La nuit d'obsidienne de François Emmanuel

La nuit d'obsidienne de François Emmanuel

Catégorie(s) : Littérature => Francophone

Critiqué par Lucien, le 11 avril 2005 (Inscrit le 13 mars 2001, 69 ans)
La note : 8 étoiles
Moyenne des notes : 9 étoiles (basée sur 2 avis)
Cote pondérée : 6 étoiles (23 201ème position).
Visites : 4 842  (depuis Novembre 2007)

L'écume des choses.

"La nuit d’obsidienne" plonge dans une atmosphère mystérieuse voire fantastique qui n’est pas sans évoquer le Julien Gracq du "Rivage des Syrtes".

Sa structure actantielle est celle d’un conte classique, avec une quête, une mission à réaliser par un héros investi par un destinateur.
Pierre Ansalem est ce destinateur, archéologue, « vieil homme presque aveugle » (sorte de devin à l’antique), fasciné par la mort et les transmutations, particulièrement par ces rites funéraires d’un autre âge qu’il a découverts dans une île de l’Archipel Nord : corps livrés à la voracité des orfraies, grands aigles blancs de deux mètres d’envergure, os ensuite brûlés, concassés, effacés pour permettre la renaissance de l’âme « de ce côté-ci de la mer ».
Ansalem, qui ne peut plus voyager, envoie le narrateur, qui est médecin, vers l’île coupée en deux par « l’Histoire avec sa grande hache » : entre la partie ancienne où restent des vestiges du cérémonial mortuaire ancestral et la partie moderne défigurée par un terminal pétrolier, une sourde rivalité s’est installée, au point que des soldats patrouillent l’île, chargés d’éviter les attentats contre le terminal.
La mission du narrateur se développera dans trois parties successives dont chacune sera centrée sur une femme : Jana, Inge, Ann.

Auprès de Jana, le narrateur entendra parler de Singa, l’enfant oiseau, et surtout d’Elie, qu’il a l’impression de devoir remplacer en tant que médecin, et sur la disparition duquel plane un mystère. Cet Elie qui guérissait par l’apposition des mains, ce que croit comprendre le narrateur auprès des malades qu’il soigne : femme à la jambe blessée, vieil instituteur qui étouffe, jeune fille qui saigne…

Avec Inge, le narrateur entre dans la maison de l’empailleur d’oiseaux, vieillard presque aveugle lui aussi mais voyant, chamane, habité par un double langage : « Les événements sont l’écume des choses. » Puis c’est la traversée d’une étrange nuit striée de coups de feu, de va-et-vient, de menaces. «J’avais peut-être tout rêvé. Je tombai dans un sommeil noir. » Tout rêvé ? Au matin, Inge emmène le narrateur extraire une balle logée dans la jambe de Sinn, le porcher, le porteur de Singa, tandis que les soldats rôdent…

Et les nuits succèdent aux nuits. Et l’hiver. Et la neige.
Comme toujours chez François Emmanuel, les limites se brouillent : le narrateur médecin sombre dans la maladie, une fièvre hantée de mauvais rêves dont semble le délivrer l’arrivée d’Ann, la fille de Pierre Ansalem. Mais la peur est la plus forte, l’angoisse nocturne, profonde, la vieille angoisse humaine comme dans les contes noirs de Maupassant : « et que c’était cela la peur, la peur qu’on ne comprend pas. Sur son visage, le mélange de contemplation et d’épouvante me fit craindre qu’elle devînt folle. »
Ann, comme l’île, hantée par un souvenir obsédant. La lapidation d’Elie ? Ou un vide plus profond, plus ancien, qui la pousse à l’automutilation (un thème récurrent chez François Emmanuel) ? L’île ou la femme comme mystère originel, le mystère de cette « Nuit d’Obsidienne » où l’on se perd et se « confond à l’autre dans la chaîne ininterrompue des destins emmaillés, des morts mêlées aux naissances, des aubes aux crépuscules, le sang de l’un présageant celui de l’autre dans le ciel qui nous couvre et ne nous délaisse jamais… »
L’amour, peut-être, fournirait la solution, le remède, à tout le moins l’apaisement. L’union des corps, fiévreuse et belle, comme un retour éphémère à l’unité originelle, tentation à laquelle céderont Ann et le narrateur dans une nouvelle ambiguïté : « Vous êtes mon amour et la fin de mon amour » ; « Je t’aime, je te tue » (on songe à "Hiroshima, mon amour" : « Tu me tues, tu me fais du bien »…)

La nuit d’obsidienne se ferme sur un dénouement ouvert et sibyllin où mort et vie se nouent, s’emmêlent, où le crépuscule rejoint l’aube, où la naissance n’est peut-être qu’un rêve.

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De François Emmanuel à Tarkovski

9 étoiles

Critique de Sahkti (Genève, Inscrite le 17 avril 2004, 50 ans) - 27 avril 2006

Ce roman de François Emmanuel, initialement sorti aux Eperonniers en 1992, a été publié, dans une version revue et corrigée par l'auteur, aux Editions Labor en 2002. Avec, en prime et c'est un beau cadeau, une lecture très intéressante de cette oeuvre par Carmelo Virone. Qui présente une analyse personnelle de l'oeuvre, notamment le découpage du récit en trois chapitres portant prénom de femme ou encore la séparation ténue entre oeuvre romanesque et conte initiatique. Un regard enrichissant sur un texte étrange et je trouve pertinent ce rapprochement opéré par Virone entre "La nuit d'obsidienne" et le film "Stalker" de Tarkovski, évoqué par François Emmanuel en exergue du récit "Dans la lumière d'Andrei Tarkovski". On retrouve parfaitement dans ce roman l'ambiance étrange, un peu lourde et écrasante, de l'oeuvre du cinéaste russe, en particulier lorsque les hommes arrivent dans la Zone et y progressent à petits pas, au milieu d'un territoire dévasté. Une terre ravagée, c'est ce que représente l'île imaginaire de François Emmanuel, territoire rayé des cartes officielles pour cause de manoeuvres militaires secrètes, île sur laquelle vivent encore des gens, meurtris et terrorisés, obligés de passer d'un coin à l'autre, en pleine nuit la peur au ventre. Une île mystérieuse où la mort épouse la naissance et vice-versa dans un rituel cyclique de sept ans. Le poids de cette tradition hante encore les esprits et chacun y trouve son compte de frayeur mais aussi d'espoir.
Dans son analyse, Carmelo Virone cite Synge et ses textes sur les îles d'Aran. on pourrait également suggérer les îles Blaskett, vidées de leur substance humaine par un gouvernement irlandais qui estimait que les conditions de survie sur ces terres n'étaient plus acceptables pour ses habitants.
L'île de François Emmanuel fait naître la crainte et aussi un profond attachement pour cette zone à laquelle s'accroche déseséprément une poignée d'habitants. Elle dégage une aura particulière, suffisamment forte, pour provoquer la mort et une nouvelle naissance dans l'esprit du narrateur. Ce dernier revient de son voyage radicalement transformé, hanté par le poids des silences et des fantômes, devenu "un corps vide avec d'immenses réserves de souffle".
Un texte puissant que j'ai beaucoup aimé, pour sa gravité, pour cette communion avec une terre quasi disparue, pour la charge lourde, presque insurmontable, d'un passé de traditions qui empêche d'avancer tout en permettant de survivre.

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