on exhume,
Une à une, du fond des brumes.
Monde aujourd'hui têtu, tragique et blême
Qui met sa vie et son âme dans l'effort même
Qu'il projette, le jour, la nuit,
A chaque heure, vers l'infini.

O les siècles et les siècles sur cette ville !

Le rêve ancien est mort et le nouveau se forge.
Il est fumant dans la pensée et la sueur
Des bras fiers de travail, des fronts fiers de lueurs,
Et la ville l'entend monter du fond des gorges
De ceux qui le portent en eux
Et le veulent crier et sangloter aux cieux.

Et de partout on vient vers elle,
Les uns des bourgs et les autres des champs,
Depuis toujours, du fond des loins ;
Et les routes éternelles sont les témoins
De ces marches, à travers temps,
Qui se rythment comme le sang
Et s'avivent, continuelles.

Le rêve! il est plus haut que les fumées
Qu'elle renvoie envenimées
Autour d'elle, vers l'horizon ;
Même dans la peur ou dans l'ennui,
Il est là-bas, qui domine, les nuits,
Pareil à ces buissons
D'étoiles d'or et de couronnes noires,
Qui s'allument, le soir, évocatoires.

Et qu'importent les maux et les heures démentes,
Et les cuves de vice où la cité fermente,
Si quelque jour, du fond des brouillards et des voiles,
Surgit un nouveau Christ, en lumière sculpté,
Qui soulève vers lui l'humanité
Et la baptise au feu de nouvelles étoiles.

Emile Verhaeren

Dirlandaise

avatar 13/03/2011 @ 03:38:35
Massoud... le poème :

http://www.dailymotion.com/video/x4mmvb_news

Ouf que c'est beau !

JEyre

avatar 13/03/2011 @ 08:50:03
Charles Baudelaire
Les Épaves
PIÈCES CONDAMNÉES, TIRÉES DES FLEURS DU MAL

À CELLE QUI EST TROP GAIE

Ta tête, ton geste, ton air
Sont beaux comme un beau paysage ;
Le rire joue en ton visage
Comme un vent frais dans un ciel clair.



Le passant chagrin que tu frôles
Est ébloui par la santé
Qui jaillit comme une clarté
De tes bras et de tes épaules.



Les retentissantes couleurs
Dont tu parsèmes tes toilettes
Jettent dans l’esprit des poëtes
L’image d’un ballet de fleurs.



Ces robes folles sont l’emblème
De ton esprit bariolé ;
Folle dont je suis affolé,
Je te hais autant que je t’aime !



Quelquefois dans un beau jardin
Où je traînais mon atonie,
J’ai senti, comme une ironie,
Le soleil déchirer mon sein ;



Et le printemps et la verdure
Ont tant humilié mon cœur,
Que j’ai puni sur une fleur
L’insolence de la Nature.



Ainsi je voudrais, une nuit,
Quand l’heure des voluptés sonne,
Vers les trésors de ta personne,
Comme un lâche, ramper sans bruit,



Pour châtier ta chair joyeuse,
Pour meurtrir ton sein pardonné,
Et faire à ton flanc étonné
Une blessure large et creuse,



Et, vertigineuse douceur !
À travers ces lèvres nouvelles,
Plus éclatantes et plus belles,
T’infuser mon venin, ma sœur !

JEyre

avatar 13/03/2011 @ 09:01:02
ouh!! y'a des fautes !

JEyre

avatar 13/03/2011 @ 09:04:06
http://wat.tv/video/…
Naration par Michel Piccoli du poéme A celle qui est trop gaie de Charles Baudelaire sur une musique de Chopin.

