D'un fragment l'autre de Jean Baudrillard, François L'Yvonnet

D'un fragment l'autre de Jean Baudrillard, François L'Yvonnet

Catégorie(s) : Sciences humaines et exactes => Philosophie

Critiqué par Kinbote, le 1 mai 2005 (Jumet, Inscrit le 18 mars 2001, 65 ans)
La note : 7 étoiles
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Penseur sans filet

Sous le signe du fragment, Jean Baudrillard laisse libre cours à sa parole pour faire le procès de la réalité objective et de l’art contemporain et nous entretenir de ses sujets de prédilection : les stratégies fatales, la séduction et les apparences, la pratique de la photo ou encore la religion du bonheur, le règne de l’image, l’impératif de performance et d’immédiateté. Il indique les penseurs qui l’ont marqué : Nietzsche, Artaud, Bataille, Walter Benjamin ou Roland Barthes en rappelant qu’il ne faut pas s’arrêter aux vieilles admirations mais qu’il faut rester à l’affût des pensées nouvelles qui disent parfois le monde plus vite qu’il ne se passe.
Il dit qu’il n’aime pas à s’embarrasser de citations pour cautionner ses propres concepts et qu’il est resté en quelque sorte fidèle à l’inculture de ses parents, ce qui lui a valu ce statut en marge des penseurs reconnus, universitaires : « La culture, c’est en prime, c’est quelque chose qu’on doit pouvoir rejeter, liquider, s’en passer. Autre chose est en jeu. »
Il rappelle ce principe de délicatesse scrupuleuse de Kierkegaard auquel il a souscrit: « Que celui qui parle de lui ne dise jamais tout le vrai, qu’il le garde en secret et n’en livre que des fragments. »

Voici quelques extraits :
« Le crime parfait, c’est le meurtre de la réalité, mais bien plus encore le meurtre de l’illusion. Il ne sera plus jamais donné de revenir à l’idée d’un monde ambigu et indéchiffrable, il sera totalement déchiffré. C’est la réalité intégrale qui, selon moi, est parfaitement insupportable. »

« L’écran est une surface en forme d’abîme, et non de miroir, quelque chose dans lequel on perd son image et tout imagination. Le choix est difficile à faire, car on est assigné à cette prolifération des images, au devenir-image du monde à travers les écrans, au devenir-image de notre univers, à la conversion de tout en image. Or, là où tout est image, il n’y a plus d’image, plus d’image comme illusion, comme exception, comme scène, comme singularité, comme univers parallèle. On peut faire sans doute la même analyse pour la musique... »

« Si on veut revenir au plus près de l’essence d’un objet esthétique, là où il y a une perception esthétique des choses, il faut soustraire, toujours soustraire. Il faut soustraire tout ce qui se surajoute en termes de temps, de mouvement, d’histoire, de sens, de signification, qui fait que le génie propre de l’image est effacé, en tout cas masqué. »

« Il y a une espèce de visibilité forcée, l’art entre alors dans le même champ que les médias, que la publicité : il ne s’en distingue plus. Peut-on encore parler d’art ? (...) Les concepts de performance et d’information ont tué le concept de forme si on peut dire... »

Enfin ce dernier fragment, écrit en 2001 et qui colle toujours parfaitement à l’actualité de ces derniers mois...
« Repentir et récrimination , c’est le même mouvement : la récrimination, c’est revenir sur le crime pour en corriger la trajectoire et les effets. C’est ce que nous faisons en revenant sur toute notre histoire, sur l’histoire criminelle de l’espèce humaine, pour faire dès maintenant pénitence dans l’attente du Jugement dernier. Car Dieu est mort, mais son jugement demeure (...) Dès lors nous n’en finirons plus de rembourser, de racheter, de réhabiliter et nous n’aurons fait qu’ajouter à l’exploitation sauvage l’absolution hypocrite du travail de deuil, nous n’aurons fait que transformer, par la compassion, le mal en malheur. (...) Cette compassion rétrospective, cette conversion du mal en malheur est la plus belle industrie du XXème siècle (...) Transcrire le mal en malheur, puis transcrire le malheur en valeur marchande, spectaculaire le plus souvent avec la complicité ou l’assentiment de la victime elle-même. »

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