Zagreus
avatar 14/03/2011 @ 09:20:01
Bêtise de la guerre

Ouvrière sans yeux, Pénélope imbécile,
Berceuse du chaos où le néant oscille,
Guerre, ô guerre occupée au choc des escadrons,
Toute pleine du bruit furieux des clairons,
Ô buveuse de sang, qui, farouche, flétrie,
Hideuse, entraîne l'homme en cette ivrognerie,
Nuée où le destin se déforme, où Dieu fuit,
Où flotte une clarté plus noire que la nuit,
Folle immense, de vent et de foudres armée,
A quoi sers-tu, géante, à quoi sers-tu, fumée,
Si tes écroulements reconstruisent le mal,
Si pour le bestial tu chasses l'animal,
Si tu ne sais, dans l'ombre où ton hasard se vautre,
Défaire un empereur que pour en faire un autre ?

Victor Hugo

Zagreus
avatar 15/03/2011 @ 09:13:34
Chanson

Le premier me donna un collier, un collier de perles qui
vaut une ville, avec les palais et les temples, et les trésors
et les esclaves.

Le second fit pour moi des vers. Il disait que mes cheveux
sont noirs comme ceux de la nuit sur la mer et mes yeux
bleus comme ceux du matin.

Le troisième était si beau que sa mère ne l'embrassait pas
sans rougir. Il mit ses mains sur mes genoux, et ses lèvres
sur mon pied nu.

Toi, tu ne m'as rien dit. Tu ne m'as rien donné, car tu es
pauvre. Et tu n'es pas beau, mais c'est toi que j'aime.

Pierre Louÿs

Pieronnelle

avatar 15/03/2011 @ 16:52:18
Le soleil s'est couché ce soir dans les nuées.
Demain viendra l'orage, et le soir, et la nuit ;
Puis l'aube, et ses clartés de vapeurs obstruées ;
Puis les nuits, puis les jours, pas du temps qui s'enfuit !

Tous ces jours passeront ; ils passeront en foule
Sur la face des mers, sur la face des monts,
Sur les fleuves d'argent, sur les forêts où roule
Comme un hymne confus des morts que nous aimons.

Et la face des eaux, et le front des montagnes,
Ridés et non vieillis, et les bois toujours verts
S'iront rajeunissant ; le fleuve des campagnes
Prendra sans cesse aux monts le flot qu'il donne aux mers.

Mais moi, sous chaque jour courbant plus bas ma tête,
Je passe, et, refroidi sous ce soleil joyeux,
Je m'en irai bientôt, au milieu de la fête,
Sans que rien manque au monde, immense et radieux !

"Soleils couchants-VI ; Victor Hugo

Feint

avatar 15/03/2011 @ 17:50:30
Souvent, ils arrivent à quelques-uns avec l’idée d’en faire entrer une dans une malle.

Eux-mêmes ne savent pas pourquoi. Ils ne savent pas, de toute reste façon, quel autre emploi ils pourraient donner à toutes ces malles.

Ils prennent par les mains la première qui vient et l’emmènent près de la malle grande ouverte.

Ils ne calculent rien vraiment, ils procèdent ainsi : ils l'installent à quelques mètres de la malle, ils lui mettent les bras le long du corps ou les mains croisées sur le ventre, lui plaquent le menton contre la poitrine et la mettent en chien de fusil ou le corps par-dessus tête. Ils essaient ensuite de faire en sorte que rien ne dépasse puis, à plusieurs, ils la transportent en l'obligeant à garder une pose difficile et la déposent dans la malle.
Pour toutes ces opérations, ils prennent tout leur temps. Mais qu'ils prennent beaucoup de temps ou non ne change rien : ils n'arrivent jamais à fermer la malle.
Elle, ne dit rien, se laisse faire sans résistance aucune. Elle sourit, elle aime qu'ils soient autant à vouloir s'occuper d'elle même si elle ne comprend pas ce qu'ils veulent faire vraiment.
Elle cligne des yeux.
Ce n’est pas la première fois qu’ils essaient de la faire entrer, elle sait à-peu-près comment tout va se passer, ce n’est pas comme les premières fois. Elle sait par exemple qu'à un moment ou à un autre, ils vont essayer de la mettre dans un sac avant de la remettre dans la malle ou qu'elle va se retrouver le visage contre le fond de la malle ou qu'ils vont vouloir la couper en deux.

Elle sait d'eux des choses qu'ils ne savent pas d'elle.
Elle fixe un point dans le vide, l'esprit ailleurs, comme s'ils s'étaient toujours occupés de la faire entrer dans la malle, comme si elle ne connaissait rien d’autre de la vie.

Pascale Petit, Les côtés cachés, Action Poétique, 2011, p. 9-10.

Zagreus
avatar 16/03/2011 @ 10:25:14
Au cœur du cœur



Au cœur de l’espace

Le Chant


Au cœur du chant

Le Souffle


Au cœur du souffle

Le Silence


Au cœur du silence

L’Espoir


Au cœur de l’espoir

L’Autre


Au cœur de l’autre

L’Amour


Au cœur du cœur

Le Cœur

Andrée Chédid

Pieronnelle

avatar 16/03/2011 @ 22:58:16
"Que tu étais belle, nuit paisible! Un ronron de grand fauve bourdonnais là-haut-quelque avion veillant sur l'énorme sommeil de la ville. A cause d'un fil de lumière qu'elle vit à ma fenêtre ouverte, une chouette se brancha dans un platane, tout près, et bavarda à mi-voix. Chouettes et revêches sont ici familières et se montrent dès le crépuscule,mais je les avais un peu oubliées, à force de les entendre. Qui donc marcha, à la même heure, dans l'avenue sans lumière, d'un pas nonchalant chaussé de semelles fines? Un habitué, comme moi, de ce quartier qu'on n'éclaire pas, un passant qui trouvait, comme moi, un goût bien heureux et bien nouveau à la nuit sereine.
Quand vint le sommeil, appelé par la fatigue, un vol bref de songes se leva, tout juste assez distincts pour que je me souvienne qu'ils cherchaient déjà, dans le lendemain proche, la saveur puissante d'aujourd'hui menacé : "Demain...demain le soleil, quelques heures claires sont à nous, puis...qui sait? De nouveau la nuit, et "quelle nuit"? Il n'importe. Ceux qui peuvent sans moi continuer ma vie respirent au loin. le matin est là. La lumière du printemps, sur les sureaux précoces.....Le taillis d'épines chargé d'oiseaux-passereaux en boule, merles, verdiers au jabot de jade-, le soleil à travers une petite aile en éventail....Et puis, plus tard? Et puis, rien. Personne ne sait davantage.C'est assez, c'est assez..."

Extrait de "La chambre éclairée" Colette

Zagreus
avatar 17/03/2011 @ 09:36:59
Poursuite du Cœur


Au plus près de toi
Voisinant avec l'arbre
J'atteins l'éternité
Du Cœur et de l'instant.

Au plus près de toi
J'invente l'océan.

Nos parcours sont des fleuves
Qui suppriment le temps.

Andrée Chédid

Bartleby
avatar 18/03/2011 @ 12:58:23
Monologue du Graveur de Merveilles


A force de monter parmi les éboulis

Les épines les torrents et les avalanches

J'ai des plaies qui suppurent dans mes pieds

Très loin très bas tous ceux qui me méprisent

Et ne sais quand les reverrai-je

Dans la froidure où je les ai laissés

Cela fait des heures que je tape

Ajoutant signe après signe sur les pierres

Pour que je puisse enfin faire mon offrande de sang

Et redescendre vers eux semblable au Soleil


A force de gratter parmi les fissures

Les terriers les souches et les rochers

J'ai des plaies qui suppurent dans mes mains

Très loin en bas tous ceux qui me détestent

Et ne sais quand les rencontrerai-je

Dans la misère où je les ai quittés

Cela fait des jours que je tape

Accumulant ligne après ligne sur les pierres

Pour que je puisse enfin faire mon offrande de sueur

Et redescendre vers eux semblable à la neige


A force de peiner parmi les lacs

Les échos les solitudes et les ravins

J'ai des plaies qui suppurent dans mes bras

Très loin en bas tous ceux qui m'ont chassé

Et ne sais quand m'en vengerai-je

Dans la hargne où je les ai parqués

Cela fait des semaines que je tape

Incorporant corne après corne sur les pierres

Pour que je puisse enfin faire mon offrande de morve

Et redescendre vers eux semblable au taureau noir


A force de ricaner parmi les grondements

Les sifflements les grincements et les craquements

J'ai des plaies qui suppurent dans mes lèvres

Très loin en bas tous ceux qui me huèrent

Et ne sais quand m'en soucierai-je

Dans le tumulte où je les ai plongés

Cela fait des mois que je tape

Superposant griffe après griffe sur les pierres

Pour que je puisse enfin faire mon offrande d'ongles

Et redescendre vers eux semblable à la peste


A force de grelotter parmi les escarpements

Les cavernes les gouffres et les crêtes

J'ai des plaies qui suppurent dans ma poitrine

Très loin en bas tous ceux qui me larguèrent

Et ne sais quand les châtierai-je

Dans le désordre où je les ai enfoncés


Cela fait des saisons que je tape

Combinant cercle après cercle sur les pierres

Pour que je puisse enfin faire mon offrande de poils

Et redescendre vers eux semblable à l'ouragan


A force de grimper parmi la brume

La faim la soif et les essoufflements

J'ai des plaies qui suppurent dans mon ventre

Très loin en bas ceux qui me lapidèrent

Et ne sais quand les calmerai-je

Dans les ténèbres où je les ai enfouis

Cela fait des années que je tape

Projetant foudre après foudre sur les pierres

Pour que je puisse enfin faire mon offrande de fange

Et redescendre vers eux semblable au tonnerre


A force de tourner parmi les anathèmes

Les fureurs les angoisses et les détonations

J'ai des plaies qui suppurent dans mon coeur

Très loin en bas tous ceux qui me trahirent

Et ne sais qu'en retrouverai-je

Dans l'abandon où je les ai noyés

Cela fait des lustres que je tape

Inventant grille après grille sur les pierres

Pour que je puisse enfin faire mon offrande d'urine

Et redescendre vers eux semblable à la flamme


A force de crier parmi les mouches

Les chamois les marmottes et les ours

J'ai des plaies qui suppurent dans ma gorge

Très loin en bas tous ceux qui me trompèrent

Et ne sais quand leur parlerai-je

Dans le silence où je les ai paralysés

Cela fait des générations que je tape

Mêlant source après source sur les pierres

Pour que je puisse enfin faire mon offrande de bave

Et redescendre vers eux semblable à leur gibier


A force de gémir parmi les ossements

Les charognes les fantômes et les hurlements

J'ai des plaies qui suppurent dans mon sexe

Très loin en bas tous ceux qui m'engendrèrent

Et ne sais quand leur revaudrai-je

Dans la solitude où je les ai envoûtés

Cela fait des siècles que je tape

Détruisant divinité après divinité sur les pierres

Pour que je puisse enfin faire mon offrande de sperme

Et redescendre vers eux semblable à leurs enfants


A force de rêver parmi les apparitions

Les prophéties les sciences et les révolutions

J'ai des plaies qui suppurent dans mes yeux

Très loin en bas tous ceux qui m'oublièrent

Et ne sais quand m'en délivrerai-je

Dans l'agonie où je les ai veillés

Cela fait des millénaires que je tape

Fossoyant rature après rature sur les pierres

Pour que je puisse enfin faire mon offrande de larmes

Et redescendre vers eux semblable à leur sommeil

Michel Butor

Pieronnelle

avatar 18/03/2011 @ 13:47:01
Monologue du Graveur de Merveilles


Quel souffle puissant dans ce magnifique poème!

Garance62
avatar 20/03/2011 @ 18:53:56
Quand

I
Quand peu avant midi
Le soleil est sur la prairie

Que la chaleur,
Disent les pâquerettes, est bonne
Au niveau de la fleur,
Au niveau des racines,

Que le pré est ouvert
A des champs, des landes,
Des chemins, du ciel,

Qu'il y a :
C'est un chant comme c'est du silence,

Que toutes les choses
Ont le temps de se regarder,

Le brin d'herbe
A les dimensions du monde.

II

Quand beaucoup de choses
Au soleil s'acceptent?

Quand on n'a pas envie
De quitter le pré, le talus,

Quand on se sent de connivence
Avec tous les verts,

Avec la barrière et plus loin
Les toits du hameau,

On peut être tenté de se dire
Que la sphère est partout
En train de s'accomplir.

[…]

VI

Quand l'on torture quelque part
Un corps qui ne peut pas
Crier plus fort que lui,

Rien ne le dit.
Le sol


Est comme un autre jour
L'air aussi, les feuillages,
Les courbes, les couleurs
Et l'aboiement d'un chien
Aux confins de la Beauce.


Mais il est vrai
Que l'on torture tous les jours
Depuis toujours,

Que l'habitude est prise,
Que c'est enregistré
Sans grandes variations. 

"Eugène Guillevic dans "Etier"

Clamence 20/03/2011 @ 19:00:12
C’était le temps où ne souriait
Que le mort heureux de goûter la paix.
Comme une breloque inutile, Leningrad
Pendait aux murs de ses prisons,
Et le temps où, fous de douleur,
Marchaient déjà des régiments de condamnés,
Et les locomotives leur sifflaient
Le chant bref des adieux.
Les étoiles de la mort se figeaient au ciel,
La Russie innocente se tordait
Sous les bottes sanglantes,
Sous les pneus des noirs « paniers à salade ».

Ils t’ont emmené à l’aube.
Je te suivais, comme on suit la levée du corps.
Dans la chambre obscure les enfants pleuraient.
Devant les icônes le cierge avait fondu.
Sur tes lèvres le froid d’une médaille.
Je n’oublierai pas la sueur de la mort sur ton front.
Moi, comme les femmes des strelits,
Je hurlerai sous les tours du Kremlin.

extrait de Requiem, Anna Akhmatova.

Clamence 20/03/2011 @ 19:01:45
"Tu me disais"

Tu me disais : Ma femme est belle comme l’aube
Qui monte sur la mer du côté de Capri
Tu me disais : Ma femme est douce comme l’eau
Qui poudre aux yeux mi-clos de la biche dormante
Tu me disais : Ma femme est fraîche comme l’herbe
Qu’on mâche sous l’étoile au premier rendez-vous
Tu me disais : Ma femme est simple comme celle
Qui perdant sa pantoufle y gagna son bonheur
Tu me disais : Ma femme est bonne comme l’aile
Que Musset glorifia dans sa nuit du printemps

Tu me disais aussi : Ma femme est plus étrange
Que la vierge qui fuit derrière sa blancheur
Et ne livre à l’époux qu’un fantôme adorable
Tu me disais encore : Je voudrais lui écrire
Qu’il n’est pas une aurore où je n’ai salué
Son image tremblant dans le creux de mes mains
Tu me disais encore : Je voudrais la chanter
Avec des mots volés dans le cœur des poètes
Qui sont morts en taisant la merveille entendue

Tu me disais enfin : Je voudrais revenir
Près d’elle à l’improviste une nuit où le songe
Peut-être insinuerait que je ne serais plus
Tu es mort camarade
Atrocement dans les supplices
Ta bouche souriant au fabuleux amour

Buchenwald, 15 mai 1944-17 mai 1945.

André Verdet.

Clamence 20/03/2011 @ 19:03:05
Jamais je ne pourrai


16. Jamais jamais je ne pourrai, Claude Roy
Jamais jamais je ne pourrai dormir tranquille aussi longtemps que d'autres n'auront pas le sommeil et l'abri
ni jamais vivre de bon cœur tant qu'il faudra que d'autres meurent qui ne savent pas pourquoi
J'ai mal au cœur mal à la terre mal au présent
Le poète n'est pas celui qui dit Je n'y suis pour personne
Le poète dit J'y suis pour tout le monde
Ne frappez pas avant d'entrer
Vous êtes déjà là
Qui vous frappe me frappe
J'en vois de toutes les couleurs
J'y suis pour tout le monde
Pour ceux qui meurent parce que les juifs il faut les tuer
pour ceux qui meurent parce que les jaunes cette race-là c'est fait pour être exterminé
pour ceux qui saignent parce que ces gens-là ça ne comprend que la trique
pour ceux qui triment parce que les pauvres c'est fait pour travailler
pour ceux qui pleurent parce que s'ils ont des yeux eh bien c'est pour pleurer
pour ceux qui meurent parce que les rouges ne sont pas de bons Français
pour ceux qui paient les pots cassés du Profit et du mépris des hommes

DEPECHE AFP DE SAIGON DE NOTRE CORRESPONDANT PARTICULIER SUR LE FRONT DE COREE L’AGENCE REUTER MANDE DE MALAISIE LE QUARTIER GENERAL DES FORCES ARMEES COMMUNIQUE LE TRIBUNAL MILITAIRE SIEGEANT A HUIS-CLOS DE NOTRE ENVOYE SPECIAL A ATHENES LES MILIEUX BIEN INFORMES DE MADRID

Mon amour ma clarté ma mouette mon long cours
Depuis dix ans je t'aime et par toi recommence
Me change et me défait m'accrois et me libère
Mon amour mon pensif et mon rieur ombrage
En t'aimant j'ouvre grand les portes de la vie
Et parce que je t'aime je dis
"Il ne s’agit plus de comprendre le monde il faut le transformer"
Je te tiens par la main
La main de tous les hommes.

Claude Roy.

Nance
avatar 21/03/2011 @ 15:46:04
LA MUSIQUE
Charles Baudelaire

La musique souvent me prend comme une mer !
Vers ma pâle étoile,
Sous un plafond de brume ou dans un vaste éther,
Je mets à la voile
La poitrine en avant et les poumons gonflés
Comme de la toile,
J'escalade le dos des flots amoncelés
Que la nuit me voile ;
Je sens vibrer en moi toutes les passions
D'un vaisseau qui souffre ;
Le bon vent, la tempête et ses convulsions
Sur l'immense gouffre
Me bercent. D'autres fois, calme plat, grand miroir
De mon désespoir !

Pieronnelle

avatar 24/03/2011 @ 19:52:52
Il faut admirer tout pour s'exalter soi-même
Et se dresser plus haut que ceux qui ont vécu
De coupable souffrance et de désirs vaincus :
L'âpre réalité formidable et suprême
Distille une assez rouge et tonique liqueur
Pour s'en griser la tête et s'en brûler le coeur.

Oh clair et pur froment d'où l'on chasse l'ivraie !
Flamme nette, choisie entre mille flambeaux
D'un légendaire éclat, mais d'un prestige faux !
Dites, marquer son pas dans l'existence vraie,
Par un chemin ardu vers un lointain accueil,
N'ayant d'autre arme au front que son lucide orgueil !

Marcher dans sa fierté et dans sa confiance,
Droit à l'obstacle, avec l'espoir très entêté
De le réduire, à coup précis de volonté,
D'intelligence prompte ou d'ample patience
Et de sentir croître et grandir le sentiment
D'être, de jour en jour, plus fort, superbement.

Aimer avec ferveur soi-même en tous les autres
Qui s'exaltent de même en de mêmes combats
Vers le même avenir dont on entend le pas ;
Aimer leur coeur et leur cerveau pareils aux vôtres
Parce qu'ils ont souffert, en des jours noirs et fous,
Même angoisse, même affre et même deuil que nous.

Et s'enivrer si fort de l'humaine bataille
- Pâle et flottant reflet des monstrueux assauts
Ou des groupements d'or des étoiles, là-haut -
Qu'on vit en tout ce qui agit, lutte ou tressaille
Et qu'on accepte avidement, le coeur ouvert,
L'âpre et terrible loi qui régit l'univers.

"La vie" Emile Verhaeren

